• « La trace d’un rêve n’est pas moins réelle que celle d’un pas. »

    Georges Duby

    *

     

    - Ça va ?

    - … Oui …

    Elle ne lève même pas les yeux pour répondre à celui qui parle, légèrement au-dessus de sa tête. Elle est si bien blottie entre ces bras fermes, contre ce torse puissant dont la toison à la fois douce et drue lui caresse la joue. Elle se sent… Oui, c’est ça…À sa place.

    Les tremblements violents qui l’agitaient il y a encore quelques minutes, s’apaisent progressivement. La panique qui s’était emparée d’elle se calme petit à petit au contact de l’homme qui la tient si fort serrée qu’elle ne risque pas de tomber. Elle entend son cœur battre régulièrement alors que le sien pulse encore de façon trop frénétique.

    - Où… Où suis-je ?

    - Purée, le choc ! Vous ne savez pas ? Regardez !

    Obéissante, elle jette un œil autour d'elle. Alors tout lui revient.

    - Quand vous êtes revenue à vous, vous avez couru tout droit ici. Bizarre hein ?

    Ici… au bord de la piste … Des yeux verts qui la regardent… Des babines retroussées sur de terribles crocs… Elle a eu tellement peur ! Elle a cru sa dernière heure venue et de si horrible façon qu’elle en frissonne de nouveau. Elle sait qu’elle ne craint plus rien, cependant les vagues de terreur qui l’ont submergée ont du mal à refluer totalement. Dieu ! Mourir ainsi !

    - Élisa ? Vous êtes sûre que ça va ?

    - Oui ! Vous pouvez me lâcher maintenant !

    - Je ne crois pas, non !

    - Mais si, je vous assure !

    - Je vous lâche, vous tombez ma belle !

    - Mais non ! Regardez !

    Et pour lui prouver qu’il a tort, s’appuyant des deux mains sur sa large poitrine, elle se détache de quelques centimètres de ce grand corps rassurant. C’est vrai qu’elle est petite comparée à lui. Au point qu’elle est obligée de lever la tête pour le regarder, voir enfin à quoi ressemble celui qui l’a sauvée d’une fin atroce. Elle se noie dans l’eau verte pailletée d’or de ses yeux. Des yeux étranges qui la font tressaillir. Une impression de déjà vu…Il y a longtemps, ce même regard vert, inquiet, posé sur elle… Cette crinière sauvage….

    Mais non ! C’est seulement parce qu’elle vient d’échapper à la mort qu’elle s’imagine des choses. La dernière fois qu’elle a vu cet homme, si magnifique qu’il n’a pu que la marquer ne serait-ce qu’inconsciemment, il était derrière des barreaux. C’était juste avant l’événement qui a failli lui coûter la vie.

    - Merci. Murmure-t-elle, frémissant encore d’horreur à l’idée de ce qui aurait pu lui arriver si…

    - Mais de rien Élisa ! Voulez-vous vous asseoir maintenant ?

    - Oui… Je… Je crois qu’il vaut mieux …

    Ses jambes flageolent. La tenant par la taille, il l’aide à se poser sur le siège qu’elle devait occuper avant que… Non ! Elle ne veut plus y penser ! Il s’assied près d’elle, son bras toujours autour de sa taille pour continuer à la maintenir. Machinalement, elle se penche vers lui et pose sa tête sur son épaule. Nichée contre son cou, elle reprend ses esprits. Elle s’avise soudain qu’il est torse nu. Enfin presque. Il porte un justaucorps rouge vif largement échancré qui laisse voir des pectoraux impressionnants. Il est retenu par des bretelles de la même matière extensible que le reste du vêtement qui le moule comme une seconde peau. Un large ceinturon noir à boucle cuivrée, des demi-bottes du même cuir noir tout comme les bracelets de force qui lui entourent les poignets, un bandana rouge ceignant son front et disciplinant un peu sa longue chevelure blonde aux reflets cuivrés, complètent sa tenue. Son costume de scène en fait.

    Une idée saugrenue la traverse : « la toison à la fois douce et drue... ». Comment a-t-elle pu sentir la moindre pilosité sur ce torse-là ? Il est totalement glabre, huilé juste ce qu'il faut pour mettre en valeur la mâle musculature, spectacle oblige ! Une autre impression de déjà vu, de déjà ressenti qu'elle ne s'explique pas. Elle nage en pleine confusion !

    Autour d’eux, tout est relativement calme hormis les bruits habituels d’un samedi soir de mi-juillet en ville. La piste est déserte, les gros projecteurs éteints. Ils sont dans une semi- pénombre seulement éclairée par les lampadaires de la place. Une lumière blafarde qui se fraie un chemin par l’entrée grande ouverte du chapiteau. Les flonflons du spectacle se sont tus. Seuls le barrissement des éléphants et le rugissement des fauves de la ménagerie se font encore entendre par à-coup. Pour elle, à cause d’elle, la vie du cirque habituellement grouillante et bourdonnante à cette heure, est comme suspendue.

    - Je…Je vous retarde. Bredouille-t-elle gênée.

    -Ne vous en faites pas pour ça ! On rejoue ici demain soir alors on ne démonte pas.

    Soulagée, elle se laisse un peu aller.

    Depuis combien de temps le public a-t-il quitté les gradins peints en rouge et jaune ? Nombreux ce soir -comme les autres soirs probablement tant les prestations de classe internationale proposées aux yeux éblouis des spectateurs sont captivantes - petits et grands n’ont pas eu à s’enfuir. Aucune panique autour de la piste. « L’incident » a été très rapidement maîtrisé. Elle seule, Dieu sait pourquoi a eu à subir la vindicte de la bête.

    C’était le dernier numéro, le clou d’un spectacle magique et c’était bien la première fois qu’une telle chose se produisait. Ils ont su éviter la pagaille qu’un tel avatar n’eût pas manqué de provoquer si lui, son sauveur, n’avait pas réagi au quart de tour. On dirait qu’il devine ses pensées car il rompt le silence qui s’est installé entre eux.

    - Vous savez qu’ils ont cru que vous étiez une comparse ! Incroyable non ?

    - Que voulez-vous dire ?

    - Le public pensait que vous faisiez partie du numéro ! Même quand vous vous êtes évanouie, sur le coup, personne n’a deviné que vous mourriez littéralement de peur !

    - Co… Comment ?

    - Véridique ! Ils ont cru que vous faisiez semblant.

    - Je ne comprends pas…

    - En fait, ce n'est qu'en vous voyant demeurer inconsciente qu'ils ont compris que vous ne jouiez pas la comédie et que vos voisins se sont approchés de vous pour vous porter secours.

    - Je ne comprends pas !

    - Qu'est-ce que vous ne comprenez pas ?

    - Mais enfin…Votre tigre… Il.. Il… Vous l'avez empêché de me…

    - De vous quoi ?

    - De me tuer ! Il … Il a réussi à sortir de la cage… Il…

    - Qu’est-ce que vous racontez ? Simbu n'a jamais quitté la piste. C'est impossible d'ailleurs ! Sa seule sortie possible, c'est le tunnel qui mène directement à sa cage après le numéro.

    - Vous mentez !

    - Élisa, Élisa… Il n'y a aucune porte donnant sur la piste je vous dis ! Ce serait trop dangereux ! Il y a bien une porte mais elle donne sur les coulisses et permet l’intervention du responsable de la ménagerie au cas où moi, je me trouverais en danger ! C'est la terreur qui vous a fait délirer. Vous n'avez couru aucun risque jeune fille.

    - Et moi, je vous dis que je l'ai vu ! Il me regardait d’un air féroce. Il avait les babines retroussées… Puis il a bondi vers les barreaux, s'est jeté dessus comme un fou. Il était dressé sur ses pattes arrières et griffait les barreaux…La porte devait être mal fermée car elle s'est soudain ouverte sous le poids de votre fauve… Il s'est précipité vers moi toutes griffes dehors en rugissant …

    - Simbu n’a pas rugi jeune fille, ça il ne le fait que sur mon ordre.

    - Vous vous payez ma tête ou quoi ?

    - Non, je vous assure !

    - Qu’importe ! Il voulait me … Alors vous êtes sorti pour le maîtriser et…

    - Et quoi selon vous ?

    - Vous m'avez prise dans vos bras et m'avez emmenée en lieu sûr…

    - J'aurais aimé, croyez-moi ! Mais non, hélas ! Ce n'est pas moi mais notre médecin de bord qui vous a portée en coulisses pour vous prodiguer les premiers soins après votre deuxième évanouissement.

    - Mon deuxième…

    - Vous reveniez à peine à vous que vous êtes retombée dans les vapes ma jolie !

    Il a dit cela avec du rire dans les yeux.

    Elle se sent vexée, ridicule même sous ce regard qui semble se gausser de ses frayeurs.

    - Ne vous moquez pas ! J'ai failli…

    - Mourir de peur, c'est vrai ! Mais pas sous les crocs de mon gros matou ! Ça, sûrement pas. Même s'il avait réussi à sortir de la piste, il ne vous aurait fait aucun mal.

    - Et pourquoi donc ?

    - Dans votre robe, vous ressemblez incroyablement à quelqu'un que nous connaissons et aimons très fort tous les deux.

    Une jalousie incongrue lui pince le cœur. Elle rougit. Heureusement, il ne la regarde pas! Qu’est-ce qui lui prend soudain ?

    - Elle nous a quittés il y a maintenant deux ans mais Simbu ne l'a pas oubliée. Il était en adoration devant elle…

    - C'était votre…

    - Ma sœur, Gina. Elle s'est mariée avec un dompteur de lions et travaille avec lui dans un autre cirque aux USA. Carla l'a remplacée. Vous vous souvenez de Carla ? Votre malaise impromptu lui a volé la vedette. Et le fait que je sois avec vous au lieu de bosser avec les autres, fait plus que l'énerver je crois… C'est la fille de l’associé de mon patron.

    Si elle se souvient de la gracieuse ballerine en tutu blanc vaporeux et chaussons rouges qui virevoltait au centre de son podium comme les petites danseuses des boites à musique ? Un podium translucide qui donnait l’impression que la jeune femme flottait, pareille à un elfe au- dessus de la piste tandis que plus d’un mètre en-dessous, dans le pourtour de sciure laissé libre par la scène circulaire de la ballerine, le dompteur faisait évoluer son tigre géant avec sa seule fine baguette, génial chef d’orchestre, au son de la musique du « Lac des cygnes ».

    Oui, Élisa revoit parfaitement la belle et brune jeune femme. Elle se souvient surtout de l’émoi incroyable qu’a fait naître en elle comme en chacun, après que le chapiteau ait été plongé dans le noir complet, l’apparition miraculeuse dans la lumière éblouissante revenue, de la danseuse d’une beauté à couper le souffle, du félin majestueux et du dompteur magnifique. Un trio totalement inédit qui fait de cet incroyable numéro, la renommée justifiée du Cirque Marini.

    - Ah bon ! Répond-elle distraitement avant de revenir péniblement à la réalité et à la question qui la taraude. Vous parliez de ma robe…

    - C'est çà ! Votre jolie robe rouge.

    La robe en question, elle l’a eue cet après- midi, à la fin de son repas d’anniversaire. C’est en effet le cadeau de sa mère pour ses 20 ans. Pour lui faire plaisir, parce qu’elle passe sa vie en jean-baskets, elle l’étrennait ce soir. Pour la lui offrir, la pauvre a dû économiser sur son maigre salaire de femme de ménage.

    C’est une robe assez courte, très près du corps qui met un peu trop en valeur ses courbes féminines. Des courbes qu’elle s’évertue le plus souvent à cacher sous des vêtements larges, pratiques mais avant tout discrets, pour ne pas dire informes ! Elle vit à la campagne où les mecs sont aussi bêtes qu’en ville !

    « Tu es si jolie ! Pourquoi t’habilles-tu toujours comme un garçon manqué ? » Lui rabâche sans fin sa mère. Quand ce n’est pas son frère aîné qui s’en mêle !

    - Pour avoir la paix ! Dit-elle avec véhémence, oublieuse du lieu autant que de la personne assise à ses côtés.

    - Comment ?

    - Excusez-moi ! Je pensais tout haut. Ma robe disiez-vous…Je n’en porte jamais, pour avoir la paix. ! Être une fille, ce n’est pas toujours facile…

    - Je veux bien vous croire. Vous êtes…superbe ! Brune et dorée comme un brugnon ! Cette couleur vous va à ravir !

    C'est vrai qu'elle est rouge la robe. Terriblement rouge ! Aussi rouge que ses joues à ce compliment inattendu qui la conforte, si besoin était, dans ses choix vestimentaires. Aussi rouge que le justaucorps de son sauveur et aussi moulante ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! Quelle idée stupide de l’avoir mise aussi ! Mais comment résister à sa chère mère et plus encore à son frère adoré !

    - Bon et alors. Ce n’est tout de même pas cette foutue robe qui a excité votre monstre !

    - Ah ah ah ! Quelle fougue pour un si petit bout de femme !

    - Vous allez arrêter de me prendre pour une tourte ? Je ne suis pas petite ! C’est vous qui êtes grand ! Et votre tigre lui…

    - Il est habituellement très…calme et comme je vous l’ai dit, il m’obéit aveuglément ! C’est juste un excellent comédien qui joue à la perfection le rôle que je lui ai appris : rugir, montrer les crocs, se dresser au-dessus de moi comme s’il allait me dévorer, sauter dans les cerceaux de feu, se coucher à mes pieds comme un gentil toutou…. Tout ça fait partie de son taf et il le fait très bien parce que moi, je fais bien le mien. Je suis dresseur de tigres depuis que mon patron m’a laissé entrer dans une cage. C’est mon métier ! Voilà pourquoi j’ai vu assez rapidement qu’il n'était pas comme d'habitude. Je fais toujours extrêmement attention à ses humeurs et aux moindres variations de son comportement. J’ai eu vite fait de comprendre le pourquoi de ce trouble inhabituel quand je vous ai vue, là, au premier rang, merveilleuse apparition tout de rouge vêtue ! J’avoue que sur le coup, moi aussi…

    - Et alors ? L'interrompt-elle, confuse.

    - C'est là que Simbu a pété un câble. Comme vous l'avez vu - et c'est là la seule réalité de l'histoire - croyant reconnaître Gina, il a bondi vers vous, s'est dressé sur ses pattes et, s'appuyant sur les barreaux, il a poussé un grognement amical qui tient plus du ronronnement que du féroce rugissement

    - Bientôt vous allez me dire qu’il ronronnait de joie ! Vous vous moquez encore de moi hein !

    - Mais non enfin !  Je ne vous dis que la vérité ! Et même s’il ne ronronne pas tout à fait comme les chats, Simbu n’est en effet qu’un gros matou ! Énorme même, j’en conviens ! Or, comme tous les félins, il use de « vocalises » particulières pour manifester sa sympathie !

    -Parce que selon vous, je lui suis sympathique ? J’aurais tout entendu ! Et moi, je maintiens qu’il rugissait !

    - Quelle entêtée vous faites ! Je veux bien croire que le ronronnement d’un tigre du Bengale adulte puisse ressembler à une espèce de rugissement mais ce n'était qu'une démonstration d'amour, croyez-moi !

    - Ben voyons !

    - Je vous assure ! Là-dessus, vous tombez dans les pommes. Vous croyant morte je suppose, voilà que Simbu s'affale et se met à pleurer. Et c’est impressionnant, croyez-moi, un tigre qui pleure ! Pendant que j’essaie de le calmer les gens vous entourent. Voyant cela, mon tigre réagit comme il se doit : pour vous défendre, il se re précipite sur les barreaux en rugissant de colère cette fois. Manque de pot, c'est à ce moment-là que vous émergez et que de nouveau terrifiée par cette réaction féroce, vous reperdez connaissance. Comme l'incident menaçait de foutre la pagaille, le patron a fait éteindre les lumières, pendant que je maîtrisais Simbu à grand peine - il ne voulait pas s'éloigner de vous - et que je le ramenais vite fait à la ménagerie. Quand tout s’est rallumé, c’était comme d’hab', la cage et tout le bins avaient disparu. Il ne restait plus que Carla et moi pour saluer le public en délire. Un public qui vous réclamait à cor et à cris. Monsieur Loyal a rapidement enchaîné sur la parade finale pour calmer le jeu et basta ! Fin du spectacle. Entre temps, notre médecin était discrètement venu vous récupérer pour vous amener en coulisse où il vous a prodigué ses soins attentifs

    - Bon ! Vous ne m'avez pas sauvée alors?

    - Non et, une fois encore, croyez bien que je le regrette. J'aurais aimé être votre sauveur comme…

    Elle l’interrompt agacée.

    - Si je vous comprends bien, je n'ai failli mourir que de trouille et si le ridicule tuait, j'aurais pu aussi mourir de honte ! Après avoir deux fois échappé à une mort indigne, je ne risque vraiment plus rien ! Je crois qu’il serait temps que je rentre maintenant. Je vous ai assez monopolisé comme ça !

    - Pas grave, j’ai le temps ! Vous avez l’air encore rudement choquée. Vous pouvez rester là jusqu’à ce que ça aille vraiment mieux. Je continue à vous tenir compagnie.

    - Je vous remercie mais je dois vraiment rentrer à présent, sinon ma mère va s’inquiéter !

    - Vous êtes certaine que ça va aller ?

    - oui!

    - OK ! Je vous appelle un taxi !

    Il a dit ça d’un air… déçu, oui, déçu ! Bizarre !

    - Si vous voulez !

    - Mais avant Élisa, il faut absolument que je fasse quelque chose.

    - Faites, je vous en prie ! Répond-elle sans réfléchir.

    Alors, sans crier gare, il se penche vers elle, prend son visage entre ses grandes mains et l’embrasse sur les lèvres, doucement d’abord, presque avec tendresse puis, comme emporté par un besoin urgent, avec une ferveur grandissante, comme si sa vie même en dépendait. Sous la pression de la bouche chaude, elle ouvre la sienne pour qu’il en prenne possession plus profondément. Elle le lui doit. Bien qu’il le démente, il a risqué sa vie pour elle. Comme dans ses bras tout à l’heure, elle se sent à sa place. Ce baiser, elle l’attendait. C’est l’aboutissement de quelque chose, elle ne sait quoi. Elle y répond avec toute l’ardeur d’une passion qu’elle ne se connaissait pas. Elle voudrait qu’il ne cesse jamais. Jamais !

    Quand il se détache d’elle le regard brillant, c’est à regret elle le sent bien. En fait, elle doit s’avouer que c’est un arrachement autant pour elle que pour lui.

    - Élisa…Murmure-t-il. Élisa…J’attendais ce moment depuis si longtemps !

    Elle entend à peine ce qu’il dit. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle est toute étourdie. Son cœur bat la chamade mais ce n’est plus de terreur. Pourquoi ici et maintenant alors qu’elle va partir ? Et lui aussi, de son côté. Leurs chemins ne se croiseront plus jamais et…

    - Je ne sais même pas votre nom ! Simbad, c’est pour la piste bien sûr ! Je veux savoir le vrai, dites-moi !

    - Je m’appelle Jonathan Sauveur !

    - Cela vous va comme un gant ! Tente-t-elle de plaisanter.

    Mais le cœur n’y est pas. Il est vraiment temps qu’elle s’en aille ou elle va se mettre à pleurer. Quelle humiliation !

    - Oui, répète-t-elle, vous portez bien votre nom !

    - Tu ne peux savoir à quel point Élisa ! Nous nous reverrons !

    Elle ne relève pas cette soudaine familiarité. Ce soir, plus rien ne peut la surprendre.

    Elle a cru être dévorée vive par un énorme tigre du Bengale doux comme un agneau. Un bel inconnu l’a embrassée et elle a aimé ça, mieux, elle lui a rendu son baiser et comment ! Ils vont se quitter comme s’il ne s’était rien passé entre eux. Pourquoi s’étonnerait-elle ?

    « Nous nous reverrons. » A-t-il dit. Elle en doute mais le monde est petit après tout et le cirque repassera un jour par Sarlat qui sait ?

    Il a appelé un taxi. Pour l’attendre, ils sont sortis et se sont assis sur un banc un peu plus loin. Ils sont restés là dans l’air frais de la nuit, côte à côte, sans se toucher, sans se parler, sans même se regarder, chacun perdu dans ses pensées secrètes, seul au monde dans sa bulle de silence.

    Le taxi est arrivé. Il l’a conduite jusqu’à la voiture. Après une douce caresse sur sa joue, un dernier baiser léger sur ses lèvres encore décolorées, il l’a laissée s’installer à l’arrière et a refermé sur elle la portière. Tandis que le taxi manœuvrait pour sortir du parking puis s’éloignait à petite vitesse, par la vitre ouverte elle lui a fait un signe de la main mais il ne l’a pas vu. Grande silhouette vêtue de rouge, il avait déjà tourné le dos et retournait d’un pas félin à ses occupations.

    Jonathan Sauveur allait regagner sa luxueuse caravane rouge et or. Il allait se coucher après sa longue journée de travail et s’endormir satisfait. Quoi qu’il dise, il aurait tôt fait d’oublier la fantasque jeune fille à la robe rouge ! Sa vie est tellement excitante tellement extraordinaire ! Demain soir, la représentation terminée, il ôtera le costume de lumière de Simbad le dompteur pour endosser celui plus pratique d’homme à tout faire, comme tout un chacun au sein de la grande tribu de la piste. En pleine nuit, avec les autres, dans le long convoi coloré, il reprendra la route vers une autre ville où l’attend déjà un public émerveillé à l’avance par le programme alléchant du cirque Marini.

    Quant à elle, elle va devoir se contenter de ses souvenirs et ne retrouvera sous peu que sa modeste maisonnette dans son petit hameau perdu non loin des Eyzies. Tandis que le taxi quitte Sarlat, Élisa remâche les derniers mots qu’il a redits comme pour l’en convaincre, juste avant de la quitter :

    « Je vous le jure, nous nous reverrons Élisa ! »

    Quel drôle d’accent il a ! Elle n’a pas réussi à le situer. En fait, elle n’a pas eu le temps d’apprendre grand-chose à son sujet alors qu’il paraissait en connaître tant sur elle. À quoi lui aurait-il servi d’en savoir un peu plus sur cet homme entreprenant puisqu’ils ne se reverront pas, quoi qu’il en pense ?


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