• Les rêves d’Élisa 1

    Mes livres

    … Recroquevillée sur la couche d’herbe sèche, la fillette grelotte en dépit de l’épaisse fourrure d’auroch qui la recouvre mais c’est de peur plus que de froid. Quoique la caverne reste fraîche même en cette saison douce.

    Elle tremble parce qu’elle a peur de la nuit. Une peur terrible, irraisonnée comme celle que devaient ressentir les anciens au temps où la glace régnait sur le monde…

    Tel est le début  du rêve qu’Élisa a fait le lendemain de ses vingt ans. Un songe étrange qui la marque d’autant plus qu’il est le premier dont elle se souvienne depuis le drame qui a bouleversé sa famille deux ans auparavant.

    Le premier, pas le dernier…Il y a aussi la rencontre avec cet inconnu qui l’est peut être moins qu’elle ne le croit…

         ***

            J’écris mes rêves.  Du moins ceux qui laissent la trace la plus profonde après mon réveil. Le premier  des rêves d’Élisa,  est en fait l’un des miens. Á la fois si étrange et réel qu’il m’a fallu très vite le mettre noir sur blanc avant qu’il ne s’évanouisse. Tout le reste de ce récit, n’est que le fruit de mon imagination de rêveuse éveillée.

     

     

  • « Et si les rêves n’étaient que d’autres réalités ? »

    Anne-Marie Lejeune

     

     

     

     

    Dans la chambre douillette de son appartement de la banlieue bordelaise, son enfant blotti entre les bras, Élisa s’est endormie.

    Ce qu’elle craignait le plus est en train de se produire, elle rêve.

    Elle voyage d’un monde à l’autre, d’une époque à l’autre…

    Elle est Ehi Sha, la jeune mère tes temps préhistoriques. Puis Élisa, la paysanne du Moyen-âge.

    D’un coup, elle redevient Élisa 7, la trieuse des serres de la Sphère. La voix métallique de CVUT7007 résonne dans ses oreilles. Mais une voix chaude et grave la libère de la cruelle et froide Machine

    La voici à Liberté, heureuse, épanouie avec l’homme de sa vie. Là bas aussi, dans ce futur où le monde dévasté par un terrible et innommable cataclysme renaît de ses cendres après plus de quinze siècles, son fils s’appelle Jacob en mémoire de son compagnon d’évasion.

    Un battement de cil… Elle se retrouve face à un tigre aux crocs menaçants.

    Un autre… Le sinistre ululement des sirènes envahit son crâne douloureux.

    La voici maintenant entravée de la tête aux pieds sur un lit d’hôpital. Inconsciente ? Non, des images, des souvenirs ? S’entrechoquent dans son esprit.

    Dieux des Sphères, ça recommence. Son cœur se met à battre furieusement. Elle s’agite, gémit.

    Contre son sein, le poids de son enfant la rassure. Sur son ventre, la main possessive de Jonathan se fait caressante.

    « Tout va bien mon amour ! » Murmure-t-il, apaisant.

    Et ce poids de douceur, cette main caressante, cette voix apaisante, l’empêchent de replonger et de s’égarer dans les méandres infinis du temps.

     

     Achevé le 17 février 2015

    ©Anne-Marie Lejeune

     


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  • Accroché à son sein lourd, Rah Oh tête goulûment sous le regard attentif de son père. Il est bien le fils de Roh Arh Anh : beau, fort, vigoureux comme l’est son chasseur. Ehi Sha ne se lasse pas de l’exquise sensation que lui procurent les lèvres de son petit refermées sur son téton. Entre douleur et plaisir. C’est comme au plus fort de leur accouplement, lorsque son compagnon la mord. Emporté par la jouissance il oublie bien souvent où est posée sa bouche.

    Depuis le jour où il l’a sauvée de la noyade dans la rivière, il ne l’a plus quittée. C’est ce jour-là que Rah Oh a été conçu. Tout le temps qu’a duré sa grossesse, ils sont resté avec le clan de la caverne. Quelques levers de soleil après la venue au monde de leur fils, ils sont partis.

    Pour conquérir le droit de l’emmener, Roh Ahr Anh a sacrifié au rituel du clan en ramenant du gibier en échange de la jeune-fille qu’il convoitait. Il était revenu pour elle, décidé à ne pas repartir sans elle, alors pour être sûr de l’obtenir, accompagné de son frère Rha Fahêh, il a mené une grande chasse et rapporté beaucoup de viande à ceux de la caverne. Satisfait, le chef du clan lui a donné Ehi Sha avec la mine de celui qui cède à contrecœur un présent de prix, alors qu’elle sait bien qu’il était soulagé de pouvoir enfin débarrasser de cette jeune femme rétive, capable de se servir d’une massue contre les hommes qui prenaient le risque de l’approcher. Et puis elle devinait trop de choses à son goût. Il avait bien assez de cette vieille sorcière de Mah Rah qui ne se décidait pas à mourir.

    Mah Rah…Sans avoir eu besoin de retourner dans sa tribu, Ehi Sha sait que la guérisseuse à enfin rejoint le pays des ombres. Ne lui avait-elle pas promis d’attendre que sa protégée ait retrouvé son chasseur, pour accueillir la mort ?

    Ehi Sha est très heureuse avec Roh Ahr Anh. Contrairement aux hommes de son clan, il se contente d’une seule compagne et il la traite en égale. Les liens qui les unissent sont très forts. Elle pense que c’est ce qui leur permet de survivre à la vie errante des chasseurs. Une existence pleine de dangers ou chacun doit être capable de veiller sur l’autre.

    Elle voit toujours les évènements avant qu’ils ne se produisent. Une attaque surprise des « marche-courbé » mangeurs d’hommes, une tempête, un feu de prairie… Rien ne lui échappe. Roh Ahr Anh se dit qu’il est béni par les Dieux de ses ancêtres d’avoir une compagne capable de prévoir et de guérir aussi bien que la vieille Mah Rah.

    Le pire, ce sont toujours les rêves étranges qu’elle continue de faire. Elle y retrouve cette autre elle-même dans des mondes effrayants.

    Dira-t-elle à Roh Ahr Anh qu’elle l’a encore vue cette nuit. La main de son compagnon - à la fois si semblable et si différent du sien- posée sur son ventre, elle donnait le sein à son enfant, comme elle en ce moment…

     

    *

     

    Dans leur propre ferme octroyée par le nouveau seigneur du fief -l’autre et sa descendance n’ont pas survécu à la dernière épidémie de choléra –Élisa et Jonathan coulent une vie paisible.

    Libéré de ses obligations par le Seigneur auquel il avait été vendu, Patrick est revenu vivre auprès de Sarah. Il n’est pas rentré seul. Une belle et robuste jeune femme l’accompagnait. C’est donc deux paires de bras solides qui ont pris le relai auprès de sa mère. Elle peut enfin se reposer après tant d’années de dur labeur. Martha et elle ont fini par devenir les meilleures amies du monde. Cela fait donc deux grands-mères aux deux enfants de Patrick et Maria. Au leur aussi, le petit Jacques qui a tout juste un mois.

    Après qu’il l’eût tirée des griffes du fils pervers du Seigneur, Élisa a pu faire connaissance avec son sauveur. Elle n’a même pas été surprise de découvrir qu’il n’était pas chevalier ainsi qu’elle l’avait cru. Jonathan Sauveur, qui porte bien son nom, est orphelin. Ses parents sont morts lors d’une terrible épidémie de peste noire. Une femme du village qui venait de perdre son époux et ses trois enfants de la même façon, a recueilli le bambin de cinq ans qu’il était alors et l’a élevé comme son propre fils. Quand elle est morte à son tour, épuisée par les durs travaux qu’elle effectuait au château, il avait à peine quinze ans. C’est à cette époque qu’il s’est réfugié dans la forêt où il a vécu sous la protection de Martha et de « l’ogre », tirant sa subsistance de menus larcins et de braconnage sur les terres seigneuriales. C’est ainsi qu’il a pu observer de loin, la petite fille d’abord, puis la jolie jouvencelle dont il est tombé éperdument amoureux. Elle savait qu’il était un peu voleur, il savait qu’elle était un peu sorcière mais surtout, ce qu’ils savaient tous deux, c’est qu’ils étaient destinés l’un à l’autre.

    Il la regarde avec cet amour qui brûle entre eux depuis l’éternité, tandis qu’elle donne le sein à petit Jacques, assise sous le grand chêne qui du haut de son faîte séculaire, domine leur maisonnette de torchis.

    Elle a rêvé cette nuit, elle le lui a dit. Rien ne l’étonne plus de sa magicienne. Dans le songe étrange qu’elle a fait, elle a vu leurs doubles à tous deux. L’Élisa de son rêve était assise comme elle, sous un grand arbre, un nourrisson niché contre son sein. Un grand et bel homme qui aurait pu être son Jonathan avec quelques années de plus, se tenait à ses côtés et la couvait du même regard énamouré que son époux. Elle sait d’instinct que la scène à laquelle elle assistait, se déroulait dans un futur si lointain qu’il en est inconcevable même pour les plus grand savants de ce siècle, car une autre image lui est apparue : celle d’une immense coupole translucide où se dressaient de hautes tours qui semblaient vouloir toucher le ciel inaccessible.

     

    *

     

    Jonathan l’a sauvée, une fois de plus, comme dans les rêves que, complice avec ceux d’En-Haut, il lui a imposés

    Elle a failli mourir, empoisonnée par le venin d’un animal inconnu d’elle. Un serpent extrêmement venimeux, lui a dit Martha. Elle sait bien que c’est celle qu’elle appelle toujours « la sorcière » dans le secret de son cœur qui a la première accompli un miracle en empêchant le poison mortel de se diffuser dans son organisme. Mais c’est le retour de Jonathan, alors qu’elle n’y croyait plus et qu’elle était prête à cesser de lutter, qui l’a retenue d’accepter la mort comme une délivrance après des jours de souffrance infinie. Il avait extrait deux autres esclaves des bas fonds de la Sphère et avait failli se faire prendre. Galvanisé par le désir de la revoir pour implorer son pardon, il avait réussi à déjouer la surveillance de « l’Œil-espion » qui patrouillait ce jour-là dans les niveaux originels. Le vrai miracle avait donc été qu’il parvienne juste à temps au refuge où elle se mourait.

    La rage au cœur, les tripes nouées de peur, il l’avait appelée, encore et encore. Elle l’avait entendu et elle était revenue de l’antre de la mort, pour lui. Elle avait guéri, repris des forces. Quand elle avait enfin été capable de marcher, le groupe impatient avait entamé la dernière étape sur le chemin qui menait à Liberté qui n’était plus qu’à deux journées de marche, apprit-elle surprise. Dire qu’elle aurait pu mourir si près du but !

    Elle se souvient non sans émotion de leur arrivée dans la petite ville de l’espoir. Ils y sont tous parvenus sains et saufs. L’odieux Khaled auquel elle ne pardonne toujours pas d’avoir voulu l’abandonner. La douce Melody si patiente avec elle. Une amie déjà. Senghor, la force de la nature à la peau noire comme l’ébène - d’’où lui vient cette images ? - et à l’éternel optimisme. Hanneke la discrète qui observe sans rien dire. Elle lui fait penser à Jacob. Elle l’a beaucoup soutenue tout au long de cette dernière marche. Jonathan, en tête de l’expédition qui a réendossé son statut de leader. Martha, très fatiguée après ces longues heures de veille à tout tenter pour la maintenir en vie. Et les deux derniers extraits de Jonathan : Lohan, qui à peine sorti, s’est mis à chanter de joie, alors qu’il ignorait forcément posséder ce don particulier et Li Meï, petite, menue, ravissante, dont les yeux légèrement bridés pétillent de malice. Ces deux-là sont tombés amoureux très rapidement. Le coup de foudre paraît-il ! Et puis elle bien sûr, la miraculée.

    Ils ont été accueillis comme des héros. Une grande fête a été donnée en leur honneur, comme au retour de chaque expédition couronnée de succès. Jacob a été pleuré aussi et un hommage plein d’émotion lui a été rendu par Martha.

    Ce n’est que le lendemain, parce que Jonathan voulait qu’elle y soit préparée, qu’elle a été présentée à une femme approximativement du même âge que Martha et à un homme encore jeune. Son cœur alors, a parlé pour elle en se mettant à battre à tout rompre. Elle a su sans qu’il soit nécessaire qu’on le lui dise, qu’il s’agissait de sa mère et de son frère biologiques. Elle a su, parce qu’elle les a reconnus ! Ils étaient semblables presque en tous points à la Sarah et au Patrick de ses rêves implantés ! Beaucoup de larmes et de confidences ont scellé ces retrouvailles inespérées.

    Quelques jours plus tard sous un soleil éclatant, face à la mer si bleue qu’elle avait découverte extasiée le jour-même de leur arrivée, elle s’unissait à Jonathan, enveloppée par le regard ému de sa famille recomposée. Sur la plage de sable fin léchée par les vagues, tous les habitants de Liberté étaient rassemblés.

    Depuis qu’il est père de famille, Jonathan ne participe plus que de temps à autre aux expéditions d’extraction. Elle sait cependant qu’elle ne pourra pas le retenir indéfiniment à Liberté. Il y retournera ! C’est son rôle et elle le comprend. Mais en attendant, elle profite du bonheur infini de l’avoir tout à elle.

    Assise à l’ombre bienfaisante d’un arbre immense dont Martha lui a dit qu’il s’agit un chêne d’au moins mille ans, elle est en train de nourrir son fils d’un mois à peine. Jacob a les yeux mordorés de son père mais c’est d’elle qu’il tient sa crinière noire déjà très fournie. Assis près d’elle, Une main possessive posée sur son ventre, Jonathan la dévore des yeux. Serait-il jaloux de ce petit bout accroché à son sein ?

    Ce matin, elle lui a dit qu’elle avait recommencé à rêver. Il n’a pas eu l’air plus étonné que ça lorsqu’elle lui a raconté son rêve.

    Il était très tôt, le jour n’était pas encore levé. Les cris de rage de leur affamé les ont réveillés. Elle s’est extirpée assez péniblement d’un sommeil aussi vide de songes que d’habitude. Jonathan s’est levé pour aller chercher le petit braillard avant qu’il ne réveille tout le voisinage. « C’est donc ça le bonheur ! » A-t-elle alors pensé, tandis que Jonathan lui tendait le nourrisson gigotant. Il s’est recouché pour contempler l’émouvant tableau qu’elle formait avec leur fils. Jacob avait vraiment très faim. Le bruit de succion de sa bouche minuscule sur son téton douloureux était impressionnant. Près d’elle, Jonathan s’est rendormi. Rassasié, le bébé a fait de même. Elle adore ce moment particulier d’apaisement où elle le garde dans ses bras et où elle s’endort à son tour. Jamais longtemps mais suffisamment pour récupérer ! Il faut dire qu’avec ce glouton, les nuits sont courtes !

    Elle s’est donc assoupie, comme chaque fois. Et elle a rêvé. Elle a revu l’une des autres Élisa. Celle du XXI ème siècle. Comme elle, elle était adossée à ses oreillers dans un lit à coup sûr plus confortable que le sien, son enfant endormi contre son sein nu. Près d’elle, son Jonathan dormait lui aussi, une main posée sur son ventre. Les yeux clos, la jeune femme de l’autre époque avait fini par lâcher prise, comme elle. Rêvait-elle ? Et si oui, à quoi rêvait-elle ?


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  • -Réveille-toi Élisa !

    - Humm…Encore cinq minutes s’il te plaît !

    -Tu crois que Jacob est prêt à t’accorder ce répit ?

    Elle ne rêve pas. C’est bien la voix de son mari tout près d’elle. Et dans le babyphone posé sur sa table de chevet, c’est bien celle de son fils qu’elle entend hurler pour réclamer sa tétée. Il a un sacré coffre pour un si petit bout ! Un mois à peine et déjà, il règne sur leur vie comme un despote. Un adorable monstre miniature qu’ils chérissent même si pour quelque temps encore, il risque d’écourter considérablement leurs nuits.

    Elle a choisi de l’allaiter comme la jeune Ehi Sha du clan de la caverne. C’est contraignant mais surtout tellement bon de sentir le corps minuscule de son bébé contre ses seins gonflés de lait ! Ou plutôt, de le sentir de nouveau pense-t-elle confusément, tellement ce souvenir est toujours vivace pour elle, bien qu’il ne soit que le fruit de ses errements subconscients, ainsi que n’a cessé de le lui répéter le psychothérapeute qui l’a suivie tout le temps qu’a duré sa rééducation. Oui, aussi vivace et réel que ce délicieux moment qu’elle va vivre quand Jacob sera niché entre ses bras et qu’il tirera goulûment sur ses tétons turgescents, sous le regard enveloppant de son papa.

    Jonathan, l’homme de sa vie ici et maintenant, comme il l’a été à toutes les époques que ses rêves lui ont fait traverser. Bientôt deux ans qu’ils se sont dit oui et ils sont épris l’un de l’autre comme au premier jour.

    -Tu avais dit cinq minutes ma chérie et te voila repartie Dieu sait où !

    -Je repensais à moi…Euh…Á Ehi Sha la première fois où elle a donné le sein à son fils… Pardonne-moi mon amour…

    - Pas grave ma douce mais si tu ne nourris pas très vite le nôtre de fils, il va finir par réveiller tout le quartier tellement il braille fort. C’est dimanche, il n’est que quatre heures du mat’ alors tu imagines le tollé général hein !

    -Tu exagères Jon’ ! Les murs sont insonorisés tout de même ! Mais bon ! Sois un ange, va me le chercher pendant que je me prépare.

    - J’y vais paresseuse !

    Il se lève non sans avoir posé d’abord un baiser dans son cou et passé une main possessive sur sa poitrine douloureuse.

    -Comme tu es belle…Murmure-t-il, le souffle un peu court.

    Sa voix grave, si souvent entendue que ce soit en songe ou dans la réalité, a toujours le même pouvoir sur elle. Elle frissonne.

    Tout n’est pas réglé entre eux, loin s’en faut. Il reste bien des points à éclaircir. Bien des ombres menaçantes au-dessus de leur tête. Elle surprend souvent le regard de son mari posé sur elle. Énigmatique ? Interrogateur ? Inquiet ? Elle ne saurait dire.

    Elle a l’impression qu’il est jaloux des autres « Jonathan » qui l’ont séduite dans ses vies imaginaires. Pire même, qu’il se sent insignifiant par rapport à ces héros extraordinaires. Quand il lui a posé la traditionnelle question « Veux- tu devenir ma femme ? « N’a-t-il pas ajouté, un sourire mi-figue mi -raisin aux lèvres ?

    - Si ça ne te dérange pas d’épouser un simple kiné, bien sûr ?

    Elle a dû lui dire et lui répéter que c’était de lui et de lui seul dont elle était tombée amoureuse. Qu’elle l’aimait pour ce qu’il était. Que c’était sa voix envoûtante qui l’avait empêchée de mourir. Pour le rassurer tout à fait, elle a même repris les mots qu’elle a dits à sa mère et à son frère :

    - C’est pour toi que je suis revenue !

    Mais dans le secret de son cœur, elle a ajouté : « Toujours ! »

    Il leur arrive à tous deux de regretter d’avoir mis par écrit tout ce qu’elle lui a raconté de ses aventures subconscientes. En détail et sans la moindre difficulté, tant elles demeurent encore nettes et précises dans sa mémoire. Ils ignoraient alors combien ce livre éponyme intitulé « Les rêves d’Élisa » allait peser sur leur quotidien. Interviewes, séances de dédicaces, participation à des conférences sur l’expérience du coma prolongé ou encore sur la signification des rêves… Ils se seraient bien passés de tout ce tintouin.

    C’était la faute de l’odieux Khaled comme elle l’appelle toujours ! Il avait parlé d’elle autour de lui. - Son histoire peu commune était tombée dans l’oreille d’un de ses amis bien placé chez un éditeur de renom. Lequel n’avait pas tardé à la contacter puis à lui suggérer de publier le récit détaillé de ce qu’elle avait vécu, lui affirmant que ce serait un succès. Ce dont elle se moquait éperdument ! Cependant, poussée par son psychothérapeute qui lui avait assuré que cela l’aiderait à exorciser ses angoisses les plus profondes autant qu’à démêler l’imbroglio psychique qui l’empêchait de reprendre pied dans la réalité, elle avait cédé.

    Jonathan lui-même, l’avait vivement incitée à le faire.

    - Il faut expurger tout cela ma chérie ! Et le coucher sur le papier me semble être le meilleur moyen d’y arriver. Je suis sûr qu’après, tu sauras enfin qui tu es vraiment et que tu ne te demanderas plus avec lequel de tes Jonathan tu vis !

    Se doute-t-il son adorable kiné, que pour elle, le problème n’est pas de savoir avec quel Jonathan elle vit ?

    Non, ça elle le sait parfaitement et en est heureuse

    « Trop heureuse ! » Se dit-elle souvent, comme si le bonheur n’était pas fait pour durer.

    Ce qu’elle craint en revanche sans oser l’avouer à quiconque, c’est que cette vie là, la plus merveilleuse d’entre toutes, ne soit qu’un rêve de plus. Le simple fait d’imaginer qu’à tout moment, elle pourrait en être tirée comme toutes les autres fois par la voix unique de Jonathan, la terrorise, l’empêchant de dormir du sommeil du juste.

    Plonger sans pouvoir rien y faire dans un nouvel espace-temps ou même comme c’est déjà arrivé, dans un de ceux qu’elle connaît, la caverne peut-être ou pire, la Sphère, il y a là de quoi la consumer d’angoisse !

    Le rêve dans le rêve dans le rêve, éternellement recommencé !

    Un cauchemar sans fin !

    Elle devrait suivre les conseils des uns et des autres qui lui parlent de reconstruction, d’acceptation du réel… Elle voudrait bien mais comment faire alors qu’il suffit qu’une bribe impalpable de rêve subsiste à son réveil pour qu’elle panique. Il faut alors toute la tendre patience, toute la force de persuasion de Jonathan pour la calmer. Lui qui l’aime et la connaît mieux que quiconque, ne sait que trop bien ce qui la préoccupe.

    Tant de choses sont restées inexpliquées. Il en arrive même à admettre que son long coma ne constitue pas à lui seul la réponse à tout ce qu’il ne comprend pas. Et puis il y a cette énigme jamais résolue qui demeure suspendue entre eux : comment a-t-elle pu le reconnaître lors de son réveil, alors qu’elle ne l’avait jamais vu ?

    Ils n’osent plus aborder ce sujet qui la ramène bien trop facilement à ses rêves dont il pense à présent qu’il vaudrait mieux qu’elle les oublie !

    « Soyons heureux mon amour ! Vivons l’instant présent  et oublions tout le reste ! » Lui dit-il chaque fois qu’il la voit s’assombrir.

    Grâce à lui autant qu’à Jacob qui l’occupe énormément, elle arrive à faire l’impasse sur cette période tellement étrange de sa vie.

     

    Son fils contre son sein, le doux bruit de succion que fait sa petite bouche gourmande, le regard chaud de Jonathan… Tout se conjugue pour la ramener au présent, au bonheur, à l’apaisement.

    Aujourd’hui, Chloé et son mari viennent les voir avec leurs deux enfants. Melody, l’aînée, est le portrait craché de sa maman, alors que Logan, le cadet est tout celui de son papa. Melody dont elle lui a tellement parlé lorsqu’elle est née. Ce qui explique probablement la Melody de ses rêves.

    Les retrouvailles avec son amie n’ont pas été simples non plus. L’excentrique jeune fille s’est assagie. Éric, son sociologue de mari a largement contribué à cette transformation mais aussi et pour beaucoup, la culpabilité que la jeune femme continue d’éprouver envers elle. Chloé se sent responsable des cinq années perdues de sa meilleure amie. Une petite panne de voiture la sienne, aura suffi pour chambouler la vie d’Élisa mais aussi celle de Patrick et de leur mère ! Tout ça parce qu’elle a préférer ignorer les conseils de son garagiste ! Depuis, elle ne cesse de se le reprocher.

    La semaine prochaine, ce sera la réunion de famille à laquelle est également conviée Martha bien sûr, pour le baptême de Jacob. C’est de cela que vont discuter les deux amies ce dimanche, puisque Chloé sera la marraine, tandis que Patrick sera tout naturellement le parrain, Qu’il sera bon de revoir Malika, son adorable belle-sœur avec laquelle elle s’entend à merveille. Sans compter sa nièce et son neveu, qui vont mettre avec les enfants de Chloé et d’Eric, une joyeuse pagaille dans la maison, elle n’en doute pas un seul instant. Théo est un vrai petit pirate au cœur d’or qui montre déjà une grande passion pour l’élevage des chèvres et la fabrication des fromages. Quant à Leïla, brune et souple, elle ressemble déjà à une princesse orientale. Comme sa maman, elle a la danse et la musique dans le sang.

    Sarah qui avait tendance à les négliger, a enfin retrouvé la joie de vivre. Depuis le réveil de sa fille, elle s’adonne avec passion et une énergie toute neuve à son rôle de grand-mère. Ses bouillonnants petits enfants n’ont plus à la ménager. Le bonheur lui va bien, elle a rajeuni !

    « La vie est belle ! » Pense-t-elle rassérénée.

    Près d’elle, une main posée sur son ventre, Jonathan s’est rendormi. Leur fils tête encore mais il n’est plus très loin de rejoindre son père dans les bienheureux limbes du sommeil. Elle se laisse aller contre les oreillers.

    « Oui, la vie est belle mes amours ! » Chuchote-t-elle avant de s’assoupir à son tour.

     


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  • Sa mère est là, accompagnée de son frère. C’est l’odieux Khaled qui les a introduits, le verbe haut comme à son habitude.

    - Bien, voilà notre miraculée ! Élisa, je vous ai amené votre maman et votre frère. Madame et Monsieur Barjac, je suppose qu’il est inutile que je vous recommande de ne pas trop fatiguer cette demoiselle hein ! Je compte sur vous, elle a encore besoin de récupérer ! Bon, je vous laisse en famille, vous devez avoir des tas de choses à vous raconter !

    Ils ont beaucoup changé. Normal après cinq ans. Elle espérait retrouver la Sarah et le Patrick des trois périodes où ils apparaissaient dans ses rêves. Elle se sent mal avec ces deux copies non conformes à leurs alter ego oniriques. Bien sûr, ainsi que le lui a dit et répété Jonathan, elle n’a pu créer aussi précisément cette mère et ce frère de ses vies subconscientes, que grâce aux souvenirs qu’elle avait des originaux mais également grâce à tout ce qu’ils lui ont raconté durant quatre ans. Rien ne semble subsister des liens très forts qui l’unissaient à la maman et au frère d’avant son réveil.

    Le moins qu’elle puisse dire c’est que les retrouvailles ne sont pas très chaleureuses. Quand Khaled dont l’imposante stature la masquait à ses yeux est enfin sorti de la chambre, elle n’a pu réprimer un mouvement de recul en découvrant la femme vieillie, aux traits creusés par la fatigue et aux cheveux blanchis qui s’avançait vers son lit d’une démarche claudicante. Les bras qu’elle tendait déjà pour l’enlacer et l’embrasser sans doute, sont aussitôt retombés. Le sourire tremblant de joie s’est effacé de son visage. Les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer se sont étranglés dans sa gorge. Elle a juste demandé : « Élisa ? » d’une voix plaintive comme si elle non plus ne reconnaissait pas sa fille.

    Il faut dire que depuis son réveil, on l’a bien retapée. Pour cette première visite familiale, Marla secondée par Lou-Anne, une nouvelle jeune élève, l’a pomponnée, coiffée, légèrement maquillée pour compenser la pâleur encore maladive de son teint. Puis elle lui a fait retirer la vilaine chemise médicale qui lui laissait le dos et les fesses nus. Après quoi «  parce que vous êtes encore rouillée » a-t-elle invoqué pour justifier le fait qu’elle ne la laisse pas le faire seule, elle l’a aidée à enfiler un joli jogging d’intérieur rouge confortable et très doux « De la micro fibre » lui a-t-elle expliqué devant sa mine ravie. «C’est Jonathan qui l’a choisi ! Pour ça qu’il est juste à votre taille ! Sacré Jon’ ! » Et elle a éclaté d’un rire tonitruant.

    Installée fraîche et pimpante sur son lit dont la tête est relevée pour lui permettre de s’asseoir, bien calée contre ses oreillers, débarrassée de tous ses tubes, perfusions et autres poches dégoûtantes, elle n’a plus rien de commun avec la presque moribonde que sa mère s’était résignée à voir débranchée après un an de coma !

    Muette, crispée, la pauvre femme n’ose plus faire un pas. Derrière elle, un bouquet de roses rouges à la main, se tient un grand et bel homme aussi indécis qu’elle.

    Patrick ! Á part les yeux, il ne ressemble pas au courageux chasseur de la préhistoire à la longue crinière brune. Il est vrai que Parh Anh était beaucoup plus jeune. Rassurée, elle reconnaît en lui le berger montagnard du vingt et unième siècle qu’elle a réintégré en se réveillant. Il a cinq ans de plus lui aussi. Si elle se souvient bien, il a dix ans de plus qu’elle. 35 ans. Ses cheveux plus courts que dans ses rêves, sont devenus poivre et sel sur les tempes. Quelques rides qu’elle ne lui connaissait pas, marquent son front soucieux. Le silence se prolonge, lourd.

    - Nous reconnais-tu Élisa ? Finit-il par demander presque timidement.

    - Oui, répond-elle.

    Même si elle n’est pas sûre de ce qu’elle affirme, elle est prête à renouer les liens avec sa famille. Parce que quels que soient ses doutes, c’est bien sa famille, dans cette vie-ci et dans les autres. Et puis elle veut savoir pourquoi ils n’étaient pas présents dans son dernier rêve. Peut-être pourront-ils lui expliquer !

    -Approchez tous les deux ! On dirait que c’est vous qui ne me reconnaissez pas !

    - C’est que tu as l’air tellement différente sœurette sans tout l’attirail avec lequel on t’a vue ces cinq dernières années ! On peut te serrer dans nos bras sans trop te fatiguer comme nous l’a conseillé le professeur Brahim ?

    -Bien sûr ! Allez, tu viens maman, tu as assez attendu non ? Et moi aussi !

    Ils ont enfin osé franchir la distance qui les séparait d’elle. Quelques centimètres…Cinq longues années de silence de sa part. Cinq années d’attente partagées entre espoir et désespoir pour eux. Tant de souffrance qu’il faut apaiser.

    Il est temps !

     

    Après maintes embrassades et autant de flots de larmes d’émotion, ils ont parlé.

    Patrick a retracé les évènements des cinq années écoulées depuis son accident. Son retour dans le Périgord pour soutenir leur mère après sa crise cardiaque. Malika, sa femme, professeur des écoles aux Eyzies. Leurs deux enfants Théo 4 ans et Leila 2 ans. Ils habitent à Manaurie.

    - . Nous avons d’abord vécu deux ans chez maman. Puis quand Harold a succombé à son cancer des poumons, Martha a offert de nous loger gracieusement dans sa maison devenue bien trop grande pour elle seule.

    Lui a-t-il appris

    -  L’ogre  est mort ? A-t-elle murmuré attristée.

    - L’ogre ? S’est étonnée Sarah qui écoute son fils raconter sans mot dire.

    - Je t’expliquerai maman, l’a-t-elle rassurée puis elle a invité Patrick à poursuivre

    Il l’a fait, revenant sur son arrangement avec sa vieille amie. Ainsi sait elle à présent que la Martha de ce monde-ci a émigré dans l’un des communs attenants au corps de ferme de sa petite propriété.

    Patrick n’a plus de moutons mais un joli troupeau de chèvres. Il est devenu un artisan fromager réputé dans le coin. Il a également diversifié son activité en se lançant parallèlement dans l’apiculture.

    - Je te ferai goûter mon miel un de ces quatre, tu m’en diras des nouvelles. Mes mômes en raffolent.

    - J’ai hâte de les voir. Et Malika aussi. Tu me les amèneras bientôt ?

    -Promis ! On en profitera pour emmener Martha. Elle se languit de te revoir depuis qu’on lui a annoncé ton réveil. Elle y a toujours cru !

    - Je sais.

    Elle n’a pas remué le couteau dans la plaie en lui rappelant que leur mère et lui n’y croyaient pas beaucoup, au point pour Sarah, d’avoir un temps accepté l’idée de laisser faire la nature.

    Á son tour, sans trop détailler, elle leur a raconté ses rêves plus que bizarres à leurs yeux, en omettant toutefois de leur préciser qu’elle s’y sentait aussi vivante, sinon plus que depuis son émergence du coma.

    Estomaqués, ils l’ont écoutée tandis que le regard lointain, elle évoquait le clan des cavernes de la petite Ehi Shah et le rôle qu’ils y jouaient.

    Puis elle a enchaîné sur le Moyen-âge, le viol odieux auquel elle a échappé de justesse grâce à l’intervention musclée de son providentiel chevalier servant, l’éternel Jonathan.

    Leur étonnement allait grandissant. Il a encore augmenté lorsqu’elle est revenue sur les épisodes récurrents de ses étranges « réveils » au XXIème siècle, dont elle croyait alors en toute bonne foi qu’ils étaient de véritables retours à la réalité. Jusqu’à son ultime plongée dans le ventre aseptisé de la Sphère où elle a pris conscience - du moins en a-t-elle été persuadée à ce moment-là- que ce monde souterrain régi par la Machine, était celui de la vraie vie. Leur avouer qu’elle le croit encore ? Il est trop tôt pour ça !

    C’est par la peinture hyper réaliste de ce lointain futur tellement terrifiant et hostile, qu’elle est en train de terminer pour eux le récit de ses vies oniriques successives. Élisa 7, l’ouvrière robotisée des serres hydroponiques. Élisa l’anormale que ses sentiments et ses rêves prohibés mettaient en danger imminent d’un complet reformatage, voire d’une pure et simple suppression, juste avant qu’un sauveur inattendu ne vienne la libérer de son funeste sort.

    -Jonathan je suppose. Intervient Patrick

    - Lui-même. Toujours là à point nommé pour me tirer des pires mauvais pas, comme tu as pu le remarquer.

    C’est volontairement que depuis le début de sa narration, elle a passé sous silence la nature exacte des liens qui l’unissent au Jonathan de ses rêves. Elle poursuit le cœur serré et le souffle court comme ce jour-là. La fuite…La course effrénée dans la noirceur poisseuse des entrailles de la Sphère. La cheminée gravitationnelle débouchant à l’air libre. Martha et l’autre « extrait », Jacob, dont la mort injuste la bouleverse encore.

    - Qui est Jacob ? Questionne sa mère qui suit beaucoup plus qu’elle n’en a l’air.

    - Comme je vous l’ai dit, un autre esclave libéré de la Sphère.

    - Oui, ça j’ai compris ma chérie. Je te parle du Jacob de la réalité. Tu ne nous as jamais parlé d’un Jacob.

    - Et pour cause maman, cet homme n’a existé que dans cette partie de mes rêves. Il est tombé malade au cours de notre fuite. Martha a eu beau tout tenter pour le soigner, il est mort après trois jours d’une terrible agonie.

    Á ce souvenir, les larmes ne sont pas loin de jaillir.

    - Qu’était-il pour toi ? Demande Patrick.

    -Juste un ami de galère qui aurait pu être mon père ! Qu’est ce que j’en ai voulu à Martha de n’avoir pas réussi à le guérir !

    - Martha bien sûr… Marmonne Sarah. Cette chère Martha présente dans tous tes rêves comme cet autre Jonathan. Omniprésente même devrais-je dire.

    - Maman !

    - Que ce soit dans la réalité ou dans tes rêves, elle ne t’a jamais abandonnée elle ! Elle a toujours été convaincue que tu finirais par te réveiller. Ce n’est pas comme moi !

    - Je t’en prie maman, ce n’était pas ta faute !

    Elle connaît maintenant la raison de son absence et de celle de Patrick durant cette partie de ses élucubrations comateuses. Crise cardiaque, hospitalisation d’urgence. Elle a failli en mourir. C’est arrivé le jour où Khaled Brahim l’a appelée pour lui dire que sa fille avait replongé plus profond et que cette fois, tout espoir d’un réveil paraissait définitivement compromis. Elle avait connu deux ans de répit. Deux ans d’espoir depuis l’apparition des premières réactions subconscientes de la comateuse. Pas étonnant que son pauvre cœur déjà rudement malmené, n’ait pas résisté à ce nouveau choc. Elle s’est sortie de ce grave infarctus terriblement affaiblie, au point d’être incapable de reprendre son travail à l’hôtel.

    Autrefois si forte et dynamique en dépit des coups du sort qui l’ont frappée, Sarah n’est aujourd’hui plus que l’ombre d’elle-même. Á la voir ainsi, fragile, désarmée, le dos courbé sous le poids de la culpabilité, elle ne parvient plus à lui en vouloir d’avoir capitulé, jusqu’à presque donner son accord pour qu’on la débranche. Comment une mère peut-elle accepter de voir son enfant devenir un légume  sans pouvoir y faire quoi que ce soit ? Tant de souffrance !

    - Je t’aime maman ! La rassure-t-elle. Je vous aime tous les deux ! Tout va bien maintenant !

    Sans crier gare, un souvenir remonte à la surface. Quelque chose que Jonathan lui a dit au cours de leur épuisant périple vers Liberté.

    C’était un jour particulièrement éprouvant. Ils avaient marché sous une pluie battante, ne faisant que de trop courtes halte dans l’espoir d’atteindre le prochain abri avant la nuit. Ses vêtements détrempés étaient de plus en plus lourds sur ses épaules. Ses jambes tétanisées refusaient de la porter. Elle trébuchait tous les dix pas sur la piste étroite et caillouteuse qui serpentait à flanc de montagne. Jonathan la soutenait, tout en ne cessant de la houspiller pour la faire avancer. Alors qu’elle dérapait pour la ixième fois sur ces saletés de cailloux rendus glissants par la pluie, il l’avait empêchée de tomber en maugréant qu’elle retardait tout le monde. Vexée, elle avait stoppé net, décidée à ne plus bouger d’un pouce. Á bout de force, elle s’était tournée vers son tourmenteur et lui avait annoncé d’un air buté qu’elle ne ferait pas un pas de plus. Joignant le geste à la parole, elle s’était assise au milieu du sentier. Elle savait qu’il avait raison, que son comportement était à la fois puéril et très égoïste mais elle n’en pouvait vraiment plus. Rien n’aurait pu la faire bouger ! Pas même le regard furieux et les poings serrés d’un Jonathan prêt à exploser. Il s’était contenu pourtant, maîtrisant la colère qui vibrait encore dans sa voix, pour la raisonner :

    - La nuit va tomber Élisa ! Nous devons nous dépêcher de nous mettre à l’abri ! Allez, encore un effort ! On n’est plus très loin du refuge ! Si ce n’est pas pour moi, fais-le pour Jacob et pour Martha ! Regarde, eux aussi sont épuisés et transis de froid !

    -Je n’en peux plus Jonathan !

    - Tu ne peux rester là, voyons ! Et nous non plus ! Il faut absolument qu’on se mette au sec et au chaud ! Et puis tu dois penser que chaque pas te rapproche des deux surprises qui t’attendent au bout du chemin !

    - Au refuge ? Avait-elle demandé, piquée par la curiosité.

    - Non, à Liberté ! Mais avant ça, nous devons atteindre la cabane !

    - Quelles surprises ?

    - Si je te le dis, il n’y aura plus de surprise. Tu dois juste savoir qu’elles valent le coup ! Allez hop, debout, on y va ! L’avait-il encouragée en lui tendant la main pour l’aider à se relever.

    Elle l’avait agrippée et avait repris avec les autres la pénible escalade vers le refuge.

    Elle avait totalement oublié cet épisode dont elle ne comprend qu’aujourd’hui la signification : au bout du chemin l’attendaient sa mère et son frère.

    Elle se demande seulement si ce qu’il lui a dit n’est que le fruit de ses songes ou si cela fait partie des nombreuses choses que le Jonathan d’ici lui a répétées pour l’inciter à se réveiller.

    - Et alors ? Demande Patrick comme un gosse qui attend impatiemment la fin d’une histoire.

    Évidemment, il n’a pu la suivre sur le chemin tortueux de ses pensées. La voix tremblant d’émotion, elle se décide à reprendre son récit là où elle l’a interrompu, après que les quatre protagonistes aient quitté la Sphère. Elle raconte la découverte du monde du dehors, la première goulée d’air qu’elle a respirée, submergée de crainte. L’apprentissage de la liberté, de la fatigue, de la douleur…La naissance ou plutôt la résurgence, entre extase et peur, de son humanité. Toute la gamme des sentiments, des émotions, des sensations…Toutes ces choses merveilleuses et inconnues auxquelles les robots formatés de la Sphère n’ont aucun droit. Toutes ces incroyables facultés dont le manque ne peut les affecter puisqu’ils en ignorent l’usage. Pire même, la simple existence.

    Pour finir, parce qu’ils veulent savoir à quoi il ressemblait, elle leur décrit le paysage totalement différent de cette terre post- apocalyptique après 1500 ans d’absence humaine en surface.

    Lorsqu’elle arrive au terme de ce qui doit leur apparaître comme un conte à dormir debout, à voir leur air abasourdi, sa voix n’est plus qu’un chuchotement. Mais c’est l’épilogue de son histoire abracadabrante qui achève de les sonner.

    - Je ne saurais dire si c’est longtemps avant ou au contraire très proche de ma sortie du coma, mais j’étais au plus mal à la fin de mon dernier rêve. En fait, j’étais mourante. La douleur était telle que j’étais prête à accueillir la mort comme une délivrance. J’ai vu le tunnel de lumière vous savez ! J’ai vu les ombres qui m’attendaient à l’autre bout. Elles me tendaient les bras pour que je les rejoigne. Seule la voix de Jonathan qui m’appelait simultanément d’ici et du fond de mes rêves, m’a retenue de le faire. Il ne cessait de répéter : «Réveille-toi Élisa ! ». Alors je suis revenue. Pour lui.

    Conclut-elle, réalisant à peine qu’elle vient de leur dévoiler ses sentiments pour son sauveur

    - Ma petite fille…Mon trésor…Hoquète sa mère en la serrant à l’étouffer.

    Ses sanglots déchirants lui font plus mal que cette étreinte désespérée. Quelque chose de chaud et d’humide glisse sur ses joues. Ses yeux débordent de larmes. Assis de l’autre côté du lit, la tête dans les mains, son frère pleure lui aussi.

    Comment avouer à ces deux êtres qui la chérissent et qui viennent à peine de la retrouver après cinq longues années de séparation forcée, qu’elle ne se sent toujours pas à sa place dans ce monde, dans ce présent qu’elle ne parvient pas à reconnaître pour le sien ?

    Comment leur dire sans leur causer de chagrin supplémentaire, qu’en elle demeure la sensation tenace d’avoir laissé sa vraie vie, l’essence de son être, là-bas, dans ce futur de science-fiction où l’attendait une cité baptisée Liberté qu’elle eût peut-être fini par atteindre en dépit de son triste état, si elle ne s’était pas réveillée inopinément.

    - Je ne sais plus où j’en suis, avoue-t-elle. Je me sens tellement perdue, tellement déplacée ici ! Pourquoi ai-je l’impression que c’est maintenant que je rêve ? Une manipulation de plus de la part de ceux d’En-Haut. Pour moi, c’est le monde que je viens de quitter qui est réel. La Sphère maudite, les immensités désertiques du dehors… Tout là-bas me semble plus réel qu’ici. Plus réel que…

    Elle ne termine pas sa phrase. Ils ont compris qu’elle parle d’eux. Sarah resserre autour d’elle le doux étau de ses bras. Vaincue, elle pose sa tête sur son épaule.

    - Ma fille, ma petite fille…Répète Sarah comme pour la convaincre.

    - Petite sœur, ta vie c’est ici, c’est maintenant et c’est nous ! Intervient Patrick. Tu dois l’accepter si tu veux te reconstruire. Le reste n’est que la conséquence de ton coma prolongé. Des rêves, rien que des rêves nés des interminables monologues que nous t’avons débités jour après jour avec l’espoir que tu nous entendrais ! Bientôt, tu seras chez toi, à la maison. Ta vie, la vraie, la seule va reprendre son cours normal. Je me doute que ça ne sera pas facile mais on sera tous là pour t’aider à te retrouver. Maman, moi, Martha, ta copine Chloé…Ton coma aura été un voyage sacrément long, j’en conviens mais te voilà rentrée au bercail. Tu dois y croire pour guérir complètement. Tu vas le faire hein ? Promis ?

    Elle l’a écouté le nez enfoui dans le cou de sa mère. La légère fragrance de chèvrefeuille qui en émane, titille sa mémoire, faisant remonter des tas de souvenirs. Réels ? Issus de ses rêves ? Tout s’embrouille dans sa tête. Pourra-t-elle démêler l’écheveau ?

    - Promis ? Insiste Patrick.

    - Juré, craché ! Cède-t-elle enfin en faisant mine de cracher par-dessus sa main.

    Un sourire encore timide fleurit sur ses lèvres. Elle est soudain sûre de n’avoir pas rêvé ce rituel entre eux à chaque promesse qu’ils ont échangée depuis sa plus tendre enfance.

    Son grand frère, son adorable grand frère est bien là, à côté d’elle, rassurant. Comme autrefois, il y a des siècles de cela lui semble-t-il, il lui tend la main pour l’aider à franchir les obstacles qui se dressent devant elle. Aujourd’hui, c’est pour combler le vide abyssal qui s’est creusé entre elle et les siens, qu’elle saisit cette main secourable, qu’elle la serre de toutes ses forces renaissantes. Elle veut lui prouver qu’elle est capable de vaincre sa peur du vide pour rejoindre ceux qui l’attendent de l’autre côté de l’abîme. Les vivants, pas les morts. Elle est prête à affronter ce présent qui la terrifie, cet avenir incertain, ce monde inconnu où il lui faudra reprendre sa place, si tant est qu’elle en ait une ! Elle n’en est pas sûre cependant, elle le doit à ces deux-là qui ont tant et tant attendu pour la retrouver. Aux autres aussi qui piaffent d’impatience de la revoir. Martha, Chloé…

    - Je t’aime sœurette mais arrête de me broyer la main s’il te plait ! J’en ai besoin pour traire mes chèvres tu sais !

    Comme délestés d’un grand poids, ils éclatent de rire en même temps. Et si Sarah n’en est pas encore là, du moins ne pleure-t-elle plus. Elle la sent se détendre tandis que se desserre le nœud de ses bras autour d’elle.

    Quand Khaled entre suivi de Jonathan, les deux compères esquissent un sourire de soulagement en découvrant l’émouvant tableau familial. Trois têtes rapprochées, complices et au milieu, des éclats de rire. Celui du frère, rugissant tel un torrent de montagne. Celui de la sœur, chantant comme un ruisseau. La mère elle, ne rit pas mais elle leur semble nettement plus apaisée qu’à son arrivée, même s’il subsiste dans le regard qu’elle tourne vers eux, un soupçon d’inquiétude et quelques questions encore.

    Tandis que son ami s’avance, l’air jovial vers le lit, Jonathan lui, reste coi, statufié devant une Élisa plus belle que jamais. Elle est comme transfigurée. Son rire joyeux le transperce, lui remue les tripes. Une chaleur insidieuse irradie son bas-ventre. Il est tellement gêné par cette brusque et incontrôlable réaction de son corps, qu’il n’a plus qu’une envie, fuir cette chambre très vite et aller se jeter tout habillé sous une douche glacée pour calmer ses ardeurs intempestives. Seulement voila, il est incapable de bouger, subjugué par la vision de sa « belle endormie » comme il l’appelait lorsqu’elle était encore dans le coma.

    Elle vient de l’apercevoir. Radieuse, elle le gratifie de son plus ensorcelant sourire, totalement inconsciente de l’effet qu’elle a sur lui. L’intense émotion qu’il a toujours ressentie en sa présence alors même qu’elle gisait, petite poupée de chiffon presque sans vie sous les draps blancs, est à présent décuplée. Sa belle endormie est réveillée, bien réveillée ! Resplendissante, vivante, sa beauté sublimée par ce sourire qui semble l’illuminer de l’intérieur.

    Elle l’aimait, héros de ses rêves, il voudrait qu’elle aime tout autant la pâle copie qu’il doit être à ses yeux.

    «  Bientôt, moi aussi je te ferai rire Élisa ! Oui, je te ferai rire et même plus ! » Se promet-il.

     

     


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  • Assis à côté de son lit, tout près d’elle afin de prévenir tout nouveau choc, Jonathan…Sauveur, son kiné depuis le début, lui raconte.

    Cinq ans qu’elle « dormait ». Près de quatre ans qu’elle « rêvait », à la suite du grave choc traumatique qui l’a plongée dans le coma. Un coma dans lequel on l’a artificiellement maintenue toutes ces années.

    La magie du cirque. La panne de voiture de son amie qui ne peut venir la chercher à Sarlat. Un taxi dans la nuit le jour de son vingtième anniversaire. Un accident de la route qui aurait dû être mortel vu l’état du véhicule et celui du chauffeur qui n’en a pas réchappé, lui. Il roulait à tombeau ouvert pour la ramener chez elle. Sa dernière course de la journée. La dernière de sa vie. Il a laissé une femme et quatre enfants. Une famille brisée. Et elle, la jeune fille encore émerveillée de la belle surprise que lui a faite son frère, brisée aussi. Multiples fractures ouvertes des quatre membres, côtes enfoncées, perforation d’un poumon, une fracture du crâne pas belle à voir…Une soirée de fête qui se termine en tragédie.

    Sirènes hurlantes…Police…Pompiers…Plus rien à faire pour le chauffeur…Corps disloqué… Désincarcération de la deuxième victime… Une jeune fille ensanglantée en robe rouge...Ambulance…Vite…Tiendra-t-elle jusqu’à l’hôpital ?

    De longues heures sur le billard…Désespoir de sa mère et de son frère après le verdict des chirurgiens. Celui de Chloé et de Martha… Tristesse compatissante de ses amis étudiants…Pronostic vital engagé… « Nous faisons tout notre possible. Risque de ne pas s’en sortir ».

    Contre toute attente, la vie tenace dans le corps en morceaux…Mais coma probablement irréversible… Que faire ? La maintenir en état de vie artificielle ? Graves séquelles...Légume ? « Á craindre hélas ! ». La débrancher… Raisonnable. «Mieux pour elle, pour vous » Non ! Attendre… Espérer ! Science…Progrès… « Ne vous faites pas trop d’illusion ! » Chagrin, colère, refus !

    Et cette espèce de miracle après un an sans réactions probantes : l’apparition régulière de mouvements oculaires rapides, signes évidents du rêve lors des phases de sommeil paradoxal.

    - Je suis le premier à l’avoir constaté Élisa ! Vous ne pouvez imaginer ma joie ce jour-là ! C’était au cours d’une de nos matinées de travail quotidien. Je m’en souviens comme si c’était hier, parce la veille, votre mère était venue vous rendre sa deuxième visite hebdomadaire. Elle était repartie découragée. Aucune évolution dans votre état. Elle m’a avoué le lendemain avoir demandé à Khaled si ça valait le coup de vous maintenir en vie ! Elle était au désespoir de vous voir allongée là, amorphe, quasi morte à ses yeux.

    - Ma mère, voulait qu’on me débranche ? Hoquète-t-elle, bouleversée.

    L’évocation de cette femme, cette mère encore inconnue pour elle et dont on lui a annoncé la venue pour le lendemain, la lui rend soudain aussi vivante que la figure maternelle de ses rêves…Sarah était prête à accepter qu’on la laisse mourir.

    - Il faut la comprendre Élisa ! Votre accident l’a beaucoup éprouvée. Elle ne dormait presque plus ! Chacune des visites qu’elle vous faisait était plus pénible pour elle que la précédente. Elle était si fatiguée que votre frère très inquiet pour sa santé, l’a suppliée d’espacer ses allées et venues entre Saint-Cirq et Bordeaux. Comme elle me savait proche de vous, elle se confiait à moi. La veille de ce fameux jour donc, elle m’a posé beaucoup de questions sur l’utilité de mes interventions auprès de vous. Je lui ai expliqué que je faisais travailler vos muscles pour éviter qu’ils ne s’atrophient.

    «  Je la prépare pour son réveil ! » Ai-je conclu mais au regard résigné qu’elle m’a jeté, j’ai bien senti dit qu’elle n’y croyait plus vraiment. J’en ai eu la confirmation lorsqu’elle m’a dit d’un ton triste : « Parce que vous y croyez encore vous ? » C’est là que j’ai vraiment compris qu’elle commençait à accepter l’idée de vous débrancher. Je lui ai demandé de faire preuve d’encore un peu de patience.

    -Quelle raison avez-vous invoquée pour la convaincre d’attendre ?

    - Une intuition. L’impression que vous commenciez à réagir à mes massages et aux exercices que je vous fais faire pendant les séances de kiné.

    - Elle vous a cru ?

    - Pas vraiment ! Je lui mentais et à moi aussi parce qu’en fait, je pense que ça nous faisait du bien à tous les deux de penser que c’était vrai.

    - Et alors ?

    -Alors le lendemain, à ma plus grande surprise, mon intuition bidon se vérifiait. Comme si vous l’aviez entendue et que vous ayez voulu lui prouver que vous, vous ne renonciez pas. Vous rêviez ! Á partir de là, l’espoir reprenait racine. Je vous ai toujours parlé pendant que je pétrissais vos muscles, histoire qu’ils gardent leur fermeté. La pluie, le beau temps, le foot parce que je suis fan. Des tas d’autres choses encore, dont je ne suis pas très fier et que je vous avouerai lorsque nous nous connaîtrons mieux. Je vous parlais en espérant que vous m’entendiez. Humm… enfin, pas tout le temps. Je n’en étais pas sûr mais je voulais y croire, convaincu comme je l’ai toujours été, que vous finiriez par vous réveiller.

    Le lendemain, j’ai commencé à vous débiter tout ce que votre maman me racontait à votre sujet. Études, passion pour la préhistoire et pour le cirque, souvenirs d’enfance... J’ai insisté assez lourdement, je crois, pour que vos visiteurs en fassent autant. Ils l’ont tous fait, revenant à la charge sans jamais se lasser, insistant sur vos souvenirs communs, sur les évènements marquants de votre jeune existence, même les plus dramatiques comme la mort de votre père et de vos deux autres frères. Depuis quatre ans en somme, tous autant les uns que les autres, nous vous obligeons à rêver.

    Et ça a marché si j’en crois votre réaction à votre réveil et les propos étranges que vous avez tenus à Marla. Il faudra me raconter, Élisa. Je suis curieux de découvrir ce que tout cela a suscité dans votre subconscient.

    Elle n’a retenu qu’une chose : ils l’ont obligée à rêver, comme ceux d’En-Haut dans la Sphère, comme son Jonathan ! Et comme là-bas, dans ce monde d’un futur terrifiant qu’elle n’aurait fait qu’imaginer à entendre le kiné, ils sont bien décidés à lui voler ses rêves.

    Mais n’est-ce pas à présent qu’elle rêve ?

    Á bien y réfléchir, ce qu’elle est en train de vivre lui semble bien plus irréel, bien plus incroyable que les songes si précis qui auraient meublé quatre ans de coma !

    Elle ne peut avoir imaginé la souffrance si intense et réelle qui la clouait sur sa paillasse dans la cabane. Ni la course effrénée dans les obscures profondeurs originelles de la Sphère. Pas plus que la longue marche harassante le premier jour, après son évasion. Ses jambes et ses pieds s’en souviennent encore !

    Mais surtout, elle ne peut avoir imaginé Jonathan tel qu’il était dans chacun de ses « délires » subconscients puisque selon lui, elle ne la jamais vu avant son réveil. Un détail des plus troublants pour lequel le charmant monsieur Sauveur semble avoir fait l’impasse !

    Un léger claquement de doigts près de sa joue la tire de ses réflexions.

    - Hep, vous m’aviez l’air partie bien loin jeune fille ! Á quoi pensiez- vous ainsi.

    - Comment puis-je vous avoir reconnu Jonathan ?

    - Ma voix ! Vous l’entendez depuis quatre ans !

    - Votre voix, je veux bien mais votre visage ? Je ne l’ai jamais vu ! Je ne me suis pas « réveillée » durant toutes ces années que je sache ! Ou si je me suis réveillée, je ne m’en souviens pas ! Et vous non plus si je ne m’abuse !

    Il n’a pas pu lui répondre. La question est restée en suspens entre eux. Celle-là et celles suscitées par ce qu’elle lui a dit juste après :

    - Dans mes rêves, vous étiez un chasseur de la préhistoire et votre nom était Roh Ahr Anh. Pour toutes les autres périodes que - d’après vous - mon subconscient a créées, vous étiez Jonathan tel que je vous vois aujourd’hui à quelques détails près. Chevalier au Moyen-âge, dompteur de tigres au vingt et unième siècle où votre nom de famille était Sauveur comme vous, membre de l’élite de la Sphère en l’an mille du monde post-apocalyptique. L’un de ceux d’En-Haut, voleur de rêve devenu extracteur d’ouvriers esclaves « anormaux ». Et toujours, vous m’y sauviez de la mort. Dans le dernier songe, j’étais mourante après avoir été piquée par un animal venimeux dont j’ignore le nom. Vous n’étiez pas là. J’entendais votre voix mais quand j’ouvrais les yeux, c’est Martha que je voyais. Ou Melody, ou encore Senghor. Khaled était présent lui aussi. Il voulait m’abandonner dans la cabane. Nous n’étions plus loin de Liberté et je retardais le groupe. J’ai cru que j’allais mourir sans t’avoir revu Jonathan. Puis j’ai entendu ta voix pour de bon et j’ai su que tu étais revenu. Tu m’appelais. Alors je suis revenue moi aussi. Je suis sortie du puits de la mort.

    C’est ce monde-là qui est réel pour moi, parce que c’est celui où je survis, où je te retrouve et où je te pardonne parce que je t’aime Jonathan.

    Elle pleurait à chaudes larmes en terminant. Revivre ces instants si angoissants, si réels pour elle, l’a secouée. Sa peur panique de l’avoir perdu à jamais, de mourir sans lui, est remontée à la surface. Elle a fermé les yeux, serrant très fort les paupières, persuadée que dès qu’elle les rouvrirait elle se retrouverait dans la cabane, au sommet de ce mont pelé où rien ne pousse, Jonathan à son chevet l’enjoignant de se réveiller.

    Alors, elle a entendu d’autres sanglots que les siens. Elle a rouvert les yeux et l’a regardé.

    Il pleurait.

    Rien n’avait changé, elle était toujours dans l’horrible et froide chambre d’hôpital. Dans ce monde inconnu dont on lui affirmait qu’il était le sien depuis sa naissance. Un monde terrifiant pour elle dont le seul point d’ancrage rassurant était cet homme qui pleurait à son chevet. Il avait toujours été là pour elle dans les pires moments de ses existences imaginaires, elle se devait d’être là pour lui dans celle-ci, même si elle se refusait encore à croire qu’elle était la seule qui soit vraie.

    - Quelle est la raison de ce gros chagrin ? Lui a-t-elle demandé en lui tapotant gentiment la main, parodiant la voix puissante de Marla.

    L’effet a été immédiat. Il a cessé de pleurer, s’est mouché bruyamment puis s’est mis à rire.

    - Vous imitez sacrément bien notre chère « nounou » comme on l’appelle ici !

    - Elle est très bavarde mais tellement douée pour consoler les gens.

    - Vous aussi !

    -Bavarde ?

    - Non, consolatrice des cœurs affligés !

    -Vous ne le méritez pas pourtant ! Du moins dans mon dernier rêve !

    - Que vous ai-je fait ?

    -Vous m’avez odieusement trompée.

    -Avec une autre femme ?

    -Pire que ça !

    - Que peut-il y avoir de pire que de tromper celle qu’on aime et qui vous aime avec une autre ? Parce que si j’ai bien compris - et ce fut un choc pour moi de vous l’entendre dire- vous m’aimiez et je vous aimais dans ce dernier rêve ?

    - Dans celui-là et dans tous les autres ! C’est pour ça que vous pleuriez ?

    - Hum hum… Même si je suis beau gosse, toutes mes patientes ne sont pas amoureuses de moi. Et si certaines le sont, aucune ne me l’a avoué comme vous venez de le faire avec une telle conviction que j’en ai été tout retourné.

    - Vous êtes bien un peu amoureux de moi vous aussi, non ? C’est ce que pense ce gros rustaud de Khaled en tout cas !

    -Euh…Vous nous avez donc entendus !

    - Il est si délicat votre ami ! Il aurait pu parler moins fort tout de même ! Il ne me semble guère respectueux envers les malades ! Alors, m’aimeriez-vous un peu, bien que vous vous en soyez défendu avec vigueur ?

    - Je vous aime dans vos rêves Élisa et si j’en crois ce que vous venez de me dire, je ne le mérite pas ! Vous ne m’avez pas dit ce que je vous ai fait de si grave qui nécessite votre pardon !

    - Vous m’avez utilisée pour satisfaire aux caprices de ceux de votre espèce.

    - Non pas ça tout de même ! Je ne vous ai pas offerte en pâture à d’autres hommes !

    - Pas mon corps Jonathan ! Mon corps d’anormale était à brève échéance destiné à servir de nourriture aux habitants de la Sphère. Ce que vous avez donné à ceux d’En-Haut, hommes et femmes, pour tromper leur ennui, c’est mon esprit, ma personnalité, mes songes.

    - Mon Dieu, je ne comprends rien à ce que vous racontez.

    -Je vous expliquerai ! Je veux tout vous dire de ce que j’ai vécu pendant mon…coma et que vous notiez avant que tout ne disparaisse Mais là, tout de suite, je suis fatiguée ! Si vous saviez comme ça fait du bien de dormir !

    - Je vais vous laisser alors ! Reposez-vous bien, demain votre maman et votre frère viennent vous voir !

    - Ça me fait très peur !

    -Pourquoi ?

    -Je ne les connais pas… Ou du moins, je crains de ne pas les reconnaître.

    - Ils étaient dans vos rêves ?

    - Oui !

    - Alors pas d’inquiétude, vous les reconnaîtrez eux aussi ! Vous m’avez bien reconnu, moi, alors que vous ne m’aviez jamais vu ! Il faudra d’ailleurs que je cherche une explication plausible à ce mystère !

    -Quel mystère ? Murmure-t-elle en étouffant un bâillement…

    - Plus tard Élisa ! Vous devez vous reposer maintenant !

    - Jonathan…

    - Quoi ?

    - Merci d’avoir été là, une fois de plus.

    - Pas de quoi Élisa !

    - Oh si ! Non seulement vous êtes présent à chacun de mes « réveils », mais encore, c’est parce que vous m’appelez que je reviens. Ce qui me donne à croire que je suis peut-être encore en train de rêver… Mais vous serez-là, n’est-ce-pas, quand je reviendrai ?

    -Je serai là ma chérie. A-t-elle cru l’entendre chuchoter près de son oreille tandis que le sommeil s’emparait d’elle.


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