• Chaussée de bonnes baskets, ses chaussures de travail et son repas dans son sac à dos, elle prend le chemin des Eyzies. Ces cinq petits kilomètres ne lui ont jamais fait peur, c’est une bonne marcheuse. Lorsqu’elle accepte de prendre son vélo, c’est parce qu’elle s’est levée en retard. Il n’y a qu’en août, lorsqu’elle entame son deuxième job comme hôtesse d’accueil au Musée, qu’elle accepte de faire le trajet en car. Présentation oblige. Elle se doit d’être nette, pimpante et fraîche pour accueillir les visiteurs. À la boutique, on ne lui demande que d’être aimable et ponctuelle. Sa tenue importe peu à sa patronne. Elle apprécie même le style décontracté, sportif et naturel de la jeune fille. « Et puis ça plaît aux touristes! » Dit-elle lorsque les habituelles mauvaises langues critiquent son employée saisonnière qu’elle défend d’autant plus qu’elle lui a été recommandée par la mère de Chloé qui est une de ses amies.

    À neuf heures tapantes, elle est à son poste. Elle a sorti les présentoirs : cartes postales, guides touristiques et cartes détaillées des circuits de randonnée…Elle a disposé à la vue des premiers passants, les étals des tee-shirts imprimés, poteries et autres souvenirs des sites de la région. À présent, accueillante et souriante derrière sa caisse comme il se doit, elle attend les clients. Elle est là jusqu’à dix-neuf heures trente quasiment sans pause puisqu’elle prend son sandwich de midi sur le pouce. Sauf quand Chloé est là pour la relayer ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Une longue journée en perspective qu’elle va néanmoins effectuer avec plaisir car elle aime le contact avec les gens !

    Tiens, coincée sous la caisse, il y a une longue enveloppe et un petit mot de son amie, plié en quatre ! Elle lui en laisse souvent mais jamais de lettre cachetée ! Elle lit d’abord le mot de Chloé :

    « As-tu bien profité de ton anniversaire ? N’oublie pas qu’on doit le fêter ensemble lundi soir ! La lettre, c’est pour toi ! Aurais-tu un admirateur, petite cachottière ? Un bel inconnu l’a déposée à l’ouverture hier matin et il s’en est allé sans me donner la moindre explication ! Il a juste dit que tu comprendrais ??? Tu me raconteras j’espère ou je ne te parle plus jamais. Bisous. À lundi. Chloé »

    À n’en pas douter, cette lettre, c’est encore une blague de sa chère copine. Quoique la fine écriture racée qui figure sur l’enveloppe ne soit pas celle de la farceuse. N’importe ! Elle aura choisi un complice parmi ses nombreux soupirants. En effet, la belle et blonde Chloé n’en manque pas. Étudiante à Bordeaux dans la même branche qu’elle, la jeune fille est toujours très entourée par la gent masculine. Devant la jolie Barbie grandeur nature en mini-jupe et top moulant, les mecs s’agglutinent comme des mouches autour d’un pot de miel. Ce n’est pas comme elle qui évite les garçons comme la peste. À moins que ce ne soit eux qui la fuient ! Elle est toujours mal fagotée et elle a l’air si coincée avec son chignon et ses lunettes dont elle n’a pourtant aucun besoin ! Elle fait le désespoir de Chloé qui ne cesse de vouloir la caser. « Tu es sage, bien trop sage ma jolie ! C’est pas normal à ton âge ! Il faut que je change tout ça ! » Lui rabâche-t-elle à longueur d’année.

    Changer tout ça, c’est en fait l’habiller, la maquiller, la coiffer comme elle-même : hyper sexy pour attirer un maximum de regards. Ce qu’elle veut aussi, c’est la faire sortir pour autre chose que les courses, les cours, son job ou au mieux, la venue d’un cirque dans les environs. En fait, ce qu’elle veut à tout prix, c’est lui faire rencontrer l’âme sœur comme elle dit en riant et pour cela, tous les moyens sont bons. Mais Élisa résiste de toutes ses forces. Les coureurs de jupons comme son père et ses deux frères défunts, elle n’en veut pas ! Seulement voilà, Chloé non plus ne désarme pas, cette lettre d’un soi-disant admirateur inconnu en est la preuve. Pourquoi cette fichue entremetteuse qui n’en est pas à son coup d’essai, n’a-t-elle pas donné son adresse ? Pourquoi l’inconnu - tu parles, sûrement pas pour Chloé ! - a-t-il déposé son message à la boutique si ce n’est pour mettre au point l’amicale machination avec sa complice ?

    Bien bien ! Elle va la lire cette lettre et elle racontera tout à sa machiavélique amie, en rajoutant au besoin des détails croustillants susceptibles de confondre les deux comploteurs. Finalement, cette histoire est plutôt drôle ! C’est en retenant un fou rire qu’elle se décide à décacheter la longue enveloppe blanche ou figure seulement son prénom. Elle subodore le contenu probablement lapidaire du message. Quelques mots du style : « Élisa, depuis que je t’ai vue pour la première fois, je ne dors plus. Je veux te rencontrer ! ».Le tout suivi d’un numéro de portable. Non ! Ce serait trop simple de le composer pour savoir à qui elle a affaire. Plus probablement, le bellâtre choisi par Chloé lui fixe un rendez-vous : jour, heure, lieu, un détail vestimentaire ou autre pour se faire reconnaître et surtout ni nom ni prénom pour jouer la carte romantique du mystérieux admirateur. Évidemment, son amie elle, imitera la surprise à la perfection -c’est une telle comédienne- et naturellement, elle se montrera enthousiaste pour deux à l’idée de ce rendez-vous qu’elle l’incitera plus que vigoureusement à accepter. D’ailleurs, elle l’entend déjà :

    « Je t’en supplie Élisa, fais moi plaisir, vas-y ! Et pour une fois, mets-toi en fille hein ? ».

    Elle s’y est mise en fille, pas plus tard qu’hier soir et le résultat a dépassé ses pires craintes ! Les yeux dans le vague, le cœur palpitant à ce souvenir encore si…chaud, elle déplie la fameuse lettre du pseudo inconnu. Elle suffoque soudain. Le texte, encore plus concis qu’elle ne se l’imaginait, lui saute aux yeux :

    « Nous nous reverrons Élisa, ne m’oublie pas. »

    Les mêmes mots que ceux prononcés par son onirique chasseur préhistorique ! Presque les mêmes que ceux de son sauveur de la veille ! Elle n’y croit pas ! Pas de signature mais elle n’en a pas besoin pour savoir qui est l’auteur de ce laconique message : Jonathan Sauveur. Bien que cela paraisse impossible - il ne la connaissait pas encore lorsqu’il a déposé la lettre au magasin - elle est sûre que c’est lui et cette certitude l’affole.

    Qui est cet homme ? Quels pouvoirs occultes lui permettent de s’immiscer, même de façon déguisée, dans ses rêves ? D’où la connaît-il pour savoir tout d’elle avant de l’avoir rencontrée ? Une rencontre fortuite qui n’a eu lieu qu’hier soir alors qu’il est passé à la boutique à l’ouverture le matin, soit plus de onze heures avant qu’elle ne s’installe, comme les autres spectateurs, sur les gradins rouge et jaune du Cirque Marini. Car enfin, si elle s’explique peu ou prou comment il a pu apprendre son prénom la veille par un villageois qui le lui aurait soufflé pendant qu’elle était dans les vapes, elle ne s’explique pas mais pas du tout, comment il a pu le connaître avant. Or sur cette lettre, non seulement il l’appelle Élisa mais en plus, il la tutoie comme s’il la connaissait de longue date alors que la veille, très courtoisement, il la vouvoyait. Quoique, lorsqu’il lui a volé ce magique baiser, il l’a tutoyée…

    Bon, admettons ! Il y a tout de même une chose dont elle est sûre : Chloé ne peut être de mèche avec lui, d’abord parce que le chapiteau ne s’est installé qu’en milieu de matinée alors que son amie était déjà au magasin et surtout, parce qu’elle ne pouvait savoir qu’Élisa irait au cirque ce soir-là, vu qu’elle-même ignorait que son entrée pour la représentation était le cadeau d’anniversaire de son frère. Une surprise tellement bien gardée que sa mère non plus n’était pas au courant. Patrick qui sait que depuis toujours, après la préhistoire, le cirque est sa deuxième passion, lui a offert une place au premier rang comme quand elle était gosse, juste au bord de la piste. Là-même où elle s’est retrouvée elle ne sait comment entre les bras musclés d’un superbe dompteur aux yeux aussi verts que les lacs de montagne qu’elle a vus lorsqu’elle est allée rendre visite à Patrick En-Haute-Provence.

    Elle se souvient avec bonheur de ce séjour trop court à son goût ! Elle a passé une semaine avec lui à la bergerie, l’aidant à traire les chèvres et les brebis puis à confectionner sous sa directive les délicieux petits fromages qui constituent une bonne part de ses modestes revenus. En le regardant elle a aussi appris à filer la laine des moutons et à en teindre les écheveaux. C’est durant cette merveilleuse semaine au cœur de la montagne qu’elle l’a redécouvert cet aîné si calme et fort, si pondéré, si différent des deux disparus ! Avec lui et ses deux chiens, elle fait les longues grimpées menant aux estives, très tôt le matin lorsque le soleil jaillit de derrière les sommets. Avec lui, elle a salué avec un bonheur inégalé la radieuse apparition de l’astre du jour, source de vie ainsi que le faisait la petite fille de la préhistoire dans son rêve.

    Décidément, tout la ramène à ce songe qui n’a d’autre sens à ses yeux que de lui rappeler Jonathan. Jonathan qui lui a écrit alors que c’est impossible.

    À croire qu’elle rêve encore. Elle n’est pas derrière sa caisse mais dans son lit. L’histoire de la veille, c’est aussi une illusion onirique. Il n’y a pas plus de Jonathan Sauveur qu’il n’y a d’Ehi Sha ou de…Comment déjà ? Roh Ahr Anh. Tout cela tourne au ridicule. Il faut absolument qu’elle se réveille. Elle se secoue, froisse la lettre. C’est machinalement qu’elle la glisse dans la poche de son jean. Le mal de crâne pointe. Elle n’a pas assez dormi .C’est sûrement la raison pour laquelle elle fait un méchant amalgame entre ce qu’elle a rêvé et ce qu’elle a réellement vécu. S’il le faut, ce soir, elle prendra l’un des somnifères de sa mère. Plus question qu’elle se réveille avec l’esprit aussi embrouillé ! D’où lui vient alors la troublante sensation que, tout comme Ehi-Sha reverra son providentiel sauveur, elle aussi reverra le sien. Ne le lui a-t-il pas dit ? Et écrit ?

    Mais non puisque tout cela n’est que le fruit de son imagination, n’est-ce pas ?

    *

    Depuis son anniversaire, Élisa n’a plus rêvé. Dans l’armoire à pharmacie de sa mère, elle a trouvé une boîte de somnifères. Sarah en prend régulièrement depuis le drame ainsi que des anxiolytiques pour calmer ses angoisses. Élisa elle, n’a jamais eu recours à ce genre de truc mais cette fois, elle en a besoin. Et ça marche ! Elle dort comme une masse. Plus rien ne vient bouleverser son sommeil. Heureusement car il y a bien assez des journées avec leur lot de souvenirs importuns. Des souvenirs qui se manifestent sans crier gare, à tout moment, sans qu’elle puisse faire quoi que ce soit pour les empêcher de venir troubler le cours serein de sa vie. Sans cesse, elle revit son rêve en détail. Sans cesse elle revoit le beau visage de Jonathan et se remémore avec une indicible émotion les bizarres circonstances de leur rencontre.

    Elle a défroissé sa lettre, l’a relue, émue, puis elle l’a rangée dans le tiroir de sa table de chevet, n’ayant pu se résoudre à la jeter. Elle se dit avec effroi qu’elle est tombée amoureuse d’un parfait inconnu. Un inconnu qui, paradoxalement lui, semble la connaître très bien, au point de lui avoir écrit avant même de la rencontrer pour la première fois. Elle ne s’explique toujours pas le message qu’il lui a laissé. Elle préfère penser qu’ils s’étaient déjà vus auparavant mais qu’elle, au contraire de lui, Dieu seul sait pourquoi, a oublié cet homme pourtant suffisamment extraordinaire pour être inoubliable ! Tellement inoubliable que désormais, tel un trublion de la pire espèce, il squatte sa mémoire sans qu’il lui soit possible de l’en chasser.

    Le lundi soir qui a suivi, comme prévu, au volant de sa rutilante petite voiture, Chloé l’a emmenée diner dans le meilleur restaurant de Sarlat où elles ont fêté ensemble ses 20 ans. Là, cédant à l’amicale mais ferme pression de sa pétulante amie, elle a raconté sa mésaventure au cirque avec force détails tout en se gardant bien de trop parler de Jonathan et surtout de la forte impression qu’il lui a faite. Pour la trop curieuse Chloé, elle s’en est tenue à la seule version de l’histoire qui soit plausible : le tigre dressé de toute sa hauteur contre les barreaux, lui a fichu la trouille de sa vie, le dompteur l’a maitrisé, un point c’est tout ! Elle ne s’est pas étendue sur l’étrangeté de leur rencontre, n’a pas parlé du baiser ni des derniers mots qu’il a prononcés en la quittant. Pas plus qu’elle n’a évoqué ces mêmes mots répétés sur la lettre. Elle ne ment jamais à Chloé, pourtant, cette fois, elle ne lui a pas non plus dit la vérité sur le bel inconnu qui s’est présenté ce matin-là à la boutique de souvenirs.

    - Tu es sûre que ce n’est pas un pote à toi ? Ce ne serait pas encore un de tes coups fumeux pour me mettre un de tes amis dans les pattes par hasard ? Lui a-t-elle demandé, honteuse de son mensonge.

    - J’aurais bien aimé mais non, je te jure que je ne connais pas ce type ! Lui a répondu la jeune fille, une main sur le cœur, l’air un chouïa offusqué par sa suspicion.

    - Bon, je te crois ! Alors c’est peut-être un ancien copain de beuverie de Marc ou de Paul qui tente de se rappeler à mon bon souvenir. Mais ça ne risque pas ! Tu sais que je ne les appréciais pas du tout !

    Et la honte de la submerger ! Elle savait bien qu’elle s’enferrait dans le mensonge et la duplicité mais pas question de parler de Jonathan à Chloé ! Non, pas question ! La rouée n’aurait eu de cesse que de le lui faire retrouver. Pas difficile ! Il suffisait de se renseigner sur les étapes du Cirque Marini ! Après tout si le dompteur voulait la revoir comme il affirmait que cela devait se faire, il n’avait qu’à se débrouiller. Elle ne ferait pas le premier pas. C’eût été admettre l’inéluctabilité de tout ce qui lui était arrivé, de leur rencontre étonnante à cette aventure onirique par trop insolite dont les images fortes ne la quittaient pas un seul instant, à tel point qu’elle avait l’impression permanente de rêver tout éveillée.

    Elle en arrivait à se demander ce que devenait Ehi Sha. Était-elle toujours aussi triste du départ de Roh Ahr Anh ? Croyait-elle vraiment que le destin allait le remettre sur sa route ? Quelles nouvelles visions prémonitoires ses songes lui avaient-ils montrées ?

    Telles étaient les pensées qui ne cessaient de s’entrechoquer dans sa tête. Sans les somnifères, elle aurait pu se remettre à rêver et du coup, obtenir peut-être les réponses à ces questions idiotes mais elle ne se sentait pas encore prête à s’en passer.

    Non ! Elle n’était décidément pas prête à subir de nouveaux rêves saugrenus. D’ailleurs, y reverrait-elle la petite fille préhistorique ?

     


    2 commentaires
  • « Le réveil commence comme un autre rêve. »

    Paul Valéry

    *

     

    Élisa se réveille en nage. Quel drôle de délire ! Il y a bien longtemps qu’elle n’a plus cauchemardé ainsi. En fait, depuis la mort de son père et de ses frères et elle sait bien pourquoi elle ne rêve plus jamais.

    - Mais si tu rêves, comme tout le monde ! Lui assure sa meilleure amie péremptoire.  

    - Peut-être que tu dis vrai mais en tous cas, je ne me souviens de rien au réveil mademoiselle je sais-tout !

    - C’est bien ça le hic ! Ça dénote un problème inconscient de taille ma chère ! Rétorque la demoiselle.

    Et il en est ainsi chaque fois qu’elles évoquent ce sujet sensible ô combien ! Avec raison d’ailleurs !

    Il faut dire que la nuit d’avant le drame, elle avait vu l’accident en songe et n’avait voulu donner à ce cauchemar aucun sens prémonitoire. Elle n’en avait parlé à personne non plus. Qui l’aurait crue ? Elle avait mis cela sur le compte de son habituelle angoisse chaque fois que son père prenait le volant accompagné comme presque toujours de ses deux casse-cou de frères censés chaperonner leur imprudent géniteur. Michel conduisait vite, trop vite, au mépris de la loi mais surtout, au mépris du danger. C’était sa manière, disait-il, de concrétiser un peu ses rêves de jeunesse. N’avait-il pas toujours voulu devenir pilote de course. La vie en avait décidé autrement en faisant de lui un petit fermier dans un bled perdu, comme ses parents avant lui. Quelle désillusion ! Sa femme se contentait de ce bonheur simple, tout comme Patrick qui en cela ne ressemblait pas du tout à son jumeau ni à son aîné. Il était comme sa mère, préférant la nature, les animaux, le calme de la campagne au bruit et au mouvement de la ville. À ses deux autres fils et pour leur malheur, il avait légué ce goût immodéré pour la vitesse et pour l’agitation qui règne dans les cités. Ce soir-là, sur la route de Périgueux, ils avaient rejoué « la fureur de vivre » et en étaient morts. De l’amas de tôle froissée enroulée autour d’un platane, les pompiers avaient désincarcéré trois corps sans vie affreusement mutilés.

    Patrick qui ne conduisait que par nécessité, n’avait plus jamais repris le volant depuis l’accident. Il se contentait de son vieux vélo ou de ses pieds pour son déplacement les plus courts. Pour les autres, il utilisait le car ou le train. C’est de cette façon qu’il avait exorcisé sa douleur et sa colère. Elle, c’est en cessant de rêver qu’elle l’avait fait, ne se permettant plus le moindre songe susceptible de lui montrer un avenir, fût il radieux.

    En ce remémorant le terrible drame, elle se rappelle aussi son dernier rêve, le premier depuis deux ans. Il s’impose à elle, violent et si réaliste…Elle s’y est totalement identifiée à la petite fille de cette époque reculée.

    Ehi Sha …Où son imagination est-elle allée chercher ça ? Elle ne peut s’empêcher de penser que la réapparition de sa faculté de rêver coïncide étrangement avec son aventure de la veille.

    Jonathan Sauveur… Ce nom ne cesse de la troubler autant que l’a fortement troublée son propriétaire. Elle le revoit, puissant, si beau, si sauvage ! Plus vieux mais tellement semblable au jeune héros de son aventure onirique. Comment sa fertile imagination l’a-t-elle baptisé déjà ? Roh Ahr Anh… Il ya aussi Sha Rah, Pahr Anh, Mah Rah et les autres. Encore très nets dans sa mémoire, tous ces personnages lui paraissent aussi réels que s’ils avaient vraiment vécu. Elle impute néanmoins ces prénoms fantaisistes aux bizarres consonances, à sa passion pour les aventures de « Rahan, le fils des âges farouches », héros blond et musclé d’’un tas considérable de vieilles BD oubliées dans une malle au grenier, qu’elle a lues et relues sans jamais s’en lasser ! Elle trouve que son sauveur onirique lui ressemble beaucoup. Finalement, sans même le savoir, ce père auquel elle ne pense jamais sans colère, lui aura légué quelque chose de précieux : petite fille amoureuse du beau guerrier des âges farouches, elle l’est très vite devenue de la préhistoire. Car c’est bien depuis ce temps béni de lecture solitaire, assise dans la poussière du grenier avec pour seul éclairage une petite lucarne au-dessus de sa tête, qu’elle est fascinée par tout ce qui touche à l’apparition de l’homme sur la Terre et à sa longue évolution jusqu’à nous, de l’australopithèque au néandertalien jusqu’à l’homo sapiens et à l’homme de Cro-Magnon, notre plus proche parent. Elle a lu tout ce qu’on peut lire, écouté tout ce qu’on peut dire, vu tout ce qu’on peut voir sur le sujet, de la fiction pure et simple - tel le film « La guerre du feu » qu’elle a vu un bon nombre de fois et plus récemment « Ao le dernier Neandertal » - à des reconstitutions virtuelles telles « L’Odyssée de l’espèce » ou « Homo sapiens » qu’elle a regarde comme on regarde le plus passionnant des films d’aventures. Sa bibliothèque personnelle est pleine à craquer de bouquins sur la préhistoire, la paléontologie et la paléoanthropologie. Et pour cause, c’est l’objet même de ses études. « Ceci expliquant cela ! » Se dit-elle pour mettre fin aux fumeuses élucubrations de son esprit encore embrumé de sommeil. En effet, voilà-t-il pas qu’elle se met à voir des similitudes troublantes entre les prénoms de la réalité et ceux de son rêve : Élisa, Ehi Sha par exemple ! Sans parler de Sarah et Sha Rah ou encore de Jonathan et Roh Ahr Anh ! Son imagination bouillonnante lui joue de ces tours ! Mais peu importe, elle a recommencé à rêver et ce fait à lui seul est source d’inquiétude, voire d’angoisse. Ce qu’elle craint le plus au monde à présent, c’est de voir revenir avec les songes, de terribles prémonitions comme celle qui annonçait le drame qui a endeuillé sa famille et qu’elle n’a pas voulu interpréter. Elle a bien peur d’avoir perdu le contrôle étroit qu’elle exerçait depuis deux ans sur son subconscient. Elle espère de toute son âme n’avoir pas rouvert la dangereuse boîte de Pandore.

    Comme Ehi Sha; - décidément, ce rêve l’a marquée - elle s’ébroue, repousse le drap et se lève. Il est déjà six heures. Dans une heure elle doit être partie si elle ne veut pas être en retard. Une bonne douche lui remet les idées d’aplomb. Par la fenêtre de sa chambre elle voit le ciel bleu de ce superbe matin d’été. Il fera encore beau et chaud aujourd’hui. Pas besoin de se couvrir, un jean et le tee-shirt emblématique du magasin sur lequel figurent en photo-impression les peintures rupestres des célèbres grottes de Lascaux, feront l’affaire. Elle entend le doux remue- ménage dans la cuisine. Comme d’habitude, sa mère est la première debout. Elle prépare un copieux petit déjeuner pour eux trois. Patrick est sûrement déjà en train de faire son sac. En fin de matinée, il reprend la route pour la Haute-Provence. Le car jusqu’à Sarlat, puis le train pour regagner ses montagnes où il retrouvera ses chers moutons.

    Aujourd’hui, c’est dimanche, jour de repos pour Sarah qui travaille du lundi au samedi en pleine saison. Pour ce qui est de ses propres repos, cette année exceptionnellement, elle bénéficie de son lundi ainsi que d’un week-end sur deux que lui fait Chloé, tout comme elle a accepté de lui faire tous ses lundis. Sans cet arrangement avec son amie et en l’absence de la vendeuse habituelle, elle aurait dû travailler sans interruption tout son mois de juillet puis enchaîner illico le mois d’août avec ses horaires au Musée. Autrement dit la galère mais elle a besoin d’argent pour financer ses études alors…

    Il faut qu’elle s’active. Le week-end, la boutique fait le plein de clients, surtout en cette période de vacances durant laquelle les touristes affluent dans la région.

    La douche l’a revigorée. Elle en avait bien besoin. En effet, sa mésaventure de la veille l’a beaucoup fatiguée et sa nuit ne l’a pas reposée car son aventure onirique n’a fait que rajouter à son immense lassitude. Ses vêtements enfilés, elle remonte sa longue chevelure brune en un discret chignon. Elle termine par un très léger maquillage. La voilà prête. Les odeurs qui s’échappent de la cuisine la mettent en appétit. Café, croissants chauds, pain de campagne, confiture et miel maison- ils ont deux ou trois ruches et une centrifugeuse- lait et beurre frais de la ferme d’à côté, jambon de pays…Tous ces délices odorants n’attendent plus qu’elle. Sa mère et son frère sont déjà attablés.

    - Bonjour ma chérie ! L’accueille Sarah.

    - Bonjour mamoune ! Répond-elle en se penchant pour l’embrasser.

    Puis elle fait de même avec Patrick

    - Bonjour grand frère !

    - Bonjour sœurette ! Bien dormi ?

    - Pas vraiment ! Après hier soir tu sais …

    - Je comprends ! C’est vrai que tu as les yeux cernés petit cœur !

    - Il a raison ma puce ! Renchérit sa mère. Il faut vraiment que tu ailles travailler aujourd’hui ?

    - C’est mon tour maman, tu le sais bien. Chloé m’a déjà fait mon samedi, je ne peux pas lui demander de me remplacer encore une fois.

    - Bon, alors dépêche-toi d’avaler ton petit déj’ ou tu seras en retard. Tu ne veux pas prendre le car, ou au moins ton vélo ce matin ?

    - Non maman, je préfère marcher. Allez, je me dépêche !

    Entre ces deux êtres qu’elle aime plus que tout au monde, elle se sent protégée, à l’abri malgré l’angoisse qui s’est réveillée en elle. Elle repense à la petite Ehi Sha de son rêve qui lui ressemble tellement. Elle aussi a perdu son père et deux de ses frères. Elle aussi attend chaque fois avec la même impatience le retour du seul qu’il lui reste. Sa mère elle aussi, bien que ce soit pour d’autres raisons, a eu à subir la honte et l’ostracisme des habitants des Eyzies après la mort de son compagnon et de ses fils. Ce rêve qui semble ne pas vouloir quitter son esprit lui revient encore et encore. La fin surtout qui se rappelle soudain à elle avec une étonnante acuité :

    …Roh Ahr Anh n’a fait qu’un  court séjour à la caverne. La journée de leur arrivée, son frère et lui ont accepté de rester quelques jours afin de se reposer de leur longue saison de chasse. Mais avant cela, il a fallu que Pahr Anh narre comment les deux étrangers les ont secourus vaillamment lors de l’attaque des loups qui avait déjà fait deux victimes chez les chasseurs de la caverne, car dès qu’ils sont apparus, ainsi que l’avait prévu Ehi Sha, hommes et femmes valides ont d’abord levé massues et lances contre eux en grognant de défiance ! Ensuite ils leur ont fait la fête en voyant le surplus de viande fraîche que les deux jeunes hommes apportaient en compensation de leur séjour ainsi que de la mort des deux chasseurs du clan. Un beau bison - dont l’épaisse fourrure a été offerte à la toute jeune mère en deuil pour la consoler de la perte cruelle du père de son enfant - ainsi qu’un renne splendide. Puis a eu lieu la veillée autour du feu. Face à une assemblée émerveillée, Roh Ahr Anh et Rah Fahêh son frère aîné, ont raconté leurs aventures de nomades sans cesse à la recherche de nouveaux territoires de chasse. Ils ont décrit et même dessiné sur les parois à l’ocre et à la suie, les tribus qu’ils ont rencontrées. Certaines très amicales les ont accueillis aussi bien que le clan de la caverne, tandis que d’autres, féroces et sanguinaires les ont fait fuir à toutes jambes après leur avoir volé leur gibier.

    Les deux jours qui ont suivi ils ont appris au clan de la caverne à fabriquer de bizarres abris de branches entrecroisées tendues de peaux assemblées afin de vivre plus à l’aise durant la saison chaude. Aidés des hommes de la tribu, ils ont élevé les deux premières huttes sur le large méplat en bas de la grotte.

    -De cette façon, vous serez encore suffisamment En-Hauteur pour surveiller les alentours autant que pour éviter les crues de la rivière. Leur a assuré Roh Arh Anh

    Même les plus vieux l’ont écouté tellement il montrait de mâle autorité et de grande sagesse pour son jeune âge.

    La veille était déjà le dernier soir autour du feu encore riche d’histoires partagées…

    Lorsque l’aube survient, Ehi-Sha n’a pas dormi. Elle est très triste. Elle sait que son sauveur va partir et elle s’étonne d’en éprouver autant de chagrin. Cependant, comme le soleil levant illumine le jour naissant, une lueur d’espoir illumine son cœur serré. La veille, avant d’aller s’étendre sur la couche désertée d’un des deux absents, il lui a dit : « Ne soit pas triste petite sœur de Pahr Anh ! Nous nous reverrons ! » Du coup, elle se lève presque joyeuse. Pour rien au monde elle ne voudrait manquer ses adieux avec le jeune chasseur.

    Elle a eu raison de se lever si tôt. Roh Ahr Anh et Rah Fahêh sont déjà sur le départ. On leur a donné des fruits et une bonne provision de viande boucanée en échange du bison et du renne qu’ils offrent au clan. Avant de se mettre en route, Rho Ahr Anh s’est approché d’elle, il s’est baissé et lui a dit à l’oreille : « Rappelle-toi ce que je t’ai dit, je te le jure, nous nous reverrons Ehi Sha ! Ne m’oublie pas ! »…

    Élisa sursaute. Ce sont à peu près les mêmes mots que ceux de Jonathan la veille. Décidément, le beau dompteur l’a marquée bien plus qu’elle ne le croyait.

    - Eh ma fille ! Tu rêvasses ? Ce n’est pas le moment ! L’interrompt sa mère, la faisant sursauter une seconde fois.

    Elle voudrait bien pouvoir s’attarder sur des choses futiles comme celles qui occupent les pensées des filles de son âge ! Non, elle ne rêvasse pas ! En revanche, elle a rêvé la nuit dernière et c’est bien ça le problème. Dans sa tête, songe et réalité se mêlent inextricablement.

    - Non… Je repense à hier soir. C’est bizarre ce qui m’est arrivé, hein?

    - Je te l’accorde ! Ce n’est pas tous les jours qu’un tigre s’amourache de toi !

    - Ce n’est pas drôle m’man ! J’ai eu la frousse de ma vie !

    - Allons ma puce, oublie ça et remue-toi sinon le magasin n’ouvrira pas à l’heure !

    Le petit déjeuner terminé, ce sont les embrassades à n’en plus finir avec Patrick qui sera parti quand elle rentrera. Elle refoule courageusement quelques larmes. C’est toujours aussi difficile de le voir s’en aller. Ce qui la console, c’est ce qu’il leur a annoncé un sourire faraud au coin des lèvres : « Au fait les filles, la prochaine fois que je viens, je vous amène une surprise…et demi ! ». Le grand frère a donc enfin trouvé chaussure à son pied de montagnard et des petits chaussons avec ! Génial ! Allez, trêve de rêverie ! Sa mère a raison, l’heure tourne.

     


    4 commentaires
  • Ehi Sha repousse la lourde fourrure. Elle se lève, s’étire encore une fois puis, munie d’une grande jatte de terre et juste vêtue d’un pagne de peau parce que c’est la saison douce, elle sort saluer l’astre du jour. Les baies savoureuses l’attendent. Elle a bien en main le long bâton effilé et durci à la flamme qui lui servira à faire fuir les rampants au venin mortel. La veille, du haut d’un gros rocher surplombant la grotte, elle a repéré de nouveaux buissons couverts de fruits rouges. La récolte sera bonne. Mais d’abord, un plongeon dans l’eau fraîche de la rivière. Pahr Anh lui a montré comment évoluer dans cet élément fluide et vivant. Grâce à lui, elle n’a plus peur du long serpent liquide qui devient si large et si boueux lors des orages violents fréquents en cette saison.

    D’autres enfants, filles et garçons se joignent à cette baignade matinale. Puis, seul ou en groupe, chacun va accomplir sa tâche quotidienne : trouver de la nourriture. Pour les filles, ce sera la cueillette. Les baies pour les plus petites ou les moins agiles, les fruits pour les autres qui rempliront à ras-bord leurs sacs de peau, n’hésitant pas pour cela, à grimper aux arbres. Chez les garçons se révèlent déjà les futurs chasseurs ou les pêcheurs émérites. Eux ramèneront poissons luisants et petit gibier qui abondent en cette époque de douce chaleur. Ils enfileront leur butin sur de longues branches flexibles qu’ils porteront à deux sur leurs épaules, imitant leurs aînés qui font de même avec les énormes pièces de viande découpées sur les plus gros animaux dépecés sur place. Ce supplément de nourriture fraîche collecté par les enfants améliore grandement l’ordinaire des habitants de la grotte qui, sinon, devraient se contenter de viande boucanée en attendant le retour des chasseurs. Ce que Parh Anh et ses compagnons ramèneront, servira en outre à nourrir le clan lors de la longue saison froide durant laquelle ceux qui marchent debout deviennent eux-mêmes gibier de choix pour les bêtes sauvages affamées.

     

    Le soleil est encore bas dans le ciel. La jatte d’Ehi Sha ne se remplit pas vite et pour cause ! Pour une poignée de baies cueillie elle n’en met que la moitié dans le récipient, l’autre moitié, elle la mange. C’est normal, à cette heure matinale elle a toujours faim. Lorsqu’elle sera rassasiée, elle mettra toute sa cueillette dans la jatte. Le jus rouge coule sur ses mains, barbouille sa bouche et son menton. Elle se lèche les doigts. C’est bon ! Les buissons épineux l’égratignent mais elle n’y prend pas garde, tout à sa cueillette et à sa dégustation. Son sang se mêle à la pulpe vermeille. Elle a posé son bâton pour mieux récolter les baies délicieuses. Dans ce coin, pas de rampants venimeux. Elle n’en a vu aucun filer en ondulant sous ses pas. Elle est tellement occupée à remplir sa jatte qu’elle ne s’est pas rendu compte qu’elle s’est beaucoup éloignée des autres. Du haut de son rocher, les buissons ne paraissaient pas si loin. Elle n’entend plus les cris ni les jacassements de ses compagnes mais cela lui est égal. Jamais elle n’aura ramené autant de baies. Mah Rah sera contente d’elle. Sa mère aussi peut-être. Ni l’une ni l’autre ne penseront à la punir en voyant sa superbe récolte !

    Tout à coup, elle se fige, en alerte. Un bruit dans les hautes herbes…Un craquement de branches sèches suivi d’un silence pesant, comme si toute vie alentours avait cessé. Elle est seule, le souffle suspendu. Le danger est là, tout prêt. Elle a si peur qu’elle n’ose même pas ramasser son bâton. Une arme bien dérisoire, elle le sait, contre l’animal qui la guette, prêt à bondir sur elle. Elle sent son odeur fauve, sa faim pour la proie sans défense qu’elle représente. Agrippée à sa jatte, elle ne peut qu’attendre la mort. Le monstre surgit devant elle. C’est une ourse grise gigantesque, accompagnée de ses deux petits. Dressée sur ses pattes arrière, toutes griffes dehors, un grognement affamé découvrant ses crocs, la femelle va charger. Elle doit nourrir ses oursons, c’est la loi de la nature ! Chaque espèce a le devoir de subvenir aux besoins des siens. Résignée à mourir, Ehi Sha ferme les yeux. Elle ne reverra pas son frère ! Elle était si sûre pourtant ! Était-ce donc ça le sens de son rêve ?

    Soudain, un rugissement rauque et féroce s’élève derrière elle. Un autre animal qui réclame sa part de la petite proie humaine ? Qu’importe qui la mange puisqu’ en définitive, le vainqueur la dévorera ! Pourtant, ce cri terrible ne semble appartenir à aucun animal qu’elle connaisse. Elle n’ose ouvrir les yeux. Elle entend un bruit de cavalcade effrénée accompagné de grognements de rage et de dépit. L’ourse à cédé la place à la bête inconnue qui va faire d’elle son repas du jour ! Elle est tout près d’elle. Même son odeur est inconnue à ses sens pourtant aiguisés. Elle se décide à ouvrir les yeux, à affronter la mort en face… Et se perd dans un regard à la fois inquiet et amusé. C’est celui d’un garçon, un « marche debout » comme ceux du clan. Il est plus grand et plus massif que Pahr Anh mais un peu plus jeune cependant. Un pagne en peau de renne lui ceint la taille. Il brandit fièrement une lance à la pierre si fine et si effilée qu’elle ne s’étonne plus que l’ourse ait fui devant lui. Sa crinière est très claire, semblable à de l’herbe sèche qu’illuminerait le soleil avant de disparaître à la tombée du jour. Ses yeux, au lieu d’être marrons comme ceux de la tribu, sont presque aussi verts que l’eau du lac que l’on découvre en escaladant la colline, de l’autre côté de la rivière.

    Devant ce regard curieux qui l’observe, l’inconnu s’accroupit pour se mettre à sa hauteur puis il pose sa lance devant elle pour lui montrer qu’il ne lui veut aucun mal. Immobile, il se contente de la regarder droit dans les yeux, attendant patiemment que la terreur s’en efface. Son calme la rassure, elle cesse de trembler. Alors, évitant tout geste brusque, le garçon avance une main pour toucher ses joues et son menton taché de jus. Du bout de la langue, il goûte le liquide rouge et gluant qui ressemble à du sang.

    - Tu n’es pas blessée ! Décide-t-il. Tu as eu peur ?

    Elle ne pleurera pas, non ! Pas devant cet inconnu qui vient de lui sauver la vie et qui s’exprime d’une drôle de façon. Le langage qu’il utilise n’est pas tout à fait le même que celui du clan. Il est plus clair, moins guttural.

    - Réponds- moi petite fille ! Tu vas bien ?

    - Ou… oui ! Balbutie-t-elle.

    - Que fais-tu ici toute seule ? C’est dangereux !

    - Je… je cueille des baies…

    - Je le vois bien ! Et tu n’en as pas renversé ! Tu es très courageuse. Très inconsciente aussi ! Où sont tes compagnons ?

    - Je… Je ne sais pas ! Là-bas, près de la rivière.

    - Où habites-tu ?

    Peut-elle le lui dire ? Il l’a sauvée de l’ourse mais…

    - Comment t’appelles-tu petite fille ?

    - … Ehi Sha !

     

    Elle a hésité mais quelque chose dans les yeux de ce grand garçon, presque un homme, lui inspire confiance. Il lui semble l’avoir déjà vu.

    - Ehi Sha. Je connais ce nom ! J’aurais dû me douter que c’était toi. Pahr Anh ne tarit pas d’éloge sur sa si brave petite sœur ! Je te ramène à ta caverne fillette ! Ton frère t’y attend !

    Et d’un seul mouvement il l’empoigne, la soulève du sol et la juche sur ses larges épaules.

    - Accroche-toi bien ! Lui commande-t-il.

    Puis il se baisse pour récupérer sa lance et la jatte pleine à ras-bord. Lorsqu’il se redresse tout en puissance, la petite fille à l’impression d’être devenue une géante. Elle se sent bien, à sa place, plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été de toute sa courte vie. C’est sûrement parce qu’après une longue absence, elle va enfin revoir Pahr Anh !

    - Et toi, c’est quoi ton nom ? Ose-t-elle demander d’une toute petite voix à son étrange sauveur.

    - Mon nom est Roh Ahr Anh.

    Elle ne lui demande même pas pourquoi Parh Anh est déjà à la caverne alors que lui comme par hasard, est ici, arrivé juste à temps pour lui éviter d’être déchiquetée vive par l’ourse. Il est ici parce que le destin voulait qu’il la sauve de la mort, elle en est sûre. Sa présence auprès d’elle à ce moment crucial de sa jeune vie, donne maintenant son vrai sens à son rêve.

     


    2 commentaires
  • Recroquevillée sur la couche d’herbe sèche, la fillette grelotte en dépit de l’épaisse fourrure d’auroch qui la recouvre mais c’est de peur plus que de froid. Quoique la caverne reste fraîche même en cette saison douce.

    Elle tremble parce qu’elle a peur de la nuit. Une peur terrible, irraisonnée comme celle que devaient ressentir les anciens au temps où la glace régnait sur le monde. Elle n’est pas la seule. En effet, même s’il y a bien longtemps maintenant que le cycle des saisons alternant les périodes froides avec celles plus douces de la floraison et des fruits, a remplacé le froid éternel, cette peur de la nuit subsiste chez les membres du clan, du plus petit au plus âgé. Dès que le soleil s’éteint en tombant derrière les collines, c’est la même crainte chaque fois : et s’il allait ne jamais se rallumer, ni réapparaître ? Si l’obscurité allait durer toujours ?

    La nuit, c’est un monstre noir qui vous dévore les entrailles. C’est la présence là, dehors, des bêtes assoiffées de sang qui rôdent à la recherche d’une proie. La nuit, c’est le feu qu’il faut veiller car s’il s’éteint, cela peut signifier la mort du clan.

    La nuit, c’est l’angoisse de la fin du monde, chaque fois ! Alors, comme beaucoup, Ehi Sha tremble de peur, blottie entre Sha Rah sa mère et Mah Rah la guérisseuse qui elle, semble n’avoir peur de rien, jamais ! Elle a eu un enfant, un fils mort très jeune, dévoré par une bête sauvage alors qu’il s’était éloigné de la grotte. Après quoi sans qu’on sache pourquoi, elle n’a plus jamais enfanté. Son compagnon aurait pu l’abandonner pour une femme féconde mais il a choisi de rester auprès d’elle et de continuer à lui rapporter du gibier. Il est parti pour une longue période de chasse avec les hommes valides du clan.

    Dans le groupe des chasseurs d’aurochs, de rennes ou de bisons, se trouve aussi Pahr Anh, le dernier frère d’Ehi Sha, de huit cycles de vie son aîné. Son père et ses deux autres frères sont morts il y a deux cycles de cela, au cours de l’une de ces expéditions si périlleuses loin de la grotte. Ils ont été tués et dévorés par une énorme bête aux longs crocs pointus et aux griffes meurtrières que même les plus braves craignent car c’est de loin le plus féroce des prédateurs pour ceux qui marchent debout : l’ours ! Cet animal cruel peut, d’un seul coup de ses pattes puissantes, briser l’échine du plus gros des aurochs. Alors un humain !

    Fait rarissime et considéré comme une bénédiction des dieux, Pah Hoh, l’un des frères était le jumeau de Pahr Anh. C’était leur première grande chasse. Mah Huh L’aîné avait deux cycles de plus et participait à la saison de traque du gros gibier pour la troisième fois. Pour sa mère, cela a été un coup très rude de perdre en une seule fois son compagnon et deux de ses fils, lesquels avec Pahr Anh rapportaient beaucoup de viande fraîche au clan. Les habitants de la grotte l’ont regardée longtemps de travers après cela, jusqu’à ce que Pahr Anh surmonte sa peine et comprenne qu’il devait à lui seul égaler les trois disparus en ramenant autant de nourriture qu’eux quatre réunis.

     

    Bien plus qu’un motif de fierté, le nombre d’enfants mâles est un atout pour le clan. Or Sha Rah a déjà accouché de deux garçons mort-nés. Honte sur elle ! Puis elle a mis au monde une fille si frêle qu’elle n’a survécu que deux jours au froid mordant d’un hiver particulièrement glacial. Cependant nul ne lui en a voulu. Ce n’était qu’une fille. Ensuite est née Ehi Sha au début d’une belle saison de fruits. Une fille encore, braillarde mais si vigoureuse ! Et voilà que trois cycles plus tard, de nouveau enceinte alors que déjà trop âgée pour cela, elle pensait ne plus jamais pouvoir enfanter, la mort lui enlève trois hommes ! Comble de honte autant que de malchance elle a perdu ce dernier enfant, un garçon, en le mettant au monde pendant que son compagnon et ses fils se faisaient tuer loin de la caverne. Un autre mâle mort-né, et une fois de plus l’opprobre et l’humiliation se sont abattus sur la malheureuse Sha Rah. Depuis, elle est malade. Le pire est qu’elle devra apprendre à vivre seule, car aucun homme sans compagne n’en voudra une qui soit incapable d’enfanter. Moins encore d’une qui soit malade !

    Ses forces se sont mises à décliner après cet accouchement au terme de longues heures de douleur, d’un petit être chétif et mal formé. Elle a beaucoup saigné. La fièvre l’a prise et a duré tout l’hiver puis tout le printemps. L’été venu, elle a semblé aller mieux mais elle était très faible et ne cessait de tousser. Jamais elle n’a repris cet allant qu’Ehi Sha lui connaissait avant cette cruelle épreuve. Elle tousse toujours et respire très mal. Mah Rah la soigne du mieux qu’elle peut. Même si pour la rassurer, elle dit que Sha Rah va se remettre, Ehi Sha sait que la vie peut s’éteindre encore plus vite que les flammes que protège jalousement Oumh Rah, la gardienne du feu.

    La fillette guette le souffle rauque de sa mère. N’est-ce pas le plus souvent la nuit que la mort, aussi affamée que les bêtes qui rôdent dehors, vient prendre entre ses griffes noires, les malades, les vieillards et les nourrissons ? Combien de membres du clan faibles et sans défense la terrible prédatrice a-t-elle ainsi emportés tandis que les autres dormaient, inconscients ?

    Elle, elle est forte, aussi robuste qu’un garçon en dépit de son jeune âge. Elle est solide, comme Pahr Anh ! Elle a déjà survécu sept cycles à la maladie, à la faim, aux rigueurs des grands froids ainsi qu’à tous les autres dangers qui guettent ceux du clan : les bêtes sauvages, les tremblements de terre, le feu du ciel, les crues du fleuve… Elle a résisté aux coups aussi. Ceux de sa mère lorsqu’elle avait encore la force de la frapper pour lui apprendre à obéir. Ceux des autres enfants plus grands et plus forts qu’elle pour une poignée de baies, un morceau de viande ou une place au chaud près du feu ! Aujourd’hui, Sha Rah est incapable de la protéger alors c’est Mah Rah qui le fait à sa place.

    Elle l’a prise sous son aile, lui enseignant tout ce qu’elle est capable de retenir : comment cuire la viande sur les braises par exemple mais aussi comment confectionner vêtements, couvertures ou sacs en peau à l’aide d’aiguilles en os. Elle lui apprend la poterie, les herbes qui soulagent la douleur, celles qui guérissent les plaies, les petits cailloux troués et colorés que l’on trouve dans le lit de la rivière. Mélangés à de petits os ou à des griffes, et enfilés sur de fines cordelettes en longs poils de bisons entrelacés, ils font de jolies parures que l’on se met autour du cou, des poignets ou dans les cheveux. Elle lui apprend les baies, les fruits, les racines que l’on peut manger, les plantes qui rendent malade ou qui tuent. Seul l’art de capturer à mains nues ou à l’aide d’un harpon, les habitants de la rivière aux écailles luisantes, lui a été enseigné par son frère. Comment en rendre la chair si savoureuse en la faisant griller dans les flammes, c’est encore Mah Rah qui le lui a montré. Toujours affamé, Pahr Anh lui, a rarement la patience d’attendre alors il les mange crus, sur place !

    C’est parce qu’elle a atteint un grand âge - elle dit avoir déjà vécu quarante cycles- que Mah Rah sait tant de choses et qu’elle est aussi respectée des autres femmes du clan, jeunes et moins jeunes. Celles de son âge - elles ne sont pas nombreuses - n’en savent pas forcément autant qu’elle. La guérisseuse dit que pour apprendre, il faut avoir le temps mais surtout l’envie. Elle dit qu’Ehi Sha a tout le temps qu’il faut et beaucoup d’envie malgré son jeune âge. C’est pourquoi elle l’a choisie pour lui transmettre son savoir. Elle dit que si la mort ne vient pas trop tôt la prendre, la petite fille deviendra une femme aussi sage et respectée qu’elle-même. Pour Ehi Sha, Mah Rah, c’est presque une deuxième mère. Elle espère lui ressembler un jour. Elle espère aussi qu’elle trouvera un compagnon fort et malin comme Pahr Anh. Ils auront des petits solides, résistants, qui ne mourront ni de maladie, de froid ou de faim, ni dévorés par les ours comme son père et ses autres frères. Des garçons pour la chasse, des filles pour faire des enfants et apprendre d’elle tout ce que Mah Rah lui aura enseigné. Alors clan redeviendra ce qu’il était avant que trop d’hivers terribles et de bêtes féroces ne le déciment.

    Mah Rah lui a dit que chaque membre de la tribu de la caverne a son importance. Ainsi, pendant l’absence des chasseurs, les hommes les plus vieux ou les moins valides se chargent de la protection du clan tout en s’affairant à d’autres tâches utiles. Ce sont eux qui taillent les pierres pour en faire des armes et des outils. Les femmes les plus âgées, elles, raclent les peaux qui deviendront des couvertures, des vêtements pour la saison froide ou encore des sacs souples pour récolter les fruits. Elles fabriquent également les petits outils en os : harpons pour la pêche, aiguilles si utiles pour assembler les peaux entre elles. Elles travaillent la glaise avec de l’eau. La pâte humide devient entre leurs mains habiles des jattes de toutes tailles que l’on fait durcir dans le feu. Dedans on peut ramener de l’eau ou les remplir de ces délicieuses baies qui foisonnent dans les buissons en ce moment. Les jeunes mères sont chargées des nourrissons et des enfants en bas âge. Elles refont les réserves d’herbe pour les couches et de bois sec pour le feu. Elles changent les litières que les petits ont souillées de leur urine et de leurs excréments. Il ya bien assez de la fumée, de la sueur et de l’odeur forte des peaux de bête pour rendre l’air de la caverne presque irrespirable sans y ajouter la puanteur des déjections !

    Beaucoup de ces choses, c'est Mah Rah qui les leur a apprises. Quant aux enfants, dès qu’ils sont en âge de le faire, ils s’occupent à trouver la nourriture complémentaire : cueillette des baies et des fruits, recherche des plantes et des racines comestibles pour les filles ; chasse du petit gibier et pêche pour les garçons. Elle est déjà assez grande pour accomplir sa part des tâches confiées aux rejetons du clan et elle en est très fière.

    Couchée entre ses deux mères, Ehi Sha se détend un peu en repensant à tout ce qu’elle a appris aujourd’hui. Alors oubliant un instant ses craintes, elle sent le sommeil la gagner. Près d’elle, Sha Rah respire mieux et Mah Rah ronfle si fort que c’en est rassurant. Elle n’est pas la seule à faire du bruit. Il y a aussi ceux qui parlent en rêvant, ceux qui se tournent et se retournent en grognant sur leur couche parce qu’ils ne peuvent dormir à cause de ceux qui s'accouplent bruyamment. Il y a Ouhm Rah qui psalmodie en veillant sur le feu. Il y a les nourrissons qui geignent contre leur mère…Tous ces sons autour d’elle, c’est la vie !

    Avant de fermer les yeux, elle regarde les parois sombres de la caverne faiblement éclairées par les braises rougeoyantes du foyer dans lequel la vieille Ouhm Rah remet du bois de temps à autre. Les dessins qui l’ornent sont si beaux ! Ils racontent les chasses qui ont vu périr tant d’hommes vaillants, jeunes et moins jeunes. Elle reconnaît le renne, le cheval, le bison ou l’auroch. Il y a d’autres animaux dont elle ne sait pas le nom. Il y a aussi des traces de mains. Beaucoup sont celles des chasseurs. Combien de ces empreintes sont celles de disparus ? Dans un petit coin connu d’elle seule, il y a les siennes. En voyant faire les grands, elle aussi a voulu laisser une trace pour se souvenir de l’avènement de son septième cycle.

     

    Nées du reflet des flammes, des ombres mouvantes dansent sur les sombres rochers redonnant la vie à ces animaux tués et mangés depuis longtemps. Ehi Sha s’endort enfin.

    Au grand soulagement de tous, le jour est revenu. La petite fille sort d’un sommeil peuplé de cauchemars. Elle y a revu son père et ses frères tués et dévorés par un ours énorme ainsi que le lui ont raconté les survivants de cette terrible aventure. Elle s’étire et s’ébroue afin de chasser au plus vite les effroyables visions de mort et de carnage. Le jour est revenu ! Et avec lui l’astre brillant. Il a bondi de derrière les sommets puis a commencé sa course dans le ciel. Dans la grotte, l’activité a déjà repris. Sur sa couche d’herbes, seule Ouhm Rah la gardienne du feu, dort d’un sommeil mérité que rien ne semble pouvoir troubler. Elle dort tranquille car elle sait que la relève est assurée pour la journée. Nul ne laissera le feu s’éteindre.

    Ehi Sha passe les doigts dans sa chevelure emmêlée, aussi brune que des poils d’auroch. Elle sourit. La fin de son rêve lui revient.

    Elle sait !

    Aujourd’hui, Parh Anh revient et avec lui, Arh Hoh, le compagnon de Mah Rah. Elle est heureuse même si le songe lui a appris que deux nouveaux chasseurs ont été tués C’est la loi ! Chaque fois, en échange du gibier ramené, la mort prélève son tribut. Cette fois, c’est Sihr Anh , un jeune garçon de quinze cycles, comme son frère, et Roh Uhr, un homme vaillant de vingt cycles dont la compagne vient tout juste d’accoucher. Ils ont succombés sous les crocs aiguisés d’une meute de loups. Leur chair à nourri les louveteaux nés à la saison des arbres en fleurs. Ces deux- là ne reviendront pas, alors que le rêve le lui a bien montré, sur dix chasseurs partis, dix sont sur le chemin du retour ! Deux étrangers se sont joints à ceux du clan de la Caverne. Pourquoi ? Est-ce bon signe ? Elle croit que oui mais elle n’en dira rien, pas même à Mah Rah qui pourtant accepte mieux que les autres ses dons étranges.

    Non ! Elle ne dira rien de ses visions ! Trop de membres de la tribu la regardent déjà de travers à cause de ces facultés anormales, surtout chez une enfant si jeune. Car si un brin de prescience est admis chez les vieilles comme Ouhm Rah, comment pourrait-on tolérer qu’une petite fille à l’aube de sa vie en sache plus que l’aïeule ? Beaucoup trop la considèrent comme un être maléfique. Ils disent qu’elle a le mauvais œil parce qu’elle voit les évènements funestes avant qu’ils n’aient lieu. Cependant, toute petite fille qu’elle soit, elle leur a évité tant de catastrophes et les a sauvés de tant de dangers qu’ils se taisent. Elle n’a donc à subir que leurs regards mauvais.

    Sans comprendre pourquoi, elle sait ce qui va se produire avant tout le monde : les orages, les crues du fleuve, les incendies de prairie provoqués par le feu du ciel, les tremblements de terre, les attaques des « marche-courbé » et celles plus meurtrières encore des « mangeurs d’homme » qui rivalisent avec les meutes de loups affamés. Elle sait quand il va neiger ou pleuvoir à torrent...

    Elle est petite mais elle se souvient qu’au début, quand elle leur disait, personne ne la croyait. On se moquait d’elle ou on se mettait en colère. Montrée du doigt à cause d’elle, sa mère la battait jusqu’au sang ! Puis, quand ce qu’elle avait senti arrivait, elle était encore battue comme si elle avait été responsable de toutes les calamités qui s’abattaient sur le Clan. Á présent, ils la craignent de la même façon que l’on craint ce que l’on ne connaît pas mais ils l’observent. L’expérience leur a appris à leurs dépens que l’étrange fillette ne se trompe jamais. Si par exemple elle arrête soudain la cueillette et court vers la caverne, on fait comme elle sans se poser de questions. Si elle leur semble absente ou agitée, on la questionne discrètement. Les plus malins prennent ses prévisions à leur compte mais peu lui importe du moment qu’on la croit.

    Cependant, elle ne dit rien des ses rêves ni des visions qu’ils engendrent. Elle est sûre que cela, nul ne l’accepterait et que bien qu’elle ne soit qu’une enfant, elle serait bannie du clan. Sentir, c’est une chose, les animaux aussi sentent qui fuient le danger avant qu’il ne se manifeste et un enfant n’est jamais qu’un animal après tout ! Mais voir et que ce que l’on voit dans ses songes se produise, c’est une autre histoire ! Elle ne leur dira donc rien du retour des chasseurs ni de la mort brutale de deux d’entre eux et encore moins de la venue des deux étrangers contre lesquels les hommes et même les femmes prendraient les armes, elle en est certaine ! Pourtant, ces deux là sont un bien pour ceux de la caverne, elle le sent !

     


    3 commentaires
  • Elle est rentrée chez elle. Sa mère et son frère l’attendaient inquiets, prêts à alerter la gendarmerie.

    Patrick est de passage. « Pour rien au monde je n'aurais manqué tes 20 ans ! » Lui a-t-il dit en la serrant à l’étouffer entre ses bras hâlés par le grand air, à peine le seuil de la maison franchi.

    Elle a bien conscience du cadeau inestimable qu'il lui fait par sa simple présence à l'occasion de son anniversaire. Pour être là, il a dû quitter la Haute-Provence, consentant exceptionnellement à y laisser son cher troupeau une semaine entière aux bons soins d’un apprenti berger. Il repart demain. À 30 ans, célibataire endurci, il ne se plait vraiment que dans ses montagnes provençales avec ses moutons, ses quelques chèvres et ses deux chiens. Depuis la mort de son jumeau et de son aîné de deux ans dans ce terrible accident de voiture l’année précédente, il s’est retiré du monde, devenant presque sauvage et si ce n’était sa mère et sa sœur qu’il adore, il ne quitterait jamais sa bergerie.

    Quant à sa mère, tout juste un mois après cette cruelle épreuve, elle a découvert que Michel, son bien aimé mari la trompait odieusement et qu’il était criblé de dettes de jeu. Des dettes que la vente de leur seul bien commun, une modeste exploitation agricole, n’a que partiellement couvertes. Quasiment sans le sou, il lui a fallu trouver très rapidement du travail. À 50 ans, sans aucune qualification, elle a accepté un emploi de femme de ménage aux Eyzies, à l’hôtel des Roches. Folle de douleur et d’humiliation, elle a reporté toute sa capacité d’amour sur la seule enfant qui ne l’ait pas quittée : la petite dernière ou comme elle le lui a si souvent répété, leur dernier coup de folie à elle et à son époux dix ans après les jumeaux. En effet, Élisa qui réside encore chez sa mère, travaille elle aussi aux Eyzies durant les vacances d'été. En juillet comme vendeuse dans une petite boutique de souvenirs, en août comme hôtesse d’accueil au musée de la préhistoire. Pendant l’année universitaire, sa petite bourse lui permet de bénéficier d’une chambre d’étudiante à Bordeaux mais elle rentre chez elle chaque week-end.

    Elle a choisi la filière paléoanthropologie et pour cause : elle a passé son enfance à Saint-Cirq. Gamine, son plus grand plaisir était de visiter et revisiter la « grotte du Sorcier ». La petite ferme familiale jusqu’à la mort tragique de son père n’était pas si loin de la célèbre grotte préhistorique. C’est même là qu’elle a décroché son premier job d’été à vendre des tickets aux touristes venus la visiter. Leur maisonnette actuelle dans ce village à flanc de falaise situé à 5 km des Eyzies, sa mère l’a eue pour une bouchée de pain et ils l’ont retapée, son frère, Sarah et elle. C’est dire que la préhistoire, elle est tombée dedans toute petite, comme Obélix dans la potion magique. Elle connaît comme sa poche tous les sites des environs. Le font de Gaume, les Combarelles, les abris de la Laugerie haute et de la Laugerie basse, celui du Poisson, celui du Cro-Magnon bien sûr, la grotte de Bara Bahau, les gisements de la Ferrassie et de la Micoque… Elle a visité Lascaux II éblouie en rêvant que son futur diplôme lui permettra peut-être d’étudier la grotte originale. C’est sa passion. Même sans cela, elle resterait très attachée à ces lieux. C'est aux Eyzies de Tayac-Sireuil et à Sarlat que vivent les seuls et rares vrais amis qu’elle ait gardés après le décès de son père et le scandale qui s’en est suivi. De surcroît, pour rien au monde elle n’abandonnerait trop longtemps sa mère tant elle sait combien celle-ci dépérirait sans elle. Sarah aime Patrick bien sûr mais le voir ravive chaque fois le souvenir de Paul son jumeau ainsi que celui de Marc leur aîné. Ses trois fils ont le malheur d’être le portrait craché de Michel celui-là même qu’elle adorait tandis que lui, insouciant, dilapidait le peu de bien qu’ils avaient en commun dans le jeu et les femmes ! Il n’y a vraiment qu’Élisa qui lui ressemble à elle, même si elle a les yeux noisette de son père.

     

    La jeune fille a dû leur raconter X et X fois par le menu, son aventure rocambolesque. Tellement qu’elle a fini par demander grâce. Ils l’ont alors laissée tranquille. Soulagée, elle a enfin pu se coucher. Ce n’est qu’une fois étendue entre ses draps frais qu'un détail troublant lui est revenu à l'esprit : Jonathan l’a appelée Élisa. Comment connaît-il son prénom ? Elle ne se rappelle pas le lui avoir dit. Qu’importe ! Quelqu’une de ses connaissances l’aura reconnue et l’aura mentionné devant lui quand elle s’est évanouie, voilà tout ! Mais tout de même… Quand elle pense qu’il est allé jusqu’à payer la course du taxi et qu’elle ne l'a même pas remarqué ! Elle devait être rudement chamboulée. D’ailleurs, elle ne se rappelle pas non plus de son retour des coulisses ni comment et surtout pourquoi, elle s’est retrouvée au bord de la piste désertée, dans les bras de Jonathan.

    C’est sur cette énigme que représente sa rencontre inopinée avec son étrange sauveur qu’elle s’endort enfin, recrue de fatigue et d’émotions fortes.


    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique