• Les rêves d’Élisa" - Chapitre 16

    - Élisa 7 contrôle…Élisa 7 contrôle !

    La voix désincarnée de CVUT 7007, Coordinateur Virtuel de son Unité de Travail, la sort instantanément du puits noir et profond. Elle s’ébroue et d’un geste sûr issu d’une pratique quotidienne, elle débranche les électrodes de son casque de sommeil.

    « C’est la dernière fois ! » Se dit-elle sans savoir d’où lui vient cette étrange certitude.

    En dépit des somnifères consciencieusement avalés et du casque censé la prémunir contre les rêves importuns, elle a mal dormi. Un sommeil agité, troublé par des images confuses. Comme si elle avait rêvé, alors que c’est non seulement illégal mais encore que ça devrait être impossible avec le casque qu’on lui impose depuis son troisième reformatage. Ils ont compris qu’elle était un sujet à risque maximum et ont agi en conséquence !

    Apparemment, leurs mesures correctives ne suffisent pas ! Elle va droit au quatrième reformatage. C’est ce que signifie le rappel à l’ordre insistant de CVUT 7007.

    Elle sursaute ! Non pas à cause de la voix de son Coordinateur Virtuel mais parce que viennent de surgir inopinément dans son esprit troublé, deux idées aussi incongrues que celle qui l’a fugacement traversée lorsqu’elle s’est « débranchée »…

    La première c’est perte, douleur, chagrin… La deuxième c’est « Oh non ! Je suis revenue dans la Sphère ! »

    Revenue ? Mais elle n’est jamais partie ! Où aurait  elle pu partir ?

    -Élisa 7 contrôle…Élisa 7 contrôle !

    Si elle n’était pas si sûre de l’impossibilité de la chose, elle dirait qu’il y a de la colère et de l’impatience dans le ton obligatoirement monocorde de CVUT 7007. Le Coordinateur n’est qu’une extension de la Machine. Or, la toute puissante création de ceux d’En-Haut n’a pas de sentiments.

    Sentiments ? C’est quoi ce concept ? Dieux des Sphères ! Elle déraille vraiment ! Sentiments est, devrait être pour elle comme ça l’est pour tous les autres, un truc aussi inconnu que colère, chagrin, douleur, impatience… CVUT a raison elle a réellement besoin d’un contrôle complet. Encore un !

    Elle secoue la tête pour extirper les miasmes fuligineux qui lui polluent l’esprit. Il est déjà 4 h10, son poste débute à 5 h30. Consciente d’avoir perdu de précieuses minutes sur son planning matinal très serré, elle passe en hâte sous la « ionodouche », revêt en quatrième vitesse sa combi marron de trieuse puis elle avale plus vite encore les deux pilules énergisantes qui lui permettront de tenir sans la pause de mi-journée dont elle va devoir se passer pour rattraper son retard. Si elle récupère son poste d’ouvrière Q1 des Serres hydroponiques miraculeusement conservé après son troisième reformatage ! Parce que cette fois plus que le déclassement ou même le changement de secteur c’est la descente directe au redoutable quinzième niveau qu’elle risque. Brrrr !

     Maudite Machine ! Maudites lois ! Règles innombrables, interdits, punitions… Tout cela n’est réservé qu’aux habitants des bas niveaux par les Maîtres tout puissants de la Haute Sphère !  « C’est injuste ! » Se surprend-elle à penser. Et ça, c’est bien le signe évident que le reformatage est désormais inévitable !

    Quand a-t-elle commencé à changer ? Quand sont nées les premières images étranges qui hantent son esprit malade ? Pourquoi elle et surtout pourquoi ne parvient-elle pas à empêcher cette dangereuse intrusion mentale  malgré sa dernière séance dans la salle de contrôle honnie ? Son cerveau pervers serait-il le seul à être immunisé ?

    Son petit déj’ lui a paru bien insipide. Ahhhh ! Un jus d’orange fraîchement pressé, un café noir brûlant et sucré, une tartine de pain grillé couverte de miel ! Oh la la ! Où est-elle encore allée chercher ça ? Elle est sûre que parmi les douceurs dont disposent les Maîtres de la Machine, aucun ne connaît ces mets imaginaires. Même s’ils se nourrissent de choses délicieuses et non pas de ces saletés de pilules strictement réservées à leurs esclaves d’en bas, des robots humains sans âme ni conscience personnelle.

    Elle quitte enfin son habitatcube et emprunte le pédiroule d’accès au Centre de Contrôle, les tripes nouées par une haine aussi inexplicable que soudaine envers ceux d’En-Haut, envers l’inhumaine machine qu’ils ont créée pour contrôler les habitants formatés du Monde du bas. Haïr, un verbe dont elle vient à peine d’intégrer le sens en même temps qu’elle comprend qu’il est l’un des plus interdit juste après aimer. L’amour…Ce sentiment-là, si doux et troublant, où et quand l’a-t-elle ressenti ? Mais pour l’heure, c’est la haine qui l’habite tout entière. Une haine doublée d’un désir dévorant de rébellion. La  Machine  contrôle d’autres machines et désormais, elle ne se sent plus une machine !

    À ses yeux soudainement dessillés, le reformatage qui l’attend devient d’un seul coup un viol de sa personnalité. Parce qu’elle découvre seulement qu’elle a une personnalité, au contraire d’un robot, au contraire de la  Machine abhorrée.

    - Élisa 7, contrôle…Élisa 7, contrôle !

    Bien que proféré de façon totalement mécanique, l’ordre vrille dans son crâne, tel un message urgent, synonyme de danger.

    Elle bénirait presque les pédiroules dont la vitesse constante et modérée retarde un peu l’instant fatidique de sa punition. Une condamnation inévitable. Elle est devenue tellement différente de ses compagnons de captivité !

    Elle a même l’impression que dans le flot des travailleurs qui circulent sur les autres pédiroules, certains la regardent bizarrement. C’est impossible bien sûr ! Car à moins qu’il n’en existe d’aussi « pervertis » qu’elle, ils sont tous formatés pour ne rien voir, ne rien sentir, ne rien ressentir. Indifférents ! Ils sont indifférents comme elle l’a été avant que ne surgissent ces troubles qui la différencient des autres prisonniers.

    « Oui ! Nous sommes tous des détenus et la Sphère est notre prison » se dit-elle emplie d’une interdite amertume, tandis qu’en même temps s’ancre en elle la certitude que tout peut changer. Que tout va changer pour elle dans un avenir si proche qu’elle en frissonne d’espoir.

    Une sensation de déjà vu, de déjà vécu la saisit.

    - Attention Élisa ! Chuchote une voix tout près d’elle.

    Elle est tellement surprise qu’elle n’a pas eu le temps de voir qui lui a adressé cette mise en garde. On ne se parle pas dans la  Sphère, c’est rigoureusement interdit ! Seuls les coordinateurs virtuels donnent de la voix. Chacun reçoit de lui ses ordres pour la journée et remplit sa tâche sans mot dire sous peine de punition. Les « Yeux Surveillants » guidés par la Machine sont là pour que soit respectée cette règle d’or du silence, comme doivent être suivies à la lettre toutes les lois qui régissent la Sphère. Ces petits espions volants d’une redoutable efficacité, sont partout. Le moindre délit repéré est immédiatement signalé et la punition tombe sans préavis. Cela va d’une petite mise à jour superficielle à l’exil au quinzième niveau en passant par un reformatage profond. Même lorsqu’ils sont contrôlés, les esclaves de la Sphère n’ont pas le droit à la parole. Assis sur un siège directement relié à la  Machine,  la tête bardée de capteurs sensoriels, c’est leur cerveau qui donne directement les informations requises à partir desquelles sera établi le jugement. Pas de procès, pas d’avocats ! Seule prévaut la loi stricte édictée par les Maîtres du monstre robotisé créé par eux pour régner sur le peuple laborieux d’en bas !

    La sensation de déjà vu persiste. Elle a bien cru reconnaître la voix de la femme qui lui a demandé de faire attention. Car c’était une femme, c’est sûr ! À quoi doit-elle faire attention ? Elle ne peut aller ni à droite ni à gauche ni en arrière. Ce pédiroule particulier, signalé par sa couleur rouge spécifique, mène direct au Centre de Contrôle. On ne s’y rend habituellement que pour l’inspection mensuelle obligatoire. Une petite révision en somme, pour vérifier que l'outil humain est en bon état de fonctionnement ! Rares sont ceux qui ont besoin d’être reformatés comme elle risque de l’être aujourd’hui et nul ne songerait à se soustraire à l’ordre de s’y rendre ! Elle-même malgré sa différence dangereuse, n’a jamais pensé ne serait-ce qu’à quitter ces longs tapis roulants si pratiques et qui vous conduisent sans fatigue là où vous devez aller, pour marcher jusqu’à sa destination ! La fluidité de la circulation dans la Sphère, impose l'usage des pédiroules. Il n'est permis de marcher que dans les habitacubes, dans les zones de travail et à titre hygiénique, lors des séances de sport obligatoires. Là-haut, on veut bien que vous soyez en forme mais pas trop tout de même ! Juste, tout juste ce qu’il faut pour rester efficace ! Fonctionnel ! Seuls les gardes ont le droit de marcher tout comme ils ont le droit de se déplacer hors des circuits automatisés.

    Soudain, une main agrippe son bras presque brutalement. À peine a-t-elle eu le temps d’entr’apercevoir une haute silhouette encapuchonnée qu’elle se sent entraînée de force. Un garde ? Eux seuls ont le droit de porter les combis intégrales bleues qui les couvrent de la tête aux pieds, signe distinctif de leur appartenance à l’Unité Humaine de Surveillance. Non ! Ils officient en binôme et une seule poigne de fer la retient. « On» la fait courir ! Et ça, c’est strictement interdit ! Déjà, un Œil-Surveillant est au-dessus d’eux… Une main rageuse l’a saisi et jeté au sol où il se brise ! Fragiles ces petits espions ! Incroyable !

    Bon sang ! Elle a déjà vécu ça aussi, elle en donnerait sa main à couper ! Mais quand ?

    -Vite, vite ! L’admoneste une voix mâle.

    Pas une seconde elle ne songe à résister. Elle se met à courir avec l’énergie du désespoir. Les quatre gardes qui se sont aussitôt lancés à leur poursuite sont rapidement distancés. Trop occupée à essayer de garder le rythme, elle n’a pas vu les bras qui les ont retenus, les pieds qui se sont tendus pour les faire tomber, les giclées de laser qui ont répondu à ces actes d’obstruction qualifiés. Celui qui la tire à lui arracher le bras semble bien entraîné, lui. Son allure ne faiblit pas. Bousculant au passage tous ceux qui se trouvent sur leur chemin, il lui fait traverser les pédiroules bondés du matin. En quelques minutes, ils ont rejoint le « boyau » un long couloir périphérique qui dessert les niveaux de chaque secteur. Pour ce qu’elle en sait, il sert de chemin de ronde aux gardes. Ils vont se faire prendre !

    - J’ai bloqué les accès ! Mais ça ne va pas durer alors ne traînons pas !

    -Quels accès ?

    Il ne répond pas bien sûr ! Le « boyau » est entrecoupé de sas dont les portes coulissantes s’ouvrent par miracle devant l’homme qui l’entraîne et se referment aussi vite derrière eux. « Il a les codes, comment est-ce possible ? » Se demande-t-elle. Le plus étonnant, c’est qu’il ne s’arrête pas pour les composer.

    Une dernière porte et les voilà dans la pénombre. Elle l’entend pousser un ouf de soulagement, pourtant, il ne ralentit pas l’allure, continuant à la tirer sans pitié pour son bras endolori. Ils descendent. Dans cette partie, plus de sas. Rien pour arrêter leur fuite. Peu habituées à une telle activité, ses jambes la font terriblement souffrir. Son cœur pompe furieusement. Elle est au bord de l’épuisement. Elle ne tiendra pas ce rythme fou très longtemps. Elle va s’écrouler, c’est sûr et alors, adieu la liberté !

    - Tu tiendras, il le faut !

    Essoufflée, une main sur ses côtes douloureuses, elle demande néanmoins :

    - Qui êtes-vous ? Où m’emmenez-vous  et où sont nos poursuivants ?

    Elle a l’impression de coasser. Ça lui fait tout bizarre d’entendre sa propre voix ! Pourtant, elle a déjà parlé ailleurs qu’au Centre de Contrôle mais où ? Et quand ?

    - Cesse de réfléchir et de perdre ton souffle inutilement ! Cours !

    Elle obéit sans protester. Sa vie en dépend. Leur vie !

    « C’est la dernière fois » se rappelle-t-elle avoir pensé tout à l’heure. Son intuition se vérifie !

    Elle court sans regarder en arrière ni où elle va ni celui qui l’entraîne, indifférent à sa fatigue, à son souffle de plus en plus cout, aux battements effrénés de son cœur qu’il ne peut manque d’entendre tant ils sont forts !

    Elle est épuisée. Mais elle court. Il fait sombre. Le tunnel sans fin qui descend dans les entrailles de la Sphère, est à peine éclairé par les lueurs des héliolumis de plus en plus rares, disposés de loin en loin. Pas de vie. Pas d’autre bruit que le martellement rapide de leurs pieds sur le sol bétonné et l’écho de leurs souffles confondus qui se répercute sur les parois métalliques…

    Ils courent. Combien de minutes ? Combien d’heures ? Désorientée par cette course folle, elle a perdu toute notion du temps.

    Sa légère combi de travail lui colle à la peau. Quelle sensation nouvelle et désagréable ! Le mot lui vient : transpiration. Ça lui coule dans les yeux, ça lui mouille les aisselles et le creux du dos. Elle a froid soudain. Ses poumons la brûlent, ses pieds sont douloureux. Ses jambes flageolent. Elle va tomber… Un bras fort l’en empêche, la retient, la tire en avant sans ménagement.

    « Pas le temps ! » Dit une voix dans sa tête. La sienne ou celle de son ravisseur. De son sauveur devrait-elle plutôt dire ! Il vient assurément de lui éviter le reformatage redouté, si ce n’est pire ! Mais pour lui offrir quoi en échange ? La liberté ? Existe-t-elle hors de la Sphère ? Et si mourir libre était la seule, l’ultime forme de liberté ? Est-elle prête à accepter cette idée ?

    - Je n’en peux plus ! Arrêtez !

    - Pas question ! Et nous n’allons pas mourir !

    - Qu’en savez-vous ?

    - Je le sais ! Allez, courage, plus que quelques mètres !

    - Où va-t-on à la fin ?

    -Tu verras !

    Quelques mètres. Les plus rudes. Elle a trébuché plusieurs fois. Il l’a retenue la forçant à continuer. Sans lui, elle se serait perdue dans les méandres abyssaux des tréfonds de la Sphère ? Mais sans lui, elle n’y serait jamais venue. Doit-elle s’en réjouir ou le craindre ? Au froid qui l’a saisie, se sont ajoutés le manque d’air, l’humidité, d’inhabituelles odeurs de moisi, de bizarres petits bruits de trotte-menu, comme si de minuscules êtres couraient avec eux … Elle a peur !

    Il s’arrête. Elle heurte brutalement son large dos.

    - On y est presque. Souffle !

    - J’ai faim !

    - Ça te change hein ? Tiens, avale !

    Dit-il en glissant entre ses lèvres desséchées une pilule ultra nutritive, de celles dont ne bénéficient dans la Sphère que les travailleurs de force. Puis il lui passe une gourde remplie d’eau fraîche. Jamais elle n’a ressenti un tel plaisir à boire ! Ni à croquer une de ces satanées pilules ! D’habitude, elle les avale sans y penser, parce que c’est l’heure pour ça ! Alors oui, ça la change !

    - Je ferai mieux plus tard.

    - Ah ! Parce qu’il y a mieux ?

    - Tu verras ! Bon, tu es reposée ?

    - Un peu.

    - Alors on continue !

    - Mais… je croyais...

    - J’ai dit presque ! On y va !

    - Vous aviez dit quelques mètres !

    - Pour ne pas te décourager ! En route ! On n’est pas encore tiré d’affaire !

    Elle est en nage, brisée, fourbue, à bout de souffle et de courage. Ce qui coule dans ses yeux à présent, ce n’est plus de la sueur mais des larmes de rage autant que d’épuisement. Elle n’avait jamais sué, jamais pleuré. Pas formatée pour ça ! C’est la première fois. Et pour la première fois aussi, elle a envie de tuer quelqu’un, là, tout de suite.

    Un bras consolateur l’entoure.

    - Il faut continuer Élisa !

    - À courir ?

    - Non, mais je dois retrouver la sortie ! C’est dans le coin. Encore quelques mètres et c’est pour de bon cette fois.

    - On ne va pas mourir ? Vous êtes sûr ?

    - Non ! Aie confiance !

    Curieusement, elle le croit. Une confiance instinctive la pousse à obéir à cette voix encore sans visage. Il fait trop noir pour qu’elle puisse distinguer ses traits. Dans cette partie de la Sphère où il n’y a plus le moindre éclairage, règne une atmosphère sépulcrale. Le doux ronronnement de la ventilation, l’air sain et climatisé de sa prison lui manquent cruellement. Elle tremble de froid autant que d’appréhension. Sait-il vraiment où il va cet homme qui vient de l’arracher à une vie somme toute tranquille et bien réglée ? Enfin, pas si bien réglée que ça pour elle au train où allaient les choses à son réveil !

    - Vous voyez dans l’obscurité ?

    - Pas vraiment mais j’ai déjà fait le chemin !

    - Déjà fait. je.je ne comprends pas !

    - Plusieurs fois même !

    - Plusieurs fois ! Dieux des Sphères ! Tout seul ?

    - À l’aller oui, au retour rarement !

    - Rarement ?

    - Exact ! Parfois l’extraction avorte !

    - L’extraction ?

    - Assez de questions Élisa ! On y est !

    Guidée par sa main rassurante qui ne l’a pas lâchée un seul instant depuis qu’il l’a arrachée au pédiroule rouge, elle a marché d’un pas rapide, oubliant pour un temps son extrême lassitude et la souffrance de ses jambes. Ainsi n’est-elle pas la seule esclave des Maîtres de la Haute Sphère à avoir été « extraite » du Monde d’en bas !

    Combien ? Pourquoi ? Pour aller où ? Autant de questions qu’elle ne lui posera pas. Il n’y répondrait pas !

    -Plus tard Élisa !

    Ma parole, il lit dans ses pensées ! Un drôle de son sort de sa gorge ! Un son qui lui donne à penser qu’il se moque d’elle. Il l’a lâchée. Elle l’entend tâtonner dans le noir. De ses mains il palpe la paroi métallique…

    - C’est là !

    - Là quoi ?

    -Attends, tu vas voir !

    Un léger chuintement…Et d’un coup, la lumière. Bleuâtre, iridescente, étrange, vibrante. Il la reprend par la main, la tire de nouveau, l’obligeant à entrer avec lui dans l’espace luminescent. Autour d’eux les parois de métal, au-dessus et en-dessous, rien ! Rien que cette lumière bleue qui les environne, chatouille son visage, ses mains et qui semble vibrer sous ses pieds. Déséquilibrée par le vertige jusqu’alors inconnu d’elle comme tant d’autres sensations, elle s’accroche à l’homme dont les traits sont toujours imprécis, gommés et déformés par cet espèce de brume scintillante. D’un coup, elle comprend où elle se trouve. Cheminée gravitationnelle. Elle sait qu’il en existe à l’usage exclusif des livreurs, des  gardes, des techniciens supérieurs et des rares superviseurs à la solde des Maîtres de la  Machine. Elle sait parce, se souvient-elle soudain, un jour elle a vu deux gardes disparaître comme par magie dans le mur du « boyau » son unité de travail. Elle garde un souvenir cuisant de cet acte interdit ! À peine avait-elle eu le temps de s’étonner de ce tour de passe-passe, qu’elle recevait une légère décharge laser au niveau du cou en provenance d’un « Œil-Surveillant », assortie d’un ordre bref et sans appel « Regarde devant toi ! ». Une décharge légère mais assez piquante pour l’obliger à détourner les yeux de l’endroit où les deux hommes s’étaient volatilisés, ne laissant dans la paroi lisse nulle trace d’une possible ouverture. Elle ne pouvait imaginer que ces « ascenseurs » puissent descendre en -deçà du quinzième étage. En vérité, elle n’avait jamais imaginé que puisse exister de niveau plus bas que celui-là !

    « Jusqu’où sommes-nous donc descendus ? » s’interroge-t-elle.

    - Très bas ! répond l’homme bleu tout près d’elle.

    Si près qu’elle sent son souffle sur sa joue. Troublante sensation !

    - À quel point très bas ?

    - Ce qu’on appelle le niveau originel. Les fondations de la Sphère. Creusées il y a plus de 1500 ans avant l’Apocalypse d’après ce que j’en sais.

    - L’Apocalypse ?

    - Nous t’expliquerons Élisa mais plus tard quand nous serons en-haut.

    - Nous ? En-haut ? Ça sert à quoi de s’être donné tant de mal pour descendre si c’est pour risquer de se faire prendre en remontant ?

    - Parce que, chère petite, le chemin que nous empruntons pour remonter n’est plus connu que de nos équipes !

    Répond une voix qu’il lui semble reconnaître, tandis que deux autres personnes pénètrent dans la cheminée gravitationnelle.

    -Te voilà, enfin ! Je commençais à désespérer de vous voir arriver ! On peut monter maintenant !

    À peine son compagnon de cavale a-t-il prononcé ces mots qu’elle sent une poussée sous ses pieds, comme si une force invisible la propulsait vers le haut. Cramponnée à l’homme, , terrifiée, elle n’est pas loin de perdre conscience.

    - Ne crains rien, dit-il, ça va se stabiliser. La remontée va être longue car nous avons dû bricoler pour remettre cette cheminée en état. Il y a bien huit-cent-cinquante ans peut-être même d’avantage, qu’elle ne fonctionnait plus. Heureusement, dans nos équipes, il y a des pointures en la matière !

    - Vos équipes ? Vous êtes combien comme ça ?

    - Assez pour pouvoir organiser et réussir un maximum d’extractions. Nous avons du monde dehors mais également à l’intérieur.

    - Alors vous aussi ! Dit une autre voix tout aussi coassante que l’était la sienne au début de cette folle équipée.

    - Oui ! Et je ne sais pas encore si nous devons nous en réjouir ! Je suis Élisa 7, trieuse dans les Serres et vous ?

    - Jacob 11, ancien technicien du labo de recyclage. Je rêvais. Ils ont eu beau me reformater trois fois déjà, même le casque de sommeil n’a pas interrompu ma faculté de rêver. La Machine  a décrété que j’étais trop vieux pour un nouveau reformatage alors j’ai été directement transféré au Quinzième. C’est là que cette femme est venue me chercher et que j’ai bien cru ma dernière heure arrivée.

    - Je suis censée travailler au Labo de transformation. Si tu vois ce que je veux dire Élisa, je fabrique de jolies pilules nutritives ! J’avais donc l’excuse idéale pour m’occuper personnellement de Jacob.

    On dirait…On dirait la voix de…

    - C’est bien pour ça que j’ai eu la peur de ma vie ! Depuis mon débarquement au Quinzième, je l’avais déjà vue emmener des gens qui ne sont jamais revenus ! Comme moi ils avaient tous le badge « irrécupérable » bien visible sur leur combi de condamnés ! La dernière, rouge comme les pilules dans laquelle je devais moi aussi terminer.

    La longue tirade de Jacob dont la voix est déjà naturellement éraillée de n’avoir jamais servi ou si peu, s’est achevée dans un ultime gargouillement qui ressemblait à un sanglot de peur rétrospective.

    Sanglot ? D’où lui vient ce mot qui va avec pleurer ? Un verbe tout aussi inconnu d’elle que rire, chanter, aimer ou haïr. Toutes ces idées nouvelles qui jaillissent dans sa tête sans crier gare, ça l’affole ! C’est comme si son esprit encore engourdi, s’éveillait après un long sommeil.

    - C’est exactement ça ! Lui répond l’homme tout près d’elle, alors qu’elle na rien dit.

    Le pire, c’est qu’elle est de moins en moins surprise qu’il puisse lire aussi facilement en elle ! Comme si elle avait connu ça toute sa vie !

    Serrée tout contre son libérateur dans l’espace exigu qui semble immobile, en suspension dans la lumière bleue, elle se demande si elle n’est pas en train de rêver. Comme… Comme. Quand déjà ? D’autres images étranges tentent de forcer le barrage de son subconscient. Des images qu’elle repousse de toutes ses forces tellement ce qu’elle entrevoit par instant n’est pas loin de la faire hurler.

    - C’est…C’est réel ? Je ne rêve pas ? Questionne-t-elle, brisant le silence trop lourd qui s’est installé dans la cheminée gravitationnelle.

    - Non, cette fois, tu ne rêves pas. Répond l’homme dont le souffle régulier l’apaise instantanément.

    - Cette fois ?

    - Encore un peu de patience Élisa, tu auras bientôt toutes les réponses à tes questions. Et toi aussi Jacob ! Votre attente se termine.

    - Nous arrivons ? Demande Jacob d’un ton inquiet.

    Tout autant qu’elle, il est empli de crainte. Elle l’entend à sa voix tremblée. En revanche, il paraît bien plus épuisé qu’elle par sa course dans les longs tunnels obscurs qui les ont emmenés tout au fond de la Sphère. Peut-être est-il plus vieux, plus « usé » ? Quoi qu’il en soit, pour eux deux comme pour tous ceux d’en bas, dehors n’est pas un mot magique. Il est synonyme de mort ! Et même si leurs libérateurs leur ont assuré qu’il n’en est rien, la peur sournoise d’une horrible agonie, les tenaille encore. Pas besoin de le voir nettement dans le halo bleu déformant, pour lire cette sourde angoisse dans les yeux écarquillés de son compagnon « d’extraction ».

    - Plus que quelques minutes et nous y sommes ! Confirme calmement la femme dont la voix, décidément, résonne dans ses oreilles tel un écho du passé.

    Quel passé ? Elle ne l’a jamais entendue auparavant !

    - La mise en garde sur le pédiroule, c’était moi !

    « C’était donc çà ! » se dit-elle rassurée.

    - Oui mais pas seulement, jeune fille.

    - Co…comment ça pas seulement ? Questionne-t-elle à nouveau totalement déstabilisée !

    - Stop Martha ! Tu vois bien que notre jeune amie patauge assez comme ça ! Et Jacob aussi ! Attends qu’on ait fichu le camp d’ici. Ces deux-là vont avoir besoin de toutes leurs forces physiques et mentales avant qu’on ne soit totalement tirés d’affaire alors les explications, ça attendra, tu veux !

    - Tu as raison ! Comme toujours, rétorque la coupable. Eh bien, nous voilà rendus. Hop tout le monde descend !

    Martha… Martha… Où a-t-elle déjà entendu ce prénom ? Se demande Élisa avant de se sentir tirée fermement, hors du halo bleu protecteur.

    Déjà vu…Déjà vécu… Elle n’en démord pas !

    Comment-est-ce possible ? Elle est née dans la Sphère. Elle y a toujours vécu. Elle se raccroche à cette idée pour ne pas sombrer dans la folie.

    Reformatage… Reformatage…

    L’affreux mot vrille dans son crâne douloureux tandis qu’elle croit entendre la voix monocorde de CVUT 7007 :

    - Élisa 7 contrôle…Élisa 7 contrôle…

    Elle va se réveiller dans son habitacube impersonnel. Cette fois, elle n’échappera pas à son sort.

    Un claquement de doigts près de ses paupières closes et cette voix…cette voix qui ordonne :

    - Ouvre les yeux Élisa, ne crains rien, tu ne dors pas !

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  • Commentaires

    1
    Lundi 23 Janvier 2023 à 19:20

    Tout un monde que ce roman... à lire oui, à vivre c'est autre chose, si d'aventure... amitiés JB

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