• - Élisa 7 contrôle…Élisa 7 contrôle !

    La voix désincarnée de CVUT 7007, Coordinateur Virtuel de son Unité de Travail, la sort instantanément du puits noir et profond. Elle s’ébroue et d’un geste sûr issu d’une pratique quotidienne, elle débranche les électrodes de son casque de sommeil.

    « C’est la dernière fois ! » Se dit-elle sans savoir d’où lui vient cette étrange certitude.

    En dépit des somnifères consciencieusement avalés et du casque censé la prémunir contre les rêves importuns, elle a mal dormi. Un sommeil agité, troublé par des images confuses. Comme si elle avait rêvé, alors que c’est non seulement illégal mais encore que ça devrait être impossible avec le casque qu’on lui impose depuis son troisième reformatage. Ils ont compris qu’elle était un sujet à risque maximum et ont agi en conséquence !

    Apparemment, leurs mesures correctives ne suffisent pas ! Elle va droit au quatrième reformatage. C’est ce que signifie le rappel à l’ordre insistant de CVUT 7007.

    Elle sursaute ! Non pas à cause de la voix de son Coordinateur Virtuel mais parce que viennent de surgir inopinément dans son esprit troublé, deux idées aussi incongrues que celle qui l’a fugacement traversée lorsqu’elle s’est « débranchée »…

    La première c’est perte, douleur, chagrin… La deuxième c’est « Oh non ! Je suis revenue dans la Sphère ! »

    Revenue ? Mais elle n’est jamais partie ! Où aurait  elle pu partir ?

    -Élisa 7 contrôle…Élisa 7 contrôle !

    Si elle n’était pas si sûre de l’impossibilité de la chose, elle dirait qu’il y a de la colère et de l’impatience dans le ton obligatoirement monocorde de CVUT 7007. Le Coordinateur n’est qu’une extension de la Machine. Or, la toute puissante création de ceux d’En-Haut n’a pas de sentiments.

    Sentiments ? C’est quoi ce concept ? Dieux des Sphères ! Elle déraille vraiment ! Sentiments est, devrait être pour elle comme ça l’est pour tous les autres, un truc aussi inconnu que colère, chagrin, douleur, impatience… CVUT a raison elle a réellement besoin d’un contrôle complet. Encore un !

    Elle secoue la tête pour extirper les miasmes fuligineux qui lui polluent l’esprit. Il est déjà 4 h10, son poste débute à 5 h30. Consciente d’avoir perdu de précieuses minutes sur son planning matinal très serré, elle passe en hâte sous la « ionodouche », revêt en quatrième vitesse sa combi marron de trieuse puis elle avale plus vite encore les deux pilules énergisantes qui lui permettront de tenir sans la pause de mi-journée dont elle va devoir se passer pour rattraper son retard. Si elle récupère son poste d’ouvrière Q1 des Serres hydroponiques miraculeusement conservé après son troisième reformatage ! Parce que cette fois plus que le déclassement ou même le changement de secteur c’est la descente directe au redoutable quinzième niveau qu’elle risque. Brrrr !

     Maudite Machine ! Maudites lois ! Règles innombrables, interdits, punitions… Tout cela n’est réservé qu’aux habitants des bas niveaux par les Maîtres tout puissants de la Haute Sphère !  « C’est injuste ! » Se surprend-elle à penser. Et ça, c’est bien le signe évident que le reformatage est désormais inévitable !

    Quand a-t-elle commencé à changer ? Quand sont nées les premières images étranges qui hantent son esprit malade ? Pourquoi elle et surtout pourquoi ne parvient-elle pas à empêcher cette dangereuse intrusion mentale  malgré sa dernière séance dans la salle de contrôle honnie ? Son cerveau pervers serait-il le seul à être immunisé ?

    Son petit déj’ lui a paru bien insipide. Ahhhh ! Un jus d’orange fraîchement pressé, un café noir brûlant et sucré, une tartine de pain grillé couverte de miel ! Oh la la ! Où est-elle encore allée chercher ça ? Elle est sûre que parmi les douceurs dont disposent les Maîtres de la Machine, aucun ne connaît ces mets imaginaires. Même s’ils se nourrissent de choses délicieuses et non pas de ces saletés de pilules strictement réservées à leurs esclaves d’en bas, des robots humains sans âme ni conscience personnelle.

    Elle quitte enfin son habitatcube et emprunte le pédiroule d’accès au Centre de Contrôle, les tripes nouées par une haine aussi inexplicable que soudaine envers ceux d’En-Haut, envers l’inhumaine machine qu’ils ont créée pour contrôler les habitants formatés du Monde du bas. Haïr, un verbe dont elle vient à peine d’intégrer le sens en même temps qu’elle comprend qu’il est l’un des plus interdit juste après aimer. L’amour…Ce sentiment-là, si doux et troublant, où et quand l’a-t-elle ressenti ? Mais pour l’heure, c’est la haine qui l’habite tout entière. Une haine doublée d’un désir dévorant de rébellion. La  Machine  contrôle d’autres machines et désormais, elle ne se sent plus une machine !

    À ses yeux soudainement dessillés, le reformatage qui l’attend devient d’un seul coup un viol de sa personnalité. Parce qu’elle découvre seulement qu’elle a une personnalité, au contraire d’un robot, au contraire de la  Machine abhorrée.

    - Élisa 7, contrôle…Élisa 7, contrôle !

    Bien que proféré de façon totalement mécanique, l’ordre vrille dans son crâne, tel un message urgent, synonyme de danger.

    Elle bénirait presque les pédiroules dont la vitesse constante et modérée retarde un peu l’instant fatidique de sa punition. Une condamnation inévitable. Elle est devenue tellement différente de ses compagnons de captivité !

    Elle a même l’impression que dans le flot des travailleurs qui circulent sur les autres pédiroules, certains la regardent bizarrement. C’est impossible bien sûr ! Car à moins qu’il n’en existe d’aussi « pervertis » qu’elle, ils sont tous formatés pour ne rien voir, ne rien sentir, ne rien ressentir. Indifférents ! Ils sont indifférents comme elle l’a été avant que ne surgissent ces troubles qui la différencient des autres prisonniers.

    « Oui ! Nous sommes tous des détenus et la Sphère est notre prison » se dit-elle emplie d’une interdite amertume, tandis qu’en même temps s’ancre en elle la certitude que tout peut changer. Que tout va changer pour elle dans un avenir si proche qu’elle en frissonne d’espoir.

    Une sensation de déjà vu, de déjà vécu la saisit.

    - Attention Élisa ! Chuchote une voix tout près d’elle.

    Elle est tellement surprise qu’elle n’a pas eu le temps de voir qui lui a adressé cette mise en garde. On ne se parle pas dans la  Sphère, c’est rigoureusement interdit ! Seuls les coordinateurs virtuels donnent de la voix. Chacun reçoit de lui ses ordres pour la journée et remplit sa tâche sans mot dire sous peine de punition. Les « Yeux Surveillants » guidés par la Machine sont là pour que soit respectée cette règle d’or du silence, comme doivent être suivies à la lettre toutes les lois qui régissent la Sphère. Ces petits espions volants d’une redoutable efficacité, sont partout. Le moindre délit repéré est immédiatement signalé et la punition tombe sans préavis. Cela va d’une petite mise à jour superficielle à l’exil au quinzième niveau en passant par un reformatage profond. Même lorsqu’ils sont contrôlés, les esclaves de la Sphère n’ont pas le droit à la parole. Assis sur un siège directement relié à la  Machine,  la tête bardée de capteurs sensoriels, c’est leur cerveau qui donne directement les informations requises à partir desquelles sera établi le jugement. Pas de procès, pas d’avocats ! Seule prévaut la loi stricte édictée par les Maîtres du monstre robotisé créé par eux pour régner sur le peuple laborieux d’en bas !

    La sensation de déjà vu persiste. Elle a bien cru reconnaître la voix de la femme qui lui a demandé de faire attention. Car c’était une femme, c’est sûr ! À quoi doit-elle faire attention ? Elle ne peut aller ni à droite ni à gauche ni en arrière. Ce pédiroule particulier, signalé par sa couleur rouge spécifique, mène direct au Centre de Contrôle. On ne s’y rend habituellement que pour l’inspection mensuelle obligatoire. Une petite révision en somme, pour vérifier que l'outil humain est en bon état de fonctionnement ! Rares sont ceux qui ont besoin d’être reformatés comme elle risque de l’être aujourd’hui et nul ne songerait à se soustraire à l’ordre de s’y rendre ! Elle-même malgré sa différence dangereuse, n’a jamais pensé ne serait-ce qu’à quitter ces longs tapis roulants si pratiques et qui vous conduisent sans fatigue là où vous devez aller, pour marcher jusqu’à sa destination ! La fluidité de la circulation dans la Sphère, impose l'usage des pédiroules. Il n'est permis de marcher que dans les habitacubes, dans les zones de travail et à titre hygiénique, lors des séances de sport obligatoires. Là-haut, on veut bien que vous soyez en forme mais pas trop tout de même ! Juste, tout juste ce qu’il faut pour rester efficace ! Fonctionnel ! Seuls les gardes ont le droit de marcher tout comme ils ont le droit de se déplacer hors des circuits automatisés.

    Soudain, une main agrippe son bras presque brutalement. À peine a-t-elle eu le temps d’entr’apercevoir une haute silhouette encapuchonnée qu’elle se sent entraînée de force. Un garde ? Eux seuls ont le droit de porter les combis intégrales bleues qui les couvrent de la tête aux pieds, signe distinctif de leur appartenance à l’Unité Humaine de Surveillance. Non ! Ils officient en binôme et une seule poigne de fer la retient. « On» la fait courir ! Et ça, c’est strictement interdit ! Déjà, un Œil-Surveillant est au-dessus d’eux… Une main rageuse l’a saisi et jeté au sol où il se brise ! Fragiles ces petits espions ! Incroyable !

    Bon sang ! Elle a déjà vécu ça aussi, elle en donnerait sa main à couper ! Mais quand ?

    -Vite, vite ! L’admoneste une voix mâle.

    Pas une seconde elle ne songe à résister. Elle se met à courir avec l’énergie du désespoir. Les quatre gardes qui se sont aussitôt lancés à leur poursuite sont rapidement distancés. Trop occupée à essayer de garder le rythme, elle n’a pas vu les bras qui les ont retenus, les pieds qui se sont tendus pour les faire tomber, les giclées de laser qui ont répondu à ces actes d’obstruction qualifiés. Celui qui la tire à lui arracher le bras semble bien entraîné, lui. Son allure ne faiblit pas. Bousculant au passage tous ceux qui se trouvent sur leur chemin, il lui fait traverser les pédiroules bondés du matin. En quelques minutes, ils ont rejoint le « boyau » un long couloir périphérique qui dessert les niveaux de chaque secteur. Pour ce qu’elle en sait, il sert de chemin de ronde aux gardes. Ils vont se faire prendre !

    - J’ai bloqué les accès ! Mais ça ne va pas durer alors ne traînons pas !

    -Quels accès ?

    Il ne répond pas bien sûr ! Le « boyau » est entrecoupé de sas dont les portes coulissantes s’ouvrent par miracle devant l’homme qui l’entraîne et se referment aussi vite derrière eux. « Il a les codes, comment est-ce possible ? » Se demande-t-elle. Le plus étonnant, c’est qu’il ne s’arrête pas pour les composer.

    Une dernière porte et les voilà dans la pénombre. Elle l’entend pousser un ouf de soulagement, pourtant, il ne ralentit pas l’allure, continuant à la tirer sans pitié pour son bras endolori. Ils descendent. Dans cette partie, plus de sas. Rien pour arrêter leur fuite. Peu habituées à une telle activité, ses jambes la font terriblement souffrir. Son cœur pompe furieusement. Elle est au bord de l’épuisement. Elle ne tiendra pas ce rythme fou très longtemps. Elle va s’écrouler, c’est sûr et alors, adieu la liberté !

    - Tu tiendras, il le faut !

    Essoufflée, une main sur ses côtes douloureuses, elle demande néanmoins :

    - Qui êtes-vous ? Où m’emmenez-vous  et où sont nos poursuivants ?

    Elle a l’impression de coasser. Ça lui fait tout bizarre d’entendre sa propre voix ! Pourtant, elle a déjà parlé ailleurs qu’au Centre de Contrôle mais où ? Et quand ?

    - Cesse de réfléchir et de perdre ton souffle inutilement ! Cours !

    Elle obéit sans protester. Sa vie en dépend. Leur vie !

    « C’est la dernière fois » se rappelle-t-elle avoir pensé tout à l’heure. Son intuition se vérifie !

    Elle court sans regarder en arrière ni où elle va ni celui qui l’entraîne, indifférent à sa fatigue, à son souffle de plus en plus cout, aux battements effrénés de son cœur qu’il ne peut manque d’entendre tant ils sont forts !

    Elle est épuisée. Mais elle court. Il fait sombre. Le tunnel sans fin qui descend dans les entrailles de la Sphère, est à peine éclairé par les lueurs des héliolumis de plus en plus rares, disposés de loin en loin. Pas de vie. Pas d’autre bruit que le martellement rapide de leurs pieds sur le sol bétonné et l’écho de leurs souffles confondus qui se répercute sur les parois métalliques…

    Ils courent. Combien de minutes ? Combien d’heures ? Désorientée par cette course folle, elle a perdu toute notion du temps.

    Sa légère combi de travail lui colle à la peau. Quelle sensation nouvelle et désagréable ! Le mot lui vient : transpiration. Ça lui coule dans les yeux, ça lui mouille les aisselles et le creux du dos. Elle a froid soudain. Ses poumons la brûlent, ses pieds sont douloureux. Ses jambes flageolent. Elle va tomber… Un bras fort l’en empêche, la retient, la tire en avant sans ménagement.

    « Pas le temps ! » Dit une voix dans sa tête. La sienne ou celle de son ravisseur. De son sauveur devrait-elle plutôt dire ! Il vient assurément de lui éviter le reformatage redouté, si ce n’est pire ! Mais pour lui offrir quoi en échange ? La liberté ? Existe-t-elle hors de la Sphère ? Et si mourir libre était la seule, l’ultime forme de liberté ? Est-elle prête à accepter cette idée ?

    - Je n’en peux plus ! Arrêtez !

    - Pas question ! Et nous n’allons pas mourir !

    - Qu’en savez-vous ?

    - Je le sais ! Allez, courage, plus que quelques mètres !

    - Où va-t-on à la fin ?

    -Tu verras !

    Quelques mètres. Les plus rudes. Elle a trébuché plusieurs fois. Il l’a retenue la forçant à continuer. Sans lui, elle se serait perdue dans les méandres abyssaux des tréfonds de la Sphère ? Mais sans lui, elle n’y serait jamais venue. Doit-elle s’en réjouir ou le craindre ? Au froid qui l’a saisie, se sont ajoutés le manque d’air, l’humidité, d’inhabituelles odeurs de moisi, de bizarres petits bruits de trotte-menu, comme si de minuscules êtres couraient avec eux … Elle a peur !

    Il s’arrête. Elle heurte brutalement son large dos.

    - On y est presque. Souffle !

    - J’ai faim !

    - Ça te change hein ? Tiens, avale !

    Dit-il en glissant entre ses lèvres desséchées une pilule ultra nutritive, de celles dont ne bénéficient dans la Sphère que les travailleurs de force. Puis il lui passe une gourde remplie d’eau fraîche. Jamais elle n’a ressenti un tel plaisir à boire ! Ni à croquer une de ces satanées pilules ! D’habitude, elle les avale sans y penser, parce que c’est l’heure pour ça ! Alors oui, ça la change !

    - Je ferai mieux plus tard.

    - Ah ! Parce qu’il y a mieux ?

    - Tu verras ! Bon, tu es reposée ?

    - Un peu.

    - Alors on continue !

    - Mais… je croyais...

    - J’ai dit presque ! On y va !

    - Vous aviez dit quelques mètres !

    - Pour ne pas te décourager ! En route ! On n’est pas encore tiré d’affaire !

    Elle est en nage, brisée, fourbue, à bout de souffle et de courage. Ce qui coule dans ses yeux à présent, ce n’est plus de la sueur mais des larmes de rage autant que d’épuisement. Elle n’avait jamais sué, jamais pleuré. Pas formatée pour ça ! C’est la première fois. Et pour la première fois aussi, elle a envie de tuer quelqu’un, là, tout de suite.

    Un bras consolateur l’entoure.

    - Il faut continuer Élisa !

    - À courir ?

    - Non, mais je dois retrouver la sortie ! C’est dans le coin. Encore quelques mètres et c’est pour de bon cette fois.

    - On ne va pas mourir ? Vous êtes sûr ?

    - Non ! Aie confiance !

    Curieusement, elle le croit. Une confiance instinctive la pousse à obéir à cette voix encore sans visage. Il fait trop noir pour qu’elle puisse distinguer ses traits. Dans cette partie de la Sphère où il n’y a plus le moindre éclairage, règne une atmosphère sépulcrale. Le doux ronronnement de la ventilation, l’air sain et climatisé de sa prison lui manquent cruellement. Elle tremble de froid autant que d’appréhension. Sait-il vraiment où il va cet homme qui vient de l’arracher à une vie somme toute tranquille et bien réglée ? Enfin, pas si bien réglée que ça pour elle au train où allaient les choses à son réveil !

    - Vous voyez dans l’obscurité ?

    - Pas vraiment mais j’ai déjà fait le chemin !

    - Déjà fait. je.je ne comprends pas !

    - Plusieurs fois même !

    - Plusieurs fois ! Dieux des Sphères ! Tout seul ?

    - À l’aller oui, au retour rarement !

    - Rarement ?

    - Exact ! Parfois l’extraction avorte !

    - L’extraction ?

    - Assez de questions Élisa ! On y est !

    Guidée par sa main rassurante qui ne l’a pas lâchée un seul instant depuis qu’il l’a arrachée au pédiroule rouge, elle a marché d’un pas rapide, oubliant pour un temps son extrême lassitude et la souffrance de ses jambes. Ainsi n’est-elle pas la seule esclave des Maîtres de la Haute Sphère à avoir été « extraite » du Monde d’en bas !

    Combien ? Pourquoi ? Pour aller où ? Autant de questions qu’elle ne lui posera pas. Il n’y répondrait pas !

    -Plus tard Élisa !

    Ma parole, il lit dans ses pensées ! Un drôle de son sort de sa gorge ! Un son qui lui donne à penser qu’il se moque d’elle. Il l’a lâchée. Elle l’entend tâtonner dans le noir. De ses mains il palpe la paroi métallique…

    - C’est là !

    - Là quoi ?

    -Attends, tu vas voir !

    Un léger chuintement…Et d’un coup, la lumière. Bleuâtre, iridescente, étrange, vibrante. Il la reprend par la main, la tire de nouveau, l’obligeant à entrer avec lui dans l’espace luminescent. Autour d’eux les parois de métal, au-dessus et en-dessous, rien ! Rien que cette lumière bleue qui les environne, chatouille son visage, ses mains et qui semble vibrer sous ses pieds. Déséquilibrée par le vertige jusqu’alors inconnu d’elle comme tant d’autres sensations, elle s’accroche à l’homme dont les traits sont toujours imprécis, gommés et déformés par cet espèce de brume scintillante. D’un coup, elle comprend où elle se trouve. Cheminée gravitationnelle. Elle sait qu’il en existe à l’usage exclusif des livreurs, des  gardes, des techniciens supérieurs et des rares superviseurs à la solde des Maîtres de la  Machine. Elle sait parce, se souvient-elle soudain, un jour elle a vu deux gardes disparaître comme par magie dans le mur du « boyau » son unité de travail. Elle garde un souvenir cuisant de cet acte interdit ! À peine avait-elle eu le temps de s’étonner de ce tour de passe-passe, qu’elle recevait une légère décharge laser au niveau du cou en provenance d’un « Œil-Surveillant », assortie d’un ordre bref et sans appel « Regarde devant toi ! ». Une décharge légère mais assez piquante pour l’obliger à détourner les yeux de l’endroit où les deux hommes s’étaient volatilisés, ne laissant dans la paroi lisse nulle trace d’une possible ouverture. Elle ne pouvait imaginer que ces « ascenseurs » puissent descendre en -deçà du quinzième étage. En vérité, elle n’avait jamais imaginé que puisse exister de niveau plus bas que celui-là !

    « Jusqu’où sommes-nous donc descendus ? » s’interroge-t-elle.

    - Très bas ! répond l’homme bleu tout près d’elle.

    Si près qu’elle sent son souffle sur sa joue. Troublante sensation !

    - À quel point très bas ?

    - Ce qu’on appelle le niveau originel. Les fondations de la Sphère. Creusées il y a plus de 1500 ans avant l’Apocalypse d’après ce que j’en sais.

    - L’Apocalypse ?

    - Nous t’expliquerons Élisa mais plus tard quand nous serons en-haut.

    - Nous ? En-haut ? Ça sert à quoi de s’être donné tant de mal pour descendre si c’est pour risquer de se faire prendre en remontant ?

    - Parce que, chère petite, le chemin que nous empruntons pour remonter n’est plus connu que de nos équipes !

    Répond une voix qu’il lui semble reconnaître, tandis que deux autres personnes pénètrent dans la cheminée gravitationnelle.

    -Te voilà, enfin ! Je commençais à désespérer de vous voir arriver ! On peut monter maintenant !

    À peine son compagnon de cavale a-t-il prononcé ces mots qu’elle sent une poussée sous ses pieds, comme si une force invisible la propulsait vers le haut. Cramponnée à l’homme, , terrifiée, elle n’est pas loin de perdre conscience.

    - Ne crains rien, dit-il, ça va se stabiliser. La remontée va être longue car nous avons dû bricoler pour remettre cette cheminée en état. Il y a bien huit-cent-cinquante ans peut-être même d’avantage, qu’elle ne fonctionnait plus. Heureusement, dans nos équipes, il y a des pointures en la matière !

    - Vos équipes ? Vous êtes combien comme ça ?

    - Assez pour pouvoir organiser et réussir un maximum d’extractions. Nous avons du monde dehors mais également à l’intérieur.

    - Alors vous aussi ! Dit une autre voix tout aussi coassante que l’était la sienne au début de cette folle équipée.

    - Oui ! Et je ne sais pas encore si nous devons nous en réjouir ! Je suis Élisa 7, trieuse dans les Serres et vous ?

    - Jacob 11, ancien technicien du labo de recyclage. Je rêvais. Ils ont eu beau me reformater trois fois déjà, même le casque de sommeil n’a pas interrompu ma faculté de rêver. La Machine  a décrété que j’étais trop vieux pour un nouveau reformatage alors j’ai été directement transféré au Quinzième. C’est là que cette femme est venue me chercher et que j’ai bien cru ma dernière heure arrivée.

    - Je suis censée travailler au Labo de transformation. Si tu vois ce que je veux dire Élisa, je fabrique de jolies pilules nutritives ! J’avais donc l’excuse idéale pour m’occuper personnellement de Jacob.

    On dirait…On dirait la voix de…

    - C’est bien pour ça que j’ai eu la peur de ma vie ! Depuis mon débarquement au Quinzième, je l’avais déjà vue emmener des gens qui ne sont jamais revenus ! Comme moi ils avaient tous le badge « irrécupérable » bien visible sur leur combi de condamnés ! La dernière, rouge comme les pilules dans laquelle je devais moi aussi terminer.

    La longue tirade de Jacob dont la voix est déjà naturellement éraillée de n’avoir jamais servi ou si peu, s’est achevée dans un ultime gargouillement qui ressemblait à un sanglot de peur rétrospective.

    Sanglot ? D’où lui vient ce mot qui va avec pleurer ? Un verbe tout aussi inconnu d’elle que rire, chanter, aimer ou haïr. Toutes ces idées nouvelles qui jaillissent dans sa tête sans crier gare, ça l’affole ! C’est comme si son esprit encore engourdi, s’éveillait après un long sommeil.

    - C’est exactement ça ! Lui répond l’homme tout près d’elle, alors qu’elle na rien dit.

    Le pire, c’est qu’elle est de moins en moins surprise qu’il puisse lire aussi facilement en elle ! Comme si elle avait connu ça toute sa vie !

    Serrée tout contre son libérateur dans l’espace exigu qui semble immobile, en suspension dans la lumière bleue, elle se demande si elle n’est pas en train de rêver. Comme… Comme. Quand déjà ? D’autres images étranges tentent de forcer le barrage de son subconscient. Des images qu’elle repousse de toutes ses forces tellement ce qu’elle entrevoit par instant n’est pas loin de la faire hurler.

    - C’est…C’est réel ? Je ne rêve pas ? Questionne-t-elle, brisant le silence trop lourd qui s’est installé dans la cheminée gravitationnelle.

    - Non, cette fois, tu ne rêves pas. Répond l’homme dont le souffle régulier l’apaise instantanément.

    - Cette fois ?

    - Encore un peu de patience Élisa, tu auras bientôt toutes les réponses à tes questions. Et toi aussi Jacob ! Votre attente se termine.

    - Nous arrivons ? Demande Jacob d’un ton inquiet.

    Tout autant qu’elle, il est empli de crainte. Elle l’entend à sa voix tremblée. En revanche, il paraît bien plus épuisé qu’elle par sa course dans les longs tunnels obscurs qui les ont emmenés tout au fond de la Sphère. Peut-être est-il plus vieux, plus « usé » ? Quoi qu’il en soit, pour eux deux comme pour tous ceux d’en bas, dehors n’est pas un mot magique. Il est synonyme de mort ! Et même si leurs libérateurs leur ont assuré qu’il n’en est rien, la peur sournoise d’une horrible agonie, les tenaille encore. Pas besoin de le voir nettement dans le halo bleu déformant, pour lire cette sourde angoisse dans les yeux écarquillés de son compagnon « d’extraction ».

    - Plus que quelques minutes et nous y sommes ! Confirme calmement la femme dont la voix, décidément, résonne dans ses oreilles tel un écho du passé.

    Quel passé ? Elle ne l’a jamais entendue auparavant !

    - La mise en garde sur le pédiroule, c’était moi !

    « C’était donc çà ! » se dit-elle rassurée.

    - Oui mais pas seulement, jeune fille.

    - Co…comment ça pas seulement ? Questionne-t-elle à nouveau totalement déstabilisée !

    - Stop Martha ! Tu vois bien que notre jeune amie patauge assez comme ça ! Et Jacob aussi ! Attends qu’on ait fichu le camp d’ici. Ces deux-là vont avoir besoin de toutes leurs forces physiques et mentales avant qu’on ne soit totalement tirés d’affaire alors les explications, ça attendra, tu veux !

    - Tu as raison ! Comme toujours, rétorque la coupable. Eh bien, nous voilà rendus. Hop tout le monde descend !

    Martha… Martha… Où a-t-elle déjà entendu ce prénom ? Se demande Élisa avant de se sentir tirée fermement, hors du halo bleu protecteur.

    Déjà vu…Déjà vécu… Elle n’en démord pas !

    Comment-est-ce possible ? Elle est née dans la Sphère. Elle y a toujours vécu. Elle se raccroche à cette idée pour ne pas sombrer dans la folie.

    Reformatage… Reformatage…

    L’affreux mot vrille dans son crâne douloureux tandis qu’elle croit entendre la voix monocorde de CVUT 7007 :

    - Élisa 7 contrôle…Élisa 7 contrôle…

    Elle va se réveiller dans son habitacube impersonnel. Cette fois, elle n’échappera pas à son sort.

    Un claquement de doigts près de ses paupières closes et cette voix…cette voix qui ordonne :

    - Ouvre les yeux Élisa, ne crains rien, tu ne dors pas !


    1 commentaire
  • - Une fois de plus, tu m’as sauvée !

    Dit-elle en sortant de la douce hébétude dans laquelle l’a plongée ce nouveau rêve si réaliste. Elle est dans les bras de Jonathan. Ils se sont endormis enlacés après l’amour.

    - Je t’ai sauvée, oui ! Comment aurait-il pu en être autrement ?

    -Tu as donc rêvé toi aussi ?

    - Bien sûr ! Il le fallait. Nous devions faire l’amour ! Nous avons conçu notre premier enfant ce jour-là, au bord de la rivière où tu as failli te noyer d’avoir trop pensé à moi !

    - Notre enfant va vivre ?

    - Oui ! Un beau garçon, un vrai chasseur comme son père. Et il va vivre bien plus longtemps que ce qu’il était habituel de vivre en ces temps reculés, durs et pleins de dangers. Les trois suivants aussi, deux filles et un autre garçon, forts, vifs et vigoureux qui feront à leur tour de beaux rejetons ! De plus, Roh Arh Anh et Ehi Sha vont être un vrai couple. Ni l’un ni l’autre n’auront d’autre compagnon au cours d’une vie à la longévité exemplaire pour l’époque ! N’est-ce pas merveilleux ma douce ?

    - Mais ils n’existent que dans nos rêves Jonathan !

    - Tu sais bien que non ma chérie ! Ne le sens tu pas au plus profond de toi ?

    - Si… Non… Je ne sais plus ! Tout ça est tellement étrange. ! En me réveillant, comme chaque fois, je ne savais plus où s’arrêtait le rêve ni où commençait la réalité ! À vrai dire je ne savais même plus très bien qui j’étais ! Peux-tu m’expliquer ce qui m’arrive ? Ce qui nous arrive !

    - Je n’en sais pas plus que toi mon amour ! Ou si peu ! En revanche, ce dont je suis certain, c’est qu’il nous faut désormais accomplir dans nos rêves communs, tout ce qui a été interrompu chaque fois par tes réveils  intempestifs ! Et ceci afin que puisse se réaliser notre destin actuel ! Car tu as senti n’est-ce pas, qu’à présent, nous rêvons ensemble ?

    - Je… Oui ! Tu rêvais donc toi aussi de ton côté avant notre rencontre dans le présent alors !

    - Exactement ! Et moi, je me réveillais chaque fois frustré si tu veux tout savoir ! C’est comme si ton subconscient t’avait poussée à te réveiller plus tôt que prévu. Tu t’évanouissais au propre comme au figuré ma belle !

    - Ah bon ! Tu crois donc que je le faisais exprès ?

    - Pas tout à fait consciemment mais oui ! Sauf dans ton premier rêve ! Ehi Sha était alors trop jeune pour…Voilà pourquoi Roh Ahr Anh a décidé de partir et d’attendre qu’elle soit devenue femme pour revenir !

    - Pourtant, quand tu…Quand nous…Au bord de la rivière… Là aussi je me suis évanouie alors que j’attendais ce moment depuis si longtemps !

    - Tu t’es évanouie de plaisir mon amour ! Ça arrive lorsqu’il est très violent ! Et puis, si tu te souviens bien, tu venais juste de subir un sacré choc ! Il fallait que je sois un foutu primitif pour profiter de ta faiblesse de cette façon !

    - Tu peux profiter de ma faiblesse autant que tu veux désormais  mon farouche chasseur d’aurochs ! Lance-t-elle mutine en l’enfourchant sans pudeur.

    Il ne se fait pas prier ! Jamais ! Ils profitent largement l’un de l’autre. Il faut dire que depuis qu’elle l’a présenté à sa mère ils ne se quittent plus.

    Après leurs retrouvailles à Bordeaux, il a dû partir quelques jours pourtant. Il n’a rejoint les quartiers d’hiver du Cirque Marini, que le temps de s’expliquer avec son grand-père auquel il lui a fallu annoncer que non seulement il ne passerait pas Noël avec la famille réunie autour du patriarche comme chaque année pour cette occasion mais encore que la troupe allait devoir accueillir un nouveau membre sans compétence aucune pour les arts de la piste. Il est revenu une semaine plus tard avec sa valise et des tas d’arguments pour convaincre Sarah.

    Elle lui a demandé un délai, le temps pour sa mère de s’habituer à lui autant qu’à la simple idée du départ de sa fille. C’est le jour J, cet après-midi, ils doivent tout lui dire !

    Jonathan s’en inquiète, probablement à juste titre.

    -Je pense qu’il sera bien plus difficile de l’amener à accepter l’interruption de tes études et ton départ pour vivre avec un dompteur de tigres dans un cirque, que ça ne l’a été d’annoncer ta venue à mon grand-père, à Carla qui va te mener la vie dure et aux membres permanents de la troupe qui nous voyaient déjà mariés elle et moi. 

    -Tu devais te marier avec Carla ?

    -C’était l’idée de mon padrone avant que je ne lui parle de mes rêves et de toi ma chérie.

    -Mais tu lui as parlé de moi, heureusement !

    -Oui ! Et il a d’autant mieux compris ma décision qu’il t’avait vue lors de l’incident avec Simbu ! Après ça, il a remarqué mon humeur morose et m’a conseillé de venir te chercher comme tu le sais.

    -Tu viens toujours me chercher…Murmure-t-elle la tête soudain cotonneuse…Toujours…

    -Élisa, tu vas bien ?

    …Elle se sent partir…

    - Hep ! Réponds-moi Élisa

    …Elle a beau essayer de résister, elle décroche...

    - Que t’arrive-t-il ? Dis quelque chose !

    Elle perd pied… c’est comme si elle s’enfonçait dans des sables mouvants…

    - Élisa !

    De toutes ses forces, elle tente de se raccrocher au claquement de doigts près de son oreille…à cette voix d’homme de plus en plus lointaine…

    - Réponds-moi je t’en supplie !

    …Elle ne sait plus où elle est…Qui elle est… Qui lui parle…

    …Est-ce que quelqu’un lui parle ? Sûrement….Il y a des voix dans sa tête…Que disent-elles

    - On la perd ! Il faut faire quelque chose ! Arrête le processus ! Réveille-là !

    -Impossible pendant cette phase ! Trop dangereux !

    …Est-ce d’elle dont on parle ? Est-elle en train de mourir ?

    -Élisa, Élisa, reste avec moi mon amour ! Réponds-moi !

    …Rester ? Où ça ? Répondre mais à quoi ? À qui ?

    À ces deux voix dans sa tête dont les intonations métalliques lui font mal, ou à cette autre voix suppliante qui s’affaiblit et s’éloigne à l’orée de son subconscient…

    - Élisa…Élisa…Elisa !

    Elle voudrait bien parler pour leur demander à tous de se taire mais aucun son ne peut franchir ses lèvres.

    Deux horribles sensations totalement antinomiques s’emparent d’elle : celle de tomber dans un puits noir et sans fond en même temps que celle de flotter au-dessus de son corps, comme si elle était dans un coma profond proche de la mort. C’est terrifiant !

    Elle tente vainement de se secouer pour sortir de ce double cauchemar… Impossible ! Elle est comme entravée dans d’invisibles rets qui la maintiennent allongée…

    Allongée ? Elle était allongée près de…de qui déjà ? Elle était allongée quand…quand quoi ? On lui parlait… qui ?

    Il n’y a personne. Elle est seule, totalement seule dans la brume ouatée d’un vide…étouffant.

    Mais alors ces voix, d’où viennent-elles ?

    - Fais quelque chose Septime, elle s’en va !

    Elle s’en va ? Où s’en va-t-elle ? Peut-elle vraiment s’en aller ?

    - Je ne peux rien faire ! Il interfère Serena, je n’ai plus le contrôle !

    Qui interfère ? Qu’est ce que ça veut dire ?

    -Tu n’as qu’à l’effacer !

    Effacer qui ? Elle ?

    - Je ne peux pas ! Il est trop puissant ! Tu sais bien que depuis que nous avons perdu les autres, c’est déjà difficile de la réactiver comme nous le voudrions Et je n’ai plus la force Serena…plus la force !

    Quels autres ? Elle devient folle. Dans son esprit flottent des bribes de souvenirs qui se mélangent avant de se diluer comme le brouillard matinal. Des noms, des visages, des lieux étranges…hier…aujourd’hui…demain… Le temps aussi se délite…

    Elle plonge sans rien pouvoir faire pour stopper cette chute vertigineuse…Elle plonge envahie par un sentiment de perte irrémédiable…Mais juste avant de sombrer, elle entend une fois encore, faiblement, si faiblement que ça lui fait mal :

    - Ehi Sha… Élisa !

    Et puis les deux voix haïssables étouffent l’écho lointain de la supplique :

    - Il va falloir la reformater ! Dit la femme

    - Changer de sujet serait plus sûr ! Répond l’homme résigné.

    -Mais y en a-t-il encore de disponibles ?


    4 commentaires
  • Plongée dans l’eau fraîche, elle laisse le courant laver les dernières traces de sang entre ses cuisses.

    Depuis qu’elle a saigné pour la première fois, il y a un cycle de cela, elle a changé. Plus encore, c’est le regard des hommes du clan sur elle qui a changé. Mah Rah l’avait prévenue. Dès qu’elle lui a annoncé les inquiétants changements de son corps, la vieille femme lui a dit :

    - Tu vas devenir une femme ! Bientôt tu donneras de nouveaux petits au clan. Du sang neuf pour lui redonner des forces…S’ils survivent !

    - Mais je...Je ne veux pas enfanter. Pas encore !

    - Alors tu vas devoir te battre contre les hommes ! Contre les plus jeunes qui n’ont pas encore de compagne mais aussi contre les plus vieux qui ont perdu la leur. Dis-moi jeune Ehi Sha pourquoi ne veux tu pas d’un petit tout à toi alors que tu t’occupes si bien des nouveau-nés du clan ?

    - Je…

    - Ne dis rien ! Je sais ! Tu attends toujours ce vaillant chasseur étranger à notre tribu. Tu ne l’as pas oublié !

    - Non ! Il a dit qu’il reviendrait, alors il reviendra, je le sais !

    - Tu crois donc qu’il tiendra sa promesse ? Tant de cycles se sont écoulés depuis ! Tu n’en avais que 7, tu en as 15 à présent ! Lui en a déjà 23 ! Il a sûrement une compagne et des petits ! Ou il est mort, dévoré par une bête sauvage.

    - Ne dis pas ça ! Je sais qu’il vit et qu’il reviendra pour moi. Il me l’a dit !

    - Qu’il se dépêche alors parce que je sens que mon heure approche ! Bientôt, je ne serai plus là pour te protéger. Ils ont peur de toi jeune Ehi Sha mais ils craignent plus encore Mah Rah la sorcière.

    - Tu ne vas pas mourir Mah Rah. Que deviendrais-je sans toi ?

    - Tu sauras te défendre ! Tu es forte ! Tu as résisté à tant de choses déjà. Le froid, la faim, la maladie, les « marche courbé », les « mangeurs d’hommes »… Et tu es toujours là, solide comme le roc de notre caverne ancestrale !

    Aujourd’hui, Ehi Sha sait que sa deuxième mère avait raison de s’inquiéter pour elle. À 50 cycles à présent la guérisseuse est vieille, si vieille ! Elle est décharnée et sa peau est toute ridée ! Elle n’a plus de dents alors pour se nourrir, elle demande à sa protégée de lui mâcher sa viande. Et puis elle n’a plus qu’un œil ! L’autre, une femme en colère dont elle n’a pu sauver l’enfant dévoré de fièvre, le lui a crevé ! Elle a failli en mourir et c’est elle, celle que le clan appelle déjà « La guérisseuse », qui l’a soignée avec des herbes et des potions. Pas étonnant qu’elles fassent peur  toutes les deux ! Elle avec son don de « double vue » qui s’est encore renforcé avec le temps et Mah Rah qui les fixe de son œil unique comme si elle avait le pouvoir de pénétrer dans leur tête. Ce qu’elle fait d’ailleurs avec elle si facilement ! Elles sont tellement liées ! Bien plus fort que par le sang !

    Elle venait à peine d’entrer dans son huitième cycle lorsque sa mère a succombé à un hiver particulièrement meurtrier pour le Clan Elle se souvient que sitôt la dépouille de Sha Rah ensevelie, Mah Rah a renforcé sa protection autour d’elle, s’imposant aux yeux de tous comme sa nouvelle mère. Toujours prête à la défendre bec et ongles contre tous ceux qui s’attaquaient à elle quand Parh Anh était à la chasse. Elle la soignait quand elle était blessée, partageait avec elle la viande que le clan lui octroyait en tant que « guérisseuse » et la laissait se réchauffer auprès d’elle sous sa propre fourrure lors des nuits les plus glaciales de la saison froide.

    Comment aurait elle survécu sans la guérisseuse ? Aurait elle seulement survécu ?

    Elle avait 10 cycles quand le clan connut un regain de prospérité. Deux saisons de chasse très fructueuses, deux hivers cléments, de belles récoltes de fruits et de racines, la rivière regorgeant de poissons…Tout cela ajouté à de nombreuses naissances mais aussi à beaucoup moins de malades et de morts, avait contribué largement à ce renouveau, si bien que la grotte pourtant vaste et qui ne servait plus d’abri que lors des hivers les plus rigoureux depuis le passage de Roh Arh Anh, était devenue trop petite. Gourh Ahm, le chef du clan avait donc décidé que les plus solides devaient résider en permanence dans le campement de huttes bâti en contrebas. C’est à cette époque qu’elle et Mah Rah, jugées suffisamment résistantes, s’étaient installées dans leur propre abri de bois tendu de peaux de bison. Leur hutte est construite un peu à l’écart des autres à cause de la crainte qu’elle et la vieille guérisseuse continuent à susciter. Une peur que Mah Rah entretient à dessein.

    Un cycle s’est écoulé depuis son premier sang. Les hommes la regardent mais ne s’approchent pas d’elle. Roh Ahr Anh n’’est toujours pas revenu. Pourtant elle ne cesse de rêver de lui. Quand elle tient dans ses bras le dernier né de Parh Anh et de Sha Nah sa compagne attitrée, ou un autre nourrisson du clan, elle s’imagine que c’est le sien et celui de son beau chasseur à la crinière fauve. Alors son ventre à peine bombé se serre.

    Toute à ses pensées, elle se laisse flotter au fil de l’eau Elle a oublié que le long serpent liquide qu’elle connaît depuis si longtemps peut être dangereux. Elle en devine toujours les débordements bien avant que les pluies du début de la saison douce ne s’abattent. Elle ne dira jamais à quiconque, pas même à Mah Rah ces choses étranges qu’elle voit en rêve…Des choses qui paraîtraient bien pires à ceux de sa tribu que ses visions de tempêtes, de feu du ciel, de crues de la rivière, d’incursions de bêtes sauvages, de « mangeurs d’hommes » toujours en quête  de gibier humain ou de « marche courbé » qui pillaient régulièrement le village avant qu’on ne se décide enfin à prendre au sérieux ses prémonitions !

    Dans certains de ces rêves inhabituels, son monde a disparu remplacé par un autre qu’elle est incapable d’expliquer. Il est peuplé d’êtres qui ressemblent de très loin aux humains d’aujourd’hui. Ils sont plus grands, vêtus de peaux bizarres, de toutes les couleurs et de toutes les formes. Eux aussi sont de couleurs différentes. Certains ont des crinières très courtes, d’autres la portent longue mais elle est toujours très bien rangée, lustrée comme de la fourrure. Parfois certains d’entre eux n’ont même pas de crinière. Ils exposent fièrement leur crâne lisse et luisant comme si c’était naturel pour eux de ne pas avoir de cheveux !

    Et tout ça n’est rien à côté des monstres rugissants qui galopent à une vitesse folle sur de longs sentiers gris et plats dont on ne voit pas la fin. Il y en a de vraiment très gros. Bien plus gros que le plus gros des aurochs et même plus que le plus gros des mammouths. Terrifiants ! Elle y a également vu d’énormes oiseaux éblouissants traverser le ciel en grondant eux aussi et en laissant derrière eux un sillage de fumée blanche.

    Elle ne peut évoquer leurs étranges demeures qu’avec une espèce de crainte mystique tant certaines sont hautes et scintillantes sous les rayons de l’astre solaire. Si hautes qu’elles touchent le ciel.

    Mais le pire, c’est cet autre monde qui lui apparaît parfois. Un monde effrayant qu’elle distingue mal parce qu’il est recouvert par une chose immense qui ressemble un peu à une goutte d’eau Mais une goutte d’eau trouble qui laisse à peine entrevoir le ciel. Et ce ciel, les « hommes qui marchent debout » ne peuvent pas le regarder parce qu’ils vivent sous la terre dans une grotte si vaste qu’il faudrait une vie entière pour en découvrir tous les recoins et une autre vie encore au plus habile des « dessinateurs »pour en recouvrir chaque mur de ses dessins d’aurochs, de rennes, de chevaux et de mammouths. Rien que de penser à ce monde horrible, elle étouffe...

    Elle était tellement perdue dans le souvenir de ses rêves qu’elle n’a pas vu la grosse branche d’arbre dériver vers elle, charriée par le courant. Elle sent le choc contre sa tête, violente. Elle se sent couler. La rivière l’avale. Sa dernière pensée avant perdre conscience, c’est qu’elle va mourir sans avoir revu Rho Arh Anh...

     

    *

    - Réveille-toi Ehi Sha…

    Elle rêve… Cette voix, plus grave que dans son souvenir, elle croit bien la reconnaître pourtant…

    Elle a froid…Et si mal. À la tête, comme si elle avait été heurtée violemment par une corne d’auroch. À la poitrine aussi, comme si un rocher lui était tombé dessus…

    - Réveille-toi Ehi Sha ! Je suis revenu pour toi.

    Elle rêve… Ou elle a rejoint les esprits de ses ancêtres…Ça voudrait dire que Roh Ahr Anh est mort lui aussi...Les esprits ont-ils des mains ? Car ce sont bien des mains qui parcourent son corps nu…

    Elle frissonne. Ce n’est plus de froid mais de cette émotion troublante qu’elle ressent chaque fois qu’elle pense très fort à son beau chasseur… Les esprits peuvent-ils éprouver ce genre de trouble délicieux ?

    - Allons ! Réveille- toi jeune fille ! Tu ne rêves pas ! Tu n’as pas rejoint les esprits de tes ancêtres. Je suis là ! Et je suis vivant !

    Elle est étendue dans l’herbe. Sa tête repose sur quelque chose de chaud et de doux. Sur sa peau frigorifiée, les mains se font plus insistantes. Elles s’attardent sur son ventre, sur ses seins dont les mamelons se dressent…La douce chaleur qui naît entre ses cuisses s’étend petit à petit à tout son corps… C’est si agréable qu’elle n’ose ouvrir les yeux de peur que ce qui ne peut être qu’une illusion, ne s’évapore. Elle n’ouvre pas les yeux mais elle tend les mains pour vérifier…Ses doigts timides rencontrent la peau tiède …d’une cuisse musclée. Au-dessus d’elle, le souffle de l’homme est comme suspendu. D’elle-même, sa main s’aventure un peu plus haut… pas de pagne ! Il est nu, comme elle ! Nouvelle progression de sa paume enhardie. Un gémissement rauque d’animal blessé … Ses doigts se sont refermés sur un pieu de chair dur et vibrant…Pour qu’elle ait pu l’atteindre si facilement, c’est qu’il est à califourchon au-dessus d’elle. Elle se souvient à présent… Des bras qui l’ont saisie alors qu’elle se noyait. Il l’a ramenée sur la rive, l’a allongée sur l’herbe. Il a glissé sous sa tête son propre pagne et le sien qu’elle avait retiré pour ses ablutions. Plusieurs fois, il a appuyé de toutes ses forces ses paumes sur sa poitrine pour lui faire recracher l’eau qu’elle a avalée. Voila pourquoi elle a si mal. Tout cela, elle l’a enregistré à demi-inconsciente avant de s’évanouir pour de bon sous le choc de ce massage salutaire.

    -Ehi Sha…Murmure la voix de l’homme.

    Doucement, il se libère de ses doigts. Son corps chaud s’étend sur le sien. Un genou impatient écarte ses cuisses…Alors, consciente soudain de ne pas être en train de rêver, elle ouvre les yeux.

    Roh Ahr Anh la regarde. Ses prunelles assombries par une sorte de folie la dévorent. À l’orée du buisson brun qui a beaucoup poussé depuis son premier sang, le pieu de chair dressé attend. Elle sait ce qui va arriver. Elle a vu tant d’hommes et de femmes s’accoupler ! Combien de fois petite fille, s’est-elle cachée sous sa peau de bison pour entendre moins fort, les gémissements, grognements et ahanement de cet acte qu’elle trouvait tellement bestial jusqu’à cet instant précis ? Tremblante d’envie autant que d’appréhension, elle pose fermement les mains sur les hanches de Roh Arh Anh en même temps qu’elle lève les siennes pour aller à la rencontre du bâton de vie tendu.

    -Ehi Sha… murmure-t-il encore avant de s’enfoncer en elle d’un coup de rein puissant.

    La douleur vive mais brève est vite remplacée par un plaisir vertigineux. Le soleil éclate dans sa tête. Son corps exulte et ondule sous celui de l’homme, de plus en plus fort, de plus en plus vite. Elle hurle de bonheur contre sa bouche posée sur la sienne, lorsqu’ il libère enfin sa semence dans son ventre secoué par les spasmes de la jouissance.

    Assommée par ce plaisir inconnu, incomparable, elle perd conscience…


    2 commentaires
  • Élisa s’étire, délicieusement lasse. Une légère douleur au creux des cuisses lui rappelle…

    - Je ne t’ai pas fait mal ma douce ?

    - Non…Pas vraiment…Je…Je…Le plaisir a effacé la douleur.

    - Tu n’avais jamais fait l’amour ! Je suis si heureux d’être le premier !

    - Je suppose que moi, je ne suis pas ta première fois!

    Le ton se veut léger, sans jalousie. Elle a juste besoin de savoir.

    - Tu as raison ! Mais c’était tout comme !

    - Pourquoi ?

    Elle veut l’entendre dire qu’elle seule compte pour lui. Que si elle n’a pas été la première, elle sera la dernière.

    - Avant ma douce, c’était uniquement du sexe. Pas de l’amour. Avec toi, parce que je t’aime comme un fou, je me suis senti aussi puceau qu’un collégien.

    - J’ai peine à croire que…

    - Mais si, je t’assure ! J’avais tellement peur de ne pas être à la hauteur de tes attentes que j’aurais pu en perdre mes moyens. Peur de te faire du mal surtout. Tu es si menue et moi si…

    - Oh Jonathan ! Tu as été à la hauteur, crois-moi ! Doux, patient, attentif…Tout quoi ! Je n’imaginais même pas que ça puisse être aussi merveilleux !

    C’est vrai qu’il a été d’une infinie délicatesse, la laissant s’accoutumer à son grand corps d’homme dont l’évident désir aurait pu l’effaroucher. Un désir violent qu’il a su juguler tandis qu’elle l’explorait du bout des doigts et de la bouche, le mettant au supplice. Puis il lui a fallu se maîtriser encore pour lui rendre la pareille. Il a su éveiller ses sens, explorant la moindre parcelle de sa peau, faisant naître, partout où ses mains et ses lèvres se posaient, une fièvre dévorante. Quand enfin il est entré en elle, elle était prête à le recevoir. Elle se sent femme désormais. Sensuelle, impatiente, ardente…

    - J’ai aimé chaque seconde mon amour et…je serais…

    - Prête à recommencer ? Moi aussi ! Mais nous avons été fou ma chérie. Je n’ai pensé à rien. Je suis clean, alors de ce côté, pas de risque ! Je pense surtout à toi, est-ce que…

    - Je prends la pilule. J’ai beau être très sage sur ce plan, j’ai toujours appliqué le principe de précaution. Mais si ça n’avait pas été le cas et même si tu devais me quitter, attendre un enfant de toi serait un grand bonheur.

    - Te quitter ? Plus jamais je ne te quitterai mon amour.

    - Parce que tu m’as déjà quittée ?

    - Oui hélas ! Tu ne te souviens pas ?

    - À Sarlat ce soir-là, d’accord ! Mais nous nous connaissions à peine !

    - Élisa ! Nous nous connaissons depuis…Une éternité en fait ! L’aurais-tu oublié ?

    - Il va vraiment falloir que tu m’expliques Jonathan parce que je ne nage pas, je patauge !

    - Nous avons tout le temps désormais ! Dans tes prochains rêves, je serais avec toi, n’en doute pas un seul instant. Alors, tu comprendras ! Viens contre moi à présent. J’ai faim de toi ! Si faim et depuis si longtemps !

    C’est avec moins de retenue, plus de passion qu’ils se donnent l’un à l’autre pour la deuxième fois.

    Elle n’oubliera jamais cette chambre douillette ni le petit hôtel cossu de la banlieue bordelaise où ils ont abrité leur première nuit d’amour.

    Dès qu’elle a pu se tenir sur ses jambes, après sa perte de connaissance et ce songe étrange au cours duquel elle a fait un bond de plus de mille ans dans le futur, ils sont sortis enlacés de l’amphi. Sur le parking les attendait la voiture de Jonathan. Il l’a d’abord emmenée prendre un petit-déjeuner consistant dans un café. Puis ils ont roulé jusqu’au Cap Ferret. Là, assis face à la mer, ils se sont parlé, évoquant leurs vies respectives entre deux baisers. Elle lui a raconté Saint-Cirq, les Eyzies, les trois disparus, sa mère si courageuse, Patrick qu’elle adore. Martha aussi, la vraie, celle à laquelle elle confie des choses qu’elle n’ose dire à Sarah. Et encore Chloé et son insistance à vouloir la caser ! Ses deux jobs d’été…

    Lui a évoqué son frère aîné, Gina sa petite sœur adorée, ses parents morts tous deux dans le crash d’un avion, ses études de vétérinaire, une profession si utile pour le monde du cirque.

    - Mais …et le cirque alors !

    - Je ne l’avais momentanément quitté que pour mieux le servir. J’ai interrompu mes études de véto à la mort de mes parents. Ils payaient cash pour me permettre d’y arriver. Leur disparition a causé un énorme manque à gagner pour le cirque. Ils prenaient moins de risques mais ils travaillaient encore au trapèze et leur numéro faisait toujours sensation ! Il y avait foule pour venir frissonner aux prouesses des « Quadragénaires volants » comme Luigi les avait surnommés avec tendresse ! Je me devais de les remplacer et de perpétuer la tradition familiale. J’ai donc repris ma place au sein de la troupe où j’ai transformé ma banale prestation de dresseur de tigres en ce numéro de prestige international que tu connais. Avec Gina d’abord, puis avec Carla lorsque ma sœur s’est mariée.

    - Tu n’as pas regretté d’avoir dû sacrifier tes études ??

    - Un peu mais le cirque est ma seule passion en vérité…en dehors de toi évidemment ! Je suis tombé dedans comme toi dans la préhistoire !

    - Ah bon !

    - Eh oui ! Toi, tu es née dans un haut-lieu de la vie de nos lointains ancêtres et moi, je suis né dans une caravane du Cirque Marini. « La Corte dei Miracoli » comme dit Luigi mon patron dont le grand-père, créateur de ce petit cirque familial au départ, a fui le régime mussolinien pour venir se réfugier en France avec sa troupe de saltimbanques. À sa mort, Luigi a pris tout naturellement la succession. C’est à cette époque que mon père, tout jeune acrobate a été embauché. Plus tard, il y a courtisé ma mère, Isabella Marini, la jolie écuyère, fille adorée de son patron. Ensemble ils ont monté un éblouissant numéro de trapèze volant. Ils se sont mariés et ont très rapidement conçu mon frère Rafaël, puis moi deux ans après et enfin Gina un an tout juste après moi. Tu vois, je suis un véritable enfant de la balle.

    - Si j’ai bien suivi, Luigi est ton patron mais également ton grand-père !

    - Exactement !

    - Ça ne vous pose pas problème ?

    - Pas vraiment ! Nous nous efforçons de ne jamais mélanger travail et sentiments ! Dans le cercle familial assez large il faut bien le dire, nous sommes tous unis par des liens d’affection très forts et nous nous serrons les coudes. Sur la piste, nous sommes des artistes comme les autres dont Luigi est le padrone sévère mais juste !

    - Ta vie est passionnante ! Tu voyages à travers le monde, tu travailles avec des gens intéressants…

    - Une vie passionnante, c’est vrai mais dure, incertaine  et qui nous coupe un peu des autres ! De vous les sédentaires ! Je m’étais fait des amis durant ma courte période estudiantine. Lorsque je suis retourné au cirque, je les ai perdus ! Ils ignoraient que j’étais un « saltimbanque » Quand ils ont su…Les « gens du voyage » comme on les appelle généralement avec une note péjorative, ont mauvaise réputation quelle que soit leur activité. Nous, nous préférons nous appeler « Les voyageurs », par opposition aux « sédentaires ». Tout ça ne te fait pas trop peur ?

    - Je t’aime Jonathan ! Mon univers, désormais, c’est toi ! Dis-moi mon sauveur, pourquoi as-tu débarqué comme ça à Bordeaux ? Tu savais que j’y étudiais ?

    Ce n’est pas vraiment une question. Elle commence à entrevoir cette vérité qu’il a décidé de l’aider à apprendre.

    - Je savais, évidemment. Ce que je n’ai vraiment pas calculé, c’est que le choc de me revoir te ferait perdre connaissance. Encore moins que cet évanouissement t’emmènerait aussi loin dans notre futur commun.

    - Notre futur commun ? Mais…Jonathan….Nous n’allons pas vivre plus de mille ans tout de même… C’est décidément complètement fou cette histoire.

    - Nous avons bien vécu ensemble aux temps préhistoriques. Et au Moyen-âge aussi…À tant d’autres époques encore, passées et à venir…Si tu savais !

    - J’ai réellement envie de savoir mon amour mais réponds-moi quand même. Pourquoi aujourd’hui ?

    - Depuis que je t’ai retrouvée…

    - Retrouvée ? Ah oui ! C’est vrai qu’on se connaît depuis la nuit des temps toi et moi !

    - Ne te moque pas insolente ! Depuis Sarlat donc, je me morfonds. Ce qui fait que je suis nettement moins concentré ! Lors de notre dernière représentation, je n’ai pas fait gaffe et mon nouveau tigre…

    - Tu as un nouveau tigre ?

    - Oui, Roméo. Encore un peu jeune et plus sauvage que Simbu..

    - Et…

    - Il m’a…un peu sauté dessus si tu vois ce que je veux dire… N’as-tu pas senti la longue cicatrice dans mon dos ?

    - Mon Dieu … Il…

    - Il aurait pu me faire plus mal ! Mais je l’ai bien dressé quand même et j’ai réagi au quart de tour. Carla aussi ! Heureusement ! C’est ma faute en même temps ! On ne tourne jamais le dos à un fauve ! Mais ce jour-là, j’étais vraiment à l’ouest ! Résultat, un séjour à l’hosto, pas mal de points de suture et une grosse engueulade de la part de Luigi ! Il devine pas mal de choses mon grand-père alors il m’a mis en vacances dès mon retour de l’hôpital et il m’a ordonné d’aller te chercher !

    «  Il est temps que tu lui dises ! » A-t-il lâché avant que je ne parte.

    - Parce qu’il sait pour…pour…

    - Il a le don ! Comme sa mère avant lui !

    Blottie contre lui, elle passe une main timide sous son pull. Dans le feu de leurs joutes amoureuses, elle n’a pas senti la longue ligne légèrement boursoufflée qui traverse son dos de l’omoplate gauche au bas des reins. Malgré elle, les larmes jaillissent. C’est sa faute. S’il n’avait pas été obnubilé par elle…

    - Ne pleure pas ma chérie ! Je suis là, entier en forme et fou amoureux !

    - Jonathan ?

    - Quoi mon cœur ?

    - Qu’allons-nous faire maintenant ? Mes études, ma mère… tout quoi ! Je ne veux plus te quitter ! C’est ma seule certitude.

    -Tu serais prête à tout lâcher pour me suivre ?

    - Bien sûr !

    - Alors ne t’inquiète pas, tout s’arrangera mon amour ! L’important est que je sois près de toi au cours de tes prochains rêves.

    - Pourquoi

    - Ça ma douce Ehi Sha, tu le sauras en temps voulu ! Mais d’abord, nous allons devoir expliquer à ta mère que tu vas abandonner tes études pour suivre un saltimbanque. Et là aussi il vaut mieux que je sois près de toi lorsque tu affronteras cette épreuve !

    -Je veux bien te croire.


    1 commentaire
  • - Réveille-toi Élisa ! Un petit effort mon ange, ouvre les yeux !

    Prononce la voix bien aimée près de son oreille.

    D’une main il soutient sa tête endolorie, de l’autre, il caresse ses joues glacées.

    - Oui ma vieille, reviens parmi nous ! Allez !

    Ce n’est pas Martha…C’est…C’est… Elle n’est plus sûre de rien. Est-ce vraiment la voix inquiète de Yann, son voisin d’amphi ? En contrepoint de celle-ci, humaine, amicale, résonne une autre voix métallique, inexpressive :

    « Élisa 7 ! Contrôle ! Élisa 7 ! Contrôle ! »

    Non, ce n’est pas possible ! Elle est toujours là-bas, à l’intérieur de la « Sphère ». Elle a rêvé sa fuite…La sortie à l’air libre…

    « NON ! » Hurle-t-elle désespérée. Mais aucun son ne franchit ses lèvres.

    Elle se débat en proie à une terreur sans nom…Prisonnière…En bas…Pour l’éternité.

    « NON ! ».

    Et son propre cri franchit enfin la frontière de son inconscience.

    - Calme-toi ma douce, tout va bien !

    - Jonathan…

    - Oui mon ange, c’est bien moi.

    - Où...Où…sommes…nous ?

    - Tu es rentrée mon amour. Tu es rentrée !

    - Rentrée ? Je…Je …Combien de temps ?

    - Environ dix minutes mon cœur.

    - Seulement ? Pourtant j’ai…Je ne comprends pas…

    - Je sais mon amour. Je t’expliquerai. Élisa…

    - Hum…

    - Je t’aime !

    - Ahhh…Soupire-t-elle émergeant petit à petit de son étrange et oppressant cauchemar. Je…Je crois bien que moi aussi…

    - Ça aussi je le sais. Tu me l’as déjà dit !

    - Vous vous connaissez ? Lance une autre voix où se partagent la surprise et l’indignation. Curieux même qu’elle ne se soit pas encore manifesté !

    C’est Chloé. Elle a dû redescendre vite fait de son perchoir en-haut de l’amphi quand elle a perdu connaissance sans préavis. Son amie aime dominer la situation mais là, elle est dépassée. Ça s’entend à son ton suraigu.

    - Calme-toi Chloé…Implore-t-elle, l’esprit encore confus.

    - Que je me calme ! Un superbe inconnu t’abreuve de petits mots doux et faudrait que je me calme !

    - Pitié Chloé ! J’ai la tête en vrille et un mal de cœur pas possible alors tais-toi ! S’il te plait !

    - Élisa…

    - Tais-toi j’ai dit ! J’ai besoin de récupérer alors arrête de hurler !

    - Eh bien ! Ça va mieux mon cœur ! Tu reprends du poil de la bête on dirait ! Dit Jonathan en riant sous cape de l’air déconfit de Chloé.

    - Là tu abuses Élisa ! On est copines ou quoi ? Tu m’as caché un tas de trucs et je veux…

    - Rien du tout Chloé ! L’interrompt Jonathan sans ménagement.

    - Quoi ?

    Le ton est outragé. La belle n’a pas l’habitude de se laisser intimider par les mecs, même baraqués comme celui-là !

    - Il faut vous calmer mademoiselle ! Vous êtes amies et vous le resterez mais pour l’instant, Élisa a besoin de tranquillité pour revenir tout à fait.

    - Revenir ? Et d’où est-elle censée revenir hein ? Je n’avais pas remarqué qu’elle était partie moi ! Fulmine Chloé au bord de l’explosion.

    - Chlo ! Ça suffit maintenant ! Tu me soûles ! Va faire un tour et reviens quand tu seras capable de parler sans brailler ! Tu es ma meilleure amie, je t’aime mais là, tu me fatigues grave ! J’ai besoin d’un peu de silence pour faire le point.

    - Le point sur quoi ?

    - Stop ! Tu m’agaces à la fin ! Sors ! J’insiste !

    La jeune fille interloquée comprend enfin que son amie ne plaisante pas. Sa pâleur, son air égaré, achèvent de la convaincre. Ça plus le regard de l’inconnu qui s’est considérablement assombri. Elle leur tourne le dos et s’éloigne en maugréant :

    -Toi, tu ne perds rien pour attendre !

    Nouveau soupir. De soulagement cette fois. Elle voudrait se relever mais elle sent bien que ses jambes ne la porteraient pas. Jonathan l’aide à s’asseoir sur le siège qu’elle occupait avant son évanouissement et prend place à côté d’elle. Passant un bras ferme autour de ses épaules il l’attire contre lui. Étourdie, elle se laisse faire.

    - Ça va ? Tu es bien ?

    - Hum hum !

    - Prends ton temps ma chérie !

    - Il a raison ! Appuie une voix pleine de sollicitude.

    - Ah ! Tu es là Yann ! Je t’ai donc bien entendu tout à l’heure !

    - Oui! Tu m’as foutu une sacrée trouille tu sais !

    - J’imagine ! Excuse-moi !

    - Bon ! Je vois que tu vas beaucoup mieux et que tu es en de bonnes mains alors je vais y aller maintenant, OK ?

    - Pas de problème Yann, tu peux partir, je m’occupe d’elle ! Et merci encore ! Acquiesce Jonathan à sa place.

    - De rien monsieur ! Au fait, il y aura cours demain ?

    - Oui, mais pas avec moi ! Et ne m’appelle pas monsieur, je ne suis pas le prof que vous attendiez. C’est drôle, à l’accueil aussi on m’a pris pour lui ! Il n’arrivera que demain à ce qu’il paraît, C’est ce que j’ai cru comprendre en tout cas d’après le coup de téléphone qu’a passé la secrétaire quand je l’ai détrompée !

    - Ah bon ! Ben au revoir alors ! À plus Éli ! Remets-toi bien !

    - À plus Yann ! Je te tiens au courant !

    Rassuré, le jeune homme s’en va rejoindre ses amis qui l’attendent dehors. Il aurait des trucs à leur raconter mais il ne le fera pas. Comme s’il comprenait d’instinct que ce qu’il a entendu, pour étrange que ça ait pu lui paraître parfois, relève de la stricte intimité.

    Élisa et Jonathan sont à présent seuls dans le grand amphi silencieux.

    - Dès que tu t’en sentiras capable, nous sortirons d’ici. L’air frais te fera du bien ! D’accord ma chérie ?

    - Hum hum…

    L’air frais…Le souffle froid qui la fait vaciller… La grande goulée d’air pur, si pur qu’elle avale lorsqu’elle voit…juste avant de perdre connaissance…Là-bas…

    Qu’a -t'elle vu ? Elle ne se rappelle plus. « Ça va te revenir. » Lui a dit Martha. Quand était-ce ? Avant … Quand ils sont sortis tous les trois de…de …Tout s’embrouille dans sa tête où la migraine revient en force.

    - Laisse venir tranquille Élisa !

    - Jonathan…J’ai…J’ai rêvé !

    - Je sais ma douce, je sais !

    - Pourtant, cette fois je ne dormais pas…Et… C’était si…réel !

    - Ça aussi je le sais !

    - Tu sembles toujours tout savoir toi ! C’en est presque énervant ! Comment est-ce possible que tu saches pour mon rêve, mon délire plutôt ?

    - J’y étais !

    - Tu...Tu veux dire…

    - Dans ton rêve, oui ! Et ce n’est pas un délire dû à ta perte de conscience mon amour !

    - Martha aussi ?

    Sa voix n’est plus qu’un faible coassement… Elle va de nouveau s’évanouir…

    Un baiser très tendre, très léger sur ses lèvres décolorées la ramène à l’instant présent. Mais elle sait, elle sent que le rêve est là, à l’orée de sa conscience malmenée. Si elle reperd connaissance ou si elle s’endort, elle y retombe, c’est sûr. Dormir…Elle est si fatiguée soudain. Comme si elle avait couru à perdre haleine durant des heures…

    - Tu as couru mon amour ! Et oui, Martha était là elle aussi !

    - Oh la la ! Je vais devenir folle moi ! Tu…tu veux dire que…

    - Oui oui ! Il va falloir que nous parlions aussi de tes deux autres…rêves ! Mais pas ici. Pas maintenant. Te sens- tu assez de force pour aller jusqu’au parking ?

    Parking...Mémoire ancestrale… virages en pente… course effrénée…

    - Stop Élisa ! Arrête d’y penser ! Il faut vraiment qu’on se retrouve dans un endroit plus confortable pour parler de tout ça.

    - Tout ça quoi ?

    - Ton rêve d’aujourd’hui, les deux autres, notre rencontre…Tout quoi ! Il en va de notre avenir.

    - « Notre » avenir ? Ensemble tu veux dire ?

    - C’est exactement ça ! Ensemble ma chérie ! Ensemble, crois-moi !

    - Tout ça comme tu dis, c’était donc…

    - Vrai ! Aussi vrai que le jour où nous nous sommes rencontrés ! Te souviens-tu ? Simbu…Notre premier baiser…

    - Parce que c’était ce jour-là le premier ?

    - C’était ! Dans la cheminée gravitationnelle, tu t’es demandé si c’était ton premier baiser, n’est-ce pas ? Notre premier baiser. Eh bien non ! Le tout premier, c’était à Sarlat, après « l’attaque » de ce cher Simbu.

    - Et celui de mon dernier rêve…

    - N’était qu’un des…Milliards que je compte bien te donner à partir d’ici et maintenant.

    - Jonathan…

    - Dieu comme j’aime quand tu prononces mon prénom avec cette douceur, cette ferveur, cette attente emplie de questions auxquelles nous allons répondre ensemble mon amour, je te le promets !

    - Roh Ahr Anh…

    - Chut Ehi Sha ! J’ai quelque chose à faire qui ne souffre plus aucun délai ! Si tu as la force de le supporter amour de ma vie.

    - Je…Je crois que je l’aurai. Jonathan…Tu…Tu es bien réel ?

    - Je le suis, sois en sûre ! Affirme-t-il en se penchant vers elle.

    C’est bouche à bouche, étroitement enlacés comme dans son troisième rêve, qu’ils scellent leurs retrouvailles. Les questions attendront.

     


    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique