• Chapitre 18

    7 décembre 2057

     

    À 5h, Mary-Anne sortit d’un sommeil agité, fébrile et la gorge encore serrée de rage autant que de chagrin.

    Il avait osé. Elle ne l’avait pas appelé mais il était venu, rompant sa promesse. Il n’était pas seul. Ses cinq acolytes l’avaient accompagné, envahissant son rêve sans vergogne. En silence, comme ils l’avaient fait en Bretagne, ils avaient formé le cercle autour d’elle puis, immobiles, l’avaient fixée tristement réprobateurs. Bien en vue, le pendentif, signe de leur appartenance à ce mouvement honni, luisait d’un éclat plus que jamais maléfique. Comme les autres fois, ils étaient apparus dans cette espèce de no man’s land fait de néant et de silence, auréolés de brume bleue. Elle était au milieu d’eux, accusée par leurs six regards pointés sur elle. Malgré elle, ses mains s’étaient tendues vers Hawk. Ses sens endormis s’enflammaient à sa vue. Mais elles n’avaient rencontré que le vide. Lui non plus ne pouvait la toucher. Ses poings serrés témoignaient de l’intensité de sa frustration.

    - Partez ! Avait-elle crié aux six apparitions.

    Mais c’est à « lui » surtout qu’elle s’adressait. Et c’est lui seul qui avait d’abord parlé. Ses traits étaient crispés comme s’il avait cherché à contenir sa colère. Ou…sa douleur ? Les bras le long du corps, paumes tournées vers elle en signe d’impuissance et de reddition, il avait supplié.

    - Ne fais pas ça Mary, ne nous fais pas çà, ne m’abandonne pas, j’ai besoin de toi ! Je t’aime et quoi que tu en dises, toi aussi tu m’aimes, alors par pitié ne laisse pas la haine et l’incompréhension l’emporter !

    - Que ne dois-je pas faire ? Avait-elle demandé mais il avait soudainement disparu sans lui répondre.

    Seuls les cinq autres étaient restés encore quelques secondes, immenses, accusateurs avant de se dissoudre à leur tour dans le néant. Ce ne fut qu’alors que leurs cinq voix à l’unisson résonnèrent dans sa tête, comme en écho :

    « Il a besoin de toi… La Roue a besoin de toi… Besoin de toi… »

    Elle se réveilla, tremblante, un sentiment de désespoir âpre et profond fiché dans le cœur. Le sien ou celui du Faucon blessé ? Elle ne comprit le sens caché de ce rêve que bien plus tard dans la journée.

    À 9h, Hubert était là, ponctuel, impeccable d’élégance dans son costume gris souris, un œillet blanc à la boutonnière. Comme prévu, ils se rendaient ensemble à la cérémonie civile qui devait se dérouler à l’Hôtel de ville de Lille, devant un cercle restreint de participants. Pour la circonstance, elle avait revêtu un chaud tailleur en lainage mordoré assorti d’une ample cape qu’elle avait fermée avec la broche en émeraudes que lui avait offerte son cavalier

    En matière de mariage, comme pour beaucoup d’autres institutions, les choses n’avaient pas beaucoup changé. Que ce soit pour se « pacser » ou pour convoler en justes noces, le passage devant monsieur le maire était toujours de rigueur. Celui de la mégapole lilloise, ami du marié, très jeune et récemment élu par son conseil municipal, allait se faire un plaisir de lire aux deux héros du jour, les articles du Code Civil Universel concernant les droits et devoirs mutuels des époux.

    César-Auguste Flandrin, premier magistrat, était élu pour sept ans. Comme ses confrères, après ces sept années, il ne pourrait briguer un nouveau mandat avant sept autres années.

    Cela lui laisserait le temps de méditer sur ses erreurs et de peaufiner un autre programme s’il se décidait, après ce long délai, à se présenter une deuxième fois au suffrage des électeurs. Cela impliquait aussi que non seulement durant son mandat mais également pendant les sept années sabbatiques forcées, il demeure à la hauteur de leur confiance, ou qu’il travaille d’arrache- pied à la regagner. Il y avait d’ailleurs fort à parier qu’il repasserait haut la main, non seulement César-Auguste était un excellent gestionnaire mais encore, il était très proche de ses administrés.

    À 10h30, entourés de leur famille, de leurs témoins et de quelques amis intimes, Surprise et Alexeï étaient déclarés mari et femme devant la société. Côte à côte, Mary et Hubert sacrifiaient à l’incontournable séance de signature du registre, sous le regard scrutateur d’Ophélia.

    Arrivée la veille, cette dernière avait décommandé l’hôtel. Les parents de la mariée lui avaient en effet offert une chambre chez eux pour la durée de son séjour. Elle n’était pas revenue à Lille depuis qu’elle avait émigré en Provence après le décès de son mari et ses vieux amis n’étaient que trop heureux de pouvoir évoquer avec elle les bons souvenirs d’autrefois. En comparaison, les retrouvailles mère-fille avaient manqué de chaleur.

    Hubert et Mary étaient allés la chercher ensemble à la gare. Cette première rencontre avec le soupirant de sa fille avait été marquée par la froideur. Un round d’observation qui n’augurait rien de bon entre eux.

    Elle n’était restée à l’appartement que le temps d’en faire le tour et de s’extasier de manière un peu trop convenue pour être sincère, des changements apportés à la déco et du côté pratique des lieux.

    Elle avait passé quelques minutes dans la chambre de Mary, afin, avait-elle dit, de profiter de la salle de bain attenante pour se rafraîchir un peu et changer de vêtements avant de se rendre à l’invitation des Moret-Montarel pour la soirée. Puis elle avait consenti à boire un café et à grignoter quelques gâteaux. Après quoi elle avait prétexté la fatigue du voyage pour prendre congé. En vérité, elle se sentait extrêmement mal à l’aise en présence de l’architecte qu’elle soupçonnait d’être l’amant de sa fille. Soupçons encore renforcés par la scène qu’elle surprit à la sortie de la mairie.

    Prenant dans la sienne la main de sa cavalière, Hubert lui dit :

    - Tu te rends compte, Anne, ce pourrait être nous !

    Il mijotait cette idée depuis quelques jours déjà, Mary le savait pertinemment mais pourquoi fallait-il qu’il ait justement choisi le mariage de sa meilleure amie pour se déclarer aussi ouvertement ? Et en présence de sa mère qui plus est ! À voir son air, elle devinait ce que Félie pensait sans avoir besoin de lire en elle ! Plus que contrariée ou déçue elle était en colère !

    - Hubert… Interrompit-elle le jeune homme avant qu’il ne fasse la déclaration qui lui brûlait la langue. Mais il ne pouvait plus reculer maintenant qu’il avait commencé.

    - Je t’en prie Anne, ne me réponds pas tout de suite, réfléchis !

    - Hubert…

    - Tu sais que je t’aime n’est-ce-pas ? Je saurai te rendre heureuse, épouse moi !

    Elle regarda sa mère qui avait pâli et dont les yeux s’accrochaient aux siens, suppliants. Elle répondit de but en blanc, comme pour la défier :

    - Je te donnerai ma réponse ce soir !

    Tout comme Félie, il en demeura muet de saisissement. Il ne savait quel serait le verdict mais il fut soudain empli d’espoir. Il osa alors ce qu’il n’avait encore jamais osé, il la prit dans ses bras la serrant à l’étouffer. Puis il se pencha sur elle et sans lui laisser le temps de réagir, l’embrassa, forçant sa bouche avec détermination. Presque pâmée, elle ferma les yeux. Mettant son abandon sur le compte de la passion, il approfondit son baiser. Elle n’avait qu’une envie pourtant, celle de s’arracher à lui. Malgré elle, son cœur déchiré en appelait un autre alors elle céda, s’obligeant à consentir à son étreinte pour continuer à donner le change, laissant sa mère effondrée sous le choc.

    Les mariés eux aussi, avait surpris le fougueux enlacement de leurs deux amis. Déjà, ils échafaudaient mille projets. Mary entendit quelques applaudissements. Tandis qu’elle s’écartait vivement, étourdie et rose de confusion, elle les « entendit ». Ils pensaient tous : « Un autre mariage en perspective ! »

    Elle capta aussi un « Non ! » désespéré. Sa mère sans doute ! Ou quelqu’un d’autre ?

    À 16h, ils étaient tous réunis dans la nef de l’immense cathédrale dont la flèche dressée vers le ciel gris, presque blanc de ce début décembre, dominait la partie neuve de la tentaculaire cité nordique dont Roubaix, Tourcoing et bien d’autres villes proches avaient été phagocytées, devenant de simples quartiers de Lille ou au mieux, des arrondissements à l’égal de ceux de Paris. Cette haute et imposante bâtisse, résolument moderne dont les murs de pierre blanche s’illuminaient de vitraux multicolores, était l’une des nombreuses « Maisons de Dieu » érigées depuis une dizaine d’années, témoignages de la foi des disciples de la NÉO, Nouvelle Église Œcuménique, qui rassemblait en son sein la majorité des croyants de la chrétienté à travers le monde unis sous la même divine bannière.

    Les deux familles avaient fait les choses en grande pompe. La cérémonie religieuse fut magnifique. Pourtant vaste, la cathédrale était pleine à craquer. À croire que tous le peuple lillois avait reçu une invitation. La notoriété d’Alexeï y était pour beaucoup. Une grande partie des membres de sa nombreuse famille, était venue tout exprès de Russie ainsi que des tas de collègues des quatre coins du monde.

    Quant aux Moret-Montarel, ils étaient nés à Lille où ils avaient, eux aussi, une foule d’amis et de connaissances. Le père de Surprise était un chef d’entreprise très estimé. Il avait en son temps, repris les filatures moribondes, avait investi pour cela tout son capital et les avait remises sur pieds à force de persévérance et d’acharnement. En pleine période troublée, alors que tant de chômeurs crevaient de faim, lui n’avait pas renoncé. Ni les guerres civiles qui endeuillaient le pays, ni la peste ni le choléra ne le firent capituler. Il embaucha, travailla avec ses ouvriers, sua sang et eau avec eux et parvint au bout de dix ans à faire revivre sa région en requinquant l’industrie textile du Nord, une vieille dame depuis si longtemps abandonnée. Beaucoup de braves gens lui devaient une fière chandelle. Aujourd’hui, ils étaient tous là pour voir le « patron » marier sa fille.

    On vit sortir plus d’un mouchoir quand le jeune couple ému échangea promesses et anneaux dans un silence recueilli.

    À la sortie, le parvis était noir de monde, les flashes crépitaient, le riz et les pétales de roses volèrent sur les mariés tandis que les « Hourras ! » fusaient. Pour couronner le tout, alors que les cloches carillonnaient à la volée, la première neige annonciatrice de l’hiver proche commença à tomber sur l’assemblée.

    « Heureux présage » Entendit Mary près d’elle. Et chacun y alla de sa sentence.

    « Mariage de décembre, bonheur dans la chambre ! » Prononça une charmante vieille tante d’Alexeï, chamarrée comme une perruche.

    « Le Bon dieu sème des plumes sur la nuit de noce, c’est bon signe ! » Ajouta une autre dame, avec un accent russe à couper au couteau. Celle-là était coiffée d’un gigantesque chapeau à fleurs tout à fait hors-saison et surtout totalement anachronique. Hubert étouffa un fou-rire.

    - La première, c’est Natalia Andrevskaïa, la sœur aînée du père d’Alex, la deuxième c’est Evguénia Lermontovna, sa marraine. Lui apprit son cavalier. Originales non ?

    Elle n’eut pas le temps de répondre. Quelque chose d’odorant, de saupoudré de neige, vola dans les airs et dans sa direction. Elle tendit instinctivement les mains pour l’attraper. Surprise venait de lancer son bouquet…

    - Encore un heureux présage ! Ajouta Hubert, si j’en crois la tradition, tu es la prochaine mariée !

    - Peut-être. Répondit-elle, confuse de voir tous les regards braqués sur elle.

    Sur le beau couple qu’elle formait avec lui surtout ! Et cette réflexion là, elle n’eut pas besoin de l’entendre de vive voix autour d’elle pour savoir que les jeunes mariés eux, en se regardant heureux, l’exprimaient tout aussi clairement dans leur tête. C’est à ce moment précis qu’elle réentendit : « Non! » Certaine cette fois d’avoir reconnu la voix angoissée de Hawk. Son cœur se mit à saigner. Elle retenait ses larmes mais Hubert, perspicace, remarqua son trouble qu’il s’empressa d’attribuer à l’émotion du moment. Sa jolie compagne voyait sa meilleure amie mariée. Il se doutait qu’elle pensait probablement à « l’autre ». La colère le gagnait. Il rêvait de casser la gueule de ce salaud qui avait encore le pouvoir de la faire souffrir.

    En l’accompagnant à la calèche fleurie qui allait les amener jusqu’à l’Universalis où se tenaient le vin d’honneur suivi des agapes, il se demanda si elle enviait Surprise, princesse d’un jour dans son rêve de robe immaculée, protégée du froid par un nuage de fourrure synthétique blanche. En l’admirant, sublime dans son fourreau de soie émeraude, les épaules couvertes d’une large étole de lainage de la même couleur, le bouquet de Surprise à la main, il se disait qu’à son bras, elle serait une mariée parfaite, encore plus belle que son amie pourtant époustouflante. Il la fit asseoir près de lui et garda un bras possessif autour de ses épaules durant tout le trajet.

    Oh oui ! Mary enviait Surprise mais ce n’est guère auprès de son cavalier amoureux qu’elle se voyait. Durant quelques instants, le regard émerveillé posé sur elle n’avait plus été celui d’Hubert mais celui très intense d’un homme grand, brun, aux yeux bleus, si bleus…qui lui murmurait à l’oreille : « Tu es si belle ma sirène ! »

    Elle sortit de ce songe éveillé. C’était la voix d’Hubert qui poursuivait :

    - Si belle ! Toi aussi tu seras une mariée fabuleuse !

    Elle sursauta.

    - Je t'en prie ! Ne m’appelle pas ainsi ! Ne put-elle s’empêcher de lui dire.

    Il accusa le coup et se tut. Elle n’eut pas le cœur de lui mentir une nouvelle fois.

    - Il m’appelait ainsi tu comprends ! S’excusa-t-elle. Toi, tu es le seul à m’appeler Anne. Aide-moi à l’oublier Hubert !

    - Je te le promets Anne ! Murmura-t-il un peu consolé.

    Ils ne dirent plus un mot jusqu’à l’Universalis, tandis que le long cortège, la calèche nuptiale en tête, croulant sous les fleurs, s’ébranlait lentement et traversait la ville neuve sous les vivats des badauds, accompagné par le joyeux tintamarre des balalaïkas et par les trilles folles des violons tziganes. On avait fait venir des musiciens de « là-bas » Pour le mariage du « petit ».

     

    19h… Chacun s’empressait autour des heureux époux. Illuminée de l’intérieur, Surprise souriait, se laissant féliciter et embrasser avec cet air de pur ravissement qui ne l’avait pas quittée depuis la mairie. Mary avait été la première à le faire.

    - Tu seras heureuse toi aussi ma chérie ! Il te suffit de faire le bon choix !

    Avait lâché son amie tout en jetant un regard entendu vers Hubert qui était en train de congratuler Alexeï.

    - Je sais ce que tu penses petite rouée !

    - Tu ne peux y couper Mary ! C’est la coutume, celle qui reçoit le bouquet est la prochaine !

    - Tu as triché ! Tu me l’as lancé délibérément !

    - C’est vrai ! J’ai décidé de donner un petit coup de pouce au hasard !

    - Tu vas trop vite en besogne madame Andrevski !

    - Qui vivra verra…Tu sais, madame du Mercy de Combarant t'irait aussi bien que me va madame Andrevski  !

    Puis la radieuse jeune mariée s’était éloignée sans lui laisser le temps de répondre et s'était dirigée vers Félie qui se tenait à l’écart, silencieuse, visiblement absente de la fête, tandis qu’elle-même rejoignait Hubert.

    Sa mère…Elles s’étaient à peine vues depuis son arrivée. Elles n’avaient pas d’avantage parlé. La présence d’Hubert à ses côtés la gênait manifestement et Mary savait pourquoi. À travers la salle bondée, elle sentait le regard empli de reproche et d’amertume que Félie appuyait sur leur couple. Comme s’il avait été illégitime ! Quand vint le moment de passer à table, elle fut heureuse d’être assise loin d’elle. Qu’importe de toute façon, elle n’avait rien à lui dire. Pas besoin de se parler d’ailleurs ! En dépit de la distance entre elles, elle captait sans mal sa tristesse et elle aussi en souffrait en silence.

    Entre les plats aussi variés que raffinés, l’orchestre en grande tenue de soirée, jouait de la musique que les plus jeunes jugeaient antédiluvienne : des valses, des tangos ou encore de bons vieux slows propices aux amoureux, le tout entrecoupé par la musique enlevée ou nostalgique du folklore russe interprétée avec brio par les musiciens commandités par la famille Andrevski. Aucun de ces rythmes endiablés, syncopés, métalliques, synthétiques et trop bruyants qui étaient l’apanage des boîtes de cette deuxième moitié du XXIe siècle, n’avait sa place ici.

    Ce furent les mariés qui ouvrirent le bal au son d’une valse lente et surannée. Hubert saisit l’occasion pour entraîner sa cavalière à leur suite.

    Il s’enivrait de ces précieux instants durant lesquels il la tenait consentante entre ses bras. Elle s’abandonnait ravie au plaisir de la danse.

    Chaussée de ballerines pour la circonstance - elle voulait se sentir petite face à son cavalier - elle glissait légère sur la piste de marbre blanc.

    - Tu danses comme une déesse, tes pieds semblent à peine toucher le sol ! S’extasia le jeune homme ébloui.

    - Tu n’es pas mal non plus beau prince ! Ah ! J’adore la valse !

    - Anne, je …

    - Pas maintenant, je t’en prie !

    Elle percevait les mots d’amour qu’il voulait lui dire. Il n’avait plus aucune certitude depuis son baiser volé aussi attendait-il sa décision le cœur étreint d’angoisse

    Elle n’avait plus beaucoup de temps !

     

    Minuit… La fête battait son plein. Elle avait dansé comme une folle, oublieuse de tout, ivre de vin et de musique. Elle avait été de toutes les farandoles, était passée de bras en bras, indifférente à qui l’emportait dans le tourbillon.

    C’était l’heure des toasts aux mariés. Chacun y alla de son petit discours, drôle ou solennel. Son tour était venu. Elle se leva, un peu vacillante, elle avait trop bu, le champagne la rendait euphorique. Assis près d’elle, Hubert qu’elle avait souvent délaissé, ne savait plus où il en était et arborait une mine défaite. Elle vit sa mère se tendre, attentive…

    Il était temps. Elle porta son verre à hauteur des lèvres et prononça sentencieuse :

    - La coupe est pleine, il faut la boire !

    Ces paroles énigmatiques, prononcées d’un ton grave, captivèrent l’auditoire qui se tut, attendant la suite. Félie tressaillit, joignant les mains en un geste dérisoire de prière. De toute évidence, au contraire des autres, elle savait ce que sa fille allait dire.

    Mary ferma les yeux, se rassembla pour ne pas faillir… Ne pas défaillir. Elle reprit :

    - Surprise, Alexeï, mes chers amis, je bois à votre bonheur ! Que votre vie d’amour soit longue, prospère et féconde…

    En elle, une voix trop connue que le chagrin déformait cria une nouvelle fois :

    « Non ! ».

    Sa main trembla, crispée sur le pied fragile de la coupe débordante, son cœur saignait mais elle se contraignit à poursuivre :

    - Merci à tous deux de m’avoir présenté l’homme que j’accepte d’épouser ainsi qu’il me l’a demandé ce matin même !

    Dans le silence absolu et stupéfait qui suivit sa déclaration, elle entendit le cri étranglé de sa mère, vite étouffé par un tonnerre d’applaudissements et de vivats. Elle sentit un vent de panique se lever en elle à l’idée de ce qu’elle était en train de faire…Elle en frissonna d’appréhension en abaissant son regard vers Hubert, toujours assis, estomaqué, encore incrédule. Il se mit enfin debout, planta ses yeux dans les siens, y guettant une confirmation. Elle lui sourit.

    - Oui ! Chuchota-t-elle rien que pour lui après cette intempestive déclaration publique.

    Fou de joie, oublieux du verre qu’elle tenait encore à la main, il l’attira vers lui, les éclaboussant tous deux de champagne.

    - Et bien ! Ça s’arrose ! S’esclaffa-t-elle, faussement enjouée puis, résignée, elle vida ce qu’il restait de sa coupe d’un seul trait.

    « Adieu Hawk ! » Pensa-t-elle tristement et bien malgré elle puis elle se boucha intérieurement les oreilles pour ne plus entendre son hurlement de rage et de désespoir.

    - Un baiser ! Un baiser ! Scandaient les mariés et leurs invités en délire.

    - Anne mon amour, je peux ?

    - Bien sûr ! Permit-elle.

    Un autre l’avait appelée ainsi « Mon amour ! » Faisant alors vibrer son cœur et son corps d’une façon… À quoi bon revenir sur cet épisode ! Elle n’avait pas voulu de lui, la passion n’était pas pour elle. Hubert était là, présent, solide et tellement rassurant ! Plein d’espoir et d’ardeur contenue, il attendait le baiser qui allait officialiser leur avenir commun.

    Elle lui passa les bras autour du cou et lui tendit les lèvres. Alors, heureux, fou d’amour, il se pencha, prenant la bouche offerte. Son baiser, dévorant, profond, la laissa pantelante…de déception !

    Rien !

    Elle n’avait rien ressenti si ce n’est de la gêne et de l’inconfort à être ainsi « investie ». Il ne fallait pas qu’il sache. Elle resserra l’étreinte de ses mains sur sa nuque et se pressa encore plus étroitement contre le corps consumé de désir d’Hubert au risque de paraître indécente à tous ces gens qui les regardaient. Ce fut elle cette fois qui l’embrassa, jouant à merveille la promise la plus éprise qui soit.

    Sa décision était prise, elle s’y tiendrait quoi qu’il lui en coûte. Cet homme l’aimait, il méritait son amour. Elle apprendrait à l’aimer en retour, quitte à y passer sa vie et même à y perdre son âme car elle pressentait qu’il était bien capable, à force de tendresse, de colmater la brèche que son rival avait ouverte en son cœur.

    Quand ils reprirent enfin pied sous les regards amusés de l’assemblée, Félie se tenait près d’eux, réprobatrice. Elle capta sans peine les signaux que les yeux verts de sa mère lui envoyaient.

    « Pour qui joues-tu cette comédie mon petit ? Pour les autres ou pour toi-même ? Moi en tous cas, tu ne peux m’abuser ! »

    Puis elle se tourna vers son « ennemi » :

    - Monsieur, je voudrais parler à « ma » fille quelques instants, vous permettez ?

    - Je vous en prie Madame !

    Entre eux, la tension était palpable et la froide politesse de rigueur. Elle intervint :

    - Tu peux parler devant lui maman ! Nous sommes fiancés à présent !

    - C’est personnel !

    - Ce n’est pas grave ma chérie, vas-y ! Je t’attendrai !

    Dit Hubert en l’embrassant ostensiblement sur la bouche avant de céder la place, grand seigneur, à une Félie tendue comme un arc. N’avait-il pas gagné ? À voir l’air revêche mais vaincu de cette femme qui, il s’en rendait parfaitement compte, ne l’aimait guère, il en était sûr à présent.

    - À tout de suite…chéri ! Dit-elle en lui souriant tendrement.

    Sitôt qu’il se fut éloigné, vite entouré par ses amis qui souhaitaient le féliciter, elle suivit sa mère, réticente. Elle ne savait que trop bien ce que celle-ci allait dire. Elle n’avait pas envie de l’entendre.

    - C’est inutile maman ! Tu le sais !

    - Tu commets la pire des erreurs Mary-Anne ! Ne fais pas ça ! Tu te mens à toi-même mon enfant !

    - Décidément ! J’ai déjà entendu ça récemment !

    - Qui…

    - Ne fais pas l’innocente ! Tu sais très bien de quoi je parle ! De qui !

    - C’est vrai ! Il m’a dit qu’il avait essayé de te dissuader ! Il t’aime Mary et tu…

    - Stop ! Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas !

    - Ça ne te gêne pas de faire le malheur de trois personnes ? Hawk et toi, vous l’êtes déjà et ce pauvre garçon le sera bientôt ! Tu ne l’aimes pas ! Je ne crois pas t’avoir entendue le lui dire ce soir, en tous cas !

    C’était vrai, elle n’avait pu arracher de son cœur ce « Je t’aime ! » qu’Hubert attendait. C’eût été pour elle le plus indigne et le plus impardonnable des mensonges. Elle en avait déjà tant sur la conscience !

    - J’ai raison n’est- ce -pas ? Insista Félie.

    - Il a de l’amour pour deux et j’ai énormément de tendresse pour lui.

    - Ça ne suffira pas !

    - Ça suffira ! Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le rendre heureux !

    - Et toi ? Qui te rendra heureuse ?

    - Il me rend l’équilibre et la sérénité que l’autre m’a ôtée avec ta complicité !

    - Je t’en supplie Mary-Anne, ne fous pas trois vies en l’air !

    - Lâche-moi Félie, il m’attend !

    - Hawk aussi t’attend !

    - Mais ce n’est pas lui que je vais épouser. Tu vois cet homme là-bas ? Il est normal lui ! Asséna-t-elle en désignant Jean Hubert. Madame du Mercy de Combarant m’ira très bien, tu ne trouves pas ? Décocha-t-elle vengeresse.

    Puis elle fit volte-face pour rejoindre son cavalier mais sa mère n’en avait pas fini avec elle et elle la retint par le bras avec une force insoupçonnée chez une femme aussi petite et frêle. Percevant ce qu’elle allait dire, elle lui répondit d’office à voix basse afin que nulle autre qu'elle ne puisse l'entendre.

    - Ton pendentif ? Désolée, je l’ai perdu maman !

    - Mon Dieu ! Tu es….

    - Télépathe, comme mon père ! Ça et bien d'autres choses ! Et oui, il m’a bien légué ces foutus dons ! Tous hélas ! L’aurais- tu oublié par hasard ?

    - Non bien sûr mais si vite ! Il avait…Je ne pensais pas…Ne lutte pas contre cela ma fille, tu pourrais en souffrir plus que tu ne crois !

    - Je sais, on m’a déjà dit ça aussi!

    Elle mit fin à leur périlleux aparté et s’éloigna enfin, laissant sa mère en plan avec sa culpabilité, son amertume et accablée par un douloureux sentiment d’échec. Complètement abattue, Félie qui se sentait vieille et abandonnée d'un seul coup, partit s'enfermer dans les toilettes pour y pleurer tout son soûl à l'abri des regards indiscrets. La fête se poursuivit. Nul ne s'aperçut de sa disparition ni ne vit ses yeux rouges et gonflés lorsqu'elle revint. Sauf Mary. Dieu ! Où en étaient-elles arrivées toutes les deux après tant d’années de complicité et d’inébranlable confiance ?

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  • Commentaires

    3
    Dimanche 16 Octobre 2022 à 15:30

    Se marier avec lui, j'ai des doutes !

    2
    Golondrina63Auv
    Samedi 15 Octobre 2022 à 20:01

    Entre rires et pleurs 

    Je lis même si je ne commente pas toujours 

    Merci à toi

    Bises 

    1
    Samedi 15 Octobre 2022 à 19:58

    De la joie et des larmes dans cette page du jour... amitiés, JB

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