• "Les rêves d’Élisa" - Chapitre 35

    Accroché à son sein lourd, Rah Oh tête goulûment sous le regard attentif de son père. Il est bien le fils de Roh Arh Anh : beau, fort, vigoureux comme l’est son chasseur. Ehi Sha ne se lasse pas de l’exquise sensation que lui procurent les lèvres de son petit refermées sur son téton. Entre douleur et plaisir. C’est comme au plus fort de leur accouplement, lorsque son compagnon la mord. Emporté par la jouissance il oublie bien souvent où est posée sa bouche.

    Depuis le jour où il l’a sauvée de la noyade dans la rivière, il ne l’a plus quittée. C’est ce jour-là que Rah Oh a été conçu. Tout le temps qu’a duré sa grossesse, ils sont resté avec le clan de la caverne. Quelques levers de soleil après la venue au monde de leur fils, ils sont partis.

    Pour conquérir le droit de l’emmener, Roh Ahr Anh a sacrifié au rituel du clan en ramenant du gibier en échange de la jeune-fille qu’il convoitait. Il était revenu pour elle, décidé à ne pas repartir sans elle, alors pour être sûr de l’obtenir, accompagné de son frère Rha Fahêh, il a mené une grande chasse et rapporté beaucoup de viande à ceux de la caverne. Satisfait, le chef du clan lui a donné Ehi Sha avec la mine de celui qui cède à contrecœur un présent de prix, alors qu’elle sait bien qu’il était soulagé de pouvoir enfin débarrasser de cette jeune femme rétive, capable de se servir d’une massue contre les hommes qui prenaient le risque de l’approcher. Et puis elle devinait trop de choses à son goût. Il avait bien assez de cette vieille sorcière de Mah Rah qui ne se décidait pas à mourir.

    Mah Rah…Sans avoir eu besoin de retourner dans sa tribu, Ehi Sha sait que la guérisseuse à enfin rejoint le pays des ombres. Ne lui avait-elle pas promis d’attendre que sa protégée ait retrouvé son chasseur, pour accueillir la mort ?

    Ehi Sha est très heureuse avec Roh Ahr Anh. Contrairement aux hommes de son clan, il se contente d’une seule compagne et il la traite en égale. Les liens qui les unissent sont très forts. Elle pense que c’est ce qui leur permet de survivre à la vie errante des chasseurs. Une existence pleine de dangers ou chacun doit être capable de veiller sur l’autre.

    Elle voit toujours les évènements avant qu’ils ne se produisent. Une attaque surprise des « marche-courbé » mangeurs d’hommes, une tempête, un feu de prairie… Rien ne lui échappe. Roh Ahr Anh se dit qu’il est béni par les Dieux de ses ancêtres d’avoir une compagne capable de prévoir et de guérir aussi bien que la vieille Mah Rah.

    Le pire, ce sont toujours les rêves étranges qu’elle continue de faire. Elle y retrouve cette autre elle-même dans des mondes effrayants.

    Dira-t-elle à Roh Ahr Anh qu’elle l’a encore vue cette nuit. La main de son compagnon - à la fois si semblable et si différent du sien- posée sur son ventre, elle donnait le sein à son enfant, comme elle en ce moment…

     

    *

     

    Dans leur propre ferme octroyée par le nouveau seigneur du fief -l’autre et sa descendance n’ont pas survécu à la dernière épidémie de choléra –Élisa et Jonathan coulent une vie paisible.

    Libéré de ses obligations par le Seigneur auquel il avait été vendu, Patrick est revenu vivre auprès de Sarah. Il n’est pas rentré seul. Une belle et robuste jeune femme l’accompagnait. C’est donc deux paires de bras solides qui ont pris le relai auprès de sa mère. Elle peut enfin se reposer après tant d’années de dur labeur. Martha et elle ont fini par devenir les meilleures amies du monde. Cela fait donc deux grands-mères aux deux enfants de Patrick et Maria. Au leur aussi, le petit Jacques qui a tout juste un mois.

    Après qu’il l’eût tirée des griffes du fils pervers du Seigneur, Élisa a pu faire connaissance avec son sauveur. Elle n’a même pas été surprise de découvrir qu’il n’était pas chevalier ainsi qu’elle l’avait cru. Jonathan Sauveur, qui porte bien son nom, est orphelin. Ses parents sont morts lors d’une terrible épidémie de peste noire. Une femme du village qui venait de perdre son époux et ses trois enfants de la même façon, a recueilli le bambin de cinq ans qu’il était alors et l’a élevé comme son propre fils. Quand elle est morte à son tour, épuisée par les durs travaux qu’elle effectuait au château, il avait à peine quinze ans. C’est à cette époque qu’il s’est réfugié dans la forêt où il a vécu sous la protection de Martha et de « l’ogre », tirant sa subsistance de menus larcins et de braconnage sur les terres seigneuriales. C’est ainsi qu’il a pu observer de loin, la petite fille d’abord, puis la jolie jouvencelle dont il est tombé éperdument amoureux. Elle savait qu’il était un peu voleur, il savait qu’elle était un peu sorcière mais surtout, ce qu’ils savaient tous deux, c’est qu’ils étaient destinés l’un à l’autre.

    Il la regarde avec cet amour qui brûle entre eux depuis l’éternité, tandis qu’elle donne le sein à petit Jacques, assise sous le grand chêne qui du haut de son faîte séculaire, domine leur maisonnette de torchis.

    Elle a rêvé cette nuit, elle le lui a dit. Rien ne l’étonne plus de sa magicienne. Dans le songe étrange qu’elle a fait, elle a vu leurs doubles à tous deux. L’Élisa de son rêve était assise comme elle, sous un grand arbre, un nourrisson niché contre son sein. Un grand et bel homme qui aurait pu être son Jonathan avec quelques années de plus, se tenait à ses côtés et la couvait du même regard énamouré que son époux. Elle sait d’instinct que la scène à laquelle elle assistait, se déroulait dans un futur si lointain qu’il en est inconcevable même pour les plus grand savants de ce siècle, car une autre image lui est apparue : celle d’une immense coupole translucide où se dressaient de hautes tours qui semblaient vouloir toucher le ciel inaccessible.

     

    *

     

    Jonathan l’a sauvée, une fois de plus, comme dans les rêves que, complice avec ceux d’En-Haut, il lui a imposés

    Elle a failli mourir, empoisonnée par le venin d’un animal inconnu d’elle. Un serpent extrêmement venimeux, lui a dit Martha. Elle sait bien que c’est celle qu’elle appelle toujours « la sorcière » dans le secret de son cœur qui a la première accompli un miracle en empêchant le poison mortel de se diffuser dans son organisme. Mais c’est le retour de Jonathan, alors qu’elle n’y croyait plus et qu’elle était prête à cesser de lutter, qui l’a retenue d’accepter la mort comme une délivrance après des jours de souffrance infinie. Il avait extrait deux autres esclaves des bas fonds de la Sphère et avait failli se faire prendre. Galvanisé par le désir de la revoir pour implorer son pardon, il avait réussi à déjouer la surveillance de « l’Œil-espion » qui patrouillait ce jour-là dans les niveaux originels. Le vrai miracle avait donc été qu’il parvienne juste à temps au refuge où elle se mourait.

    La rage au cœur, les tripes nouées de peur, il l’avait appelée, encore et encore. Elle l’avait entendu et elle était revenue de l’antre de la mort, pour lui. Elle avait guéri, repris des forces. Quand elle avait enfin été capable de marcher, le groupe impatient avait entamé la dernière étape sur le chemin qui menait à Liberté qui n’était plus qu’à deux journées de marche, apprit-elle surprise. Dire qu’elle aurait pu mourir si près du but !

    Elle se souvient non sans émotion de leur arrivée dans la petite ville de l’espoir. Ils y sont tous parvenus sains et saufs. L’odieux Khaled auquel elle ne pardonne toujours pas d’avoir voulu l’abandonner. La douce Melody si patiente avec elle. Une amie déjà. Senghor, la force de la nature à la peau noire comme l’ébène - d’’où lui vient cette images ? - et à l’éternel optimisme. Hanneke la discrète qui observe sans rien dire. Elle lui fait penser à Jacob. Elle l’a beaucoup soutenue tout au long de cette dernière marche. Jonathan, en tête de l’expédition qui a réendossé son statut de leader. Martha, très fatiguée après ces longues heures de veille à tout tenter pour la maintenir en vie. Et les deux derniers extraits de Jonathan : Lohan, qui à peine sorti, s’est mis à chanter de joie, alors qu’il ignorait forcément posséder ce don particulier et Li Meï, petite, menue, ravissante, dont les yeux légèrement bridés pétillent de malice. Ces deux-là sont tombés amoureux très rapidement. Le coup de foudre paraît-il ! Et puis elle bien sûr, la miraculée.

    Ils ont été accueillis comme des héros. Une grande fête a été donnée en leur honneur, comme au retour de chaque expédition couronnée de succès. Jacob a été pleuré aussi et un hommage plein d’émotion lui a été rendu par Martha.

    Ce n’est que le lendemain, parce que Jonathan voulait qu’elle y soit préparée, qu’elle a été présentée à une femme approximativement du même âge que Martha et à un homme encore jeune. Son cœur alors, a parlé pour elle en se mettant à battre à tout rompre. Elle a su sans qu’il soit nécessaire qu’on le lui dise, qu’il s’agissait de sa mère et de son frère biologiques. Elle a su, parce qu’elle les a reconnus ! Ils étaient semblables presque en tous points à la Sarah et au Patrick de ses rêves implantés ! Beaucoup de larmes et de confidences ont scellé ces retrouvailles inespérées.

    Quelques jours plus tard sous un soleil éclatant, face à la mer si bleue qu’elle avait découverte extasiée le jour-même de leur arrivée, elle s’unissait à Jonathan, enveloppée par le regard ému de sa famille recomposée. Sur la plage de sable fin léchée par les vagues, tous les habitants de Liberté étaient rassemblés.

    Depuis qu’il est père de famille, Jonathan ne participe plus que de temps à autre aux expéditions d’extraction. Elle sait cependant qu’elle ne pourra pas le retenir indéfiniment à Liberté. Il y retournera ! C’est son rôle et elle le comprend. Mais en attendant, elle profite du bonheur infini de l’avoir tout à elle.

    Assise à l’ombre bienfaisante d’un arbre immense dont Martha lui a dit qu’il s’agit un chêne d’au moins mille ans, elle est en train de nourrir son fils d’un mois à peine. Jacob a les yeux mordorés de son père mais c’est d’elle qu’il tient sa crinière noire déjà très fournie. Assis près d’elle, Une main possessive posée sur son ventre, Jonathan la dévore des yeux. Serait-il jaloux de ce petit bout accroché à son sein ?

    Ce matin, elle lui a dit qu’elle avait recommencé à rêver. Il n’a pas eu l’air plus étonné que ça lorsqu’elle lui a raconté son rêve.

    Il était très tôt, le jour n’était pas encore levé. Les cris de rage de leur affamé les ont réveillés. Elle s’est extirpée assez péniblement d’un sommeil aussi vide de songes que d’habitude. Jonathan s’est levé pour aller chercher le petit braillard avant qu’il ne réveille tout le voisinage. « C’est donc ça le bonheur ! » A-t-elle alors pensé, tandis que Jonathan lui tendait le nourrisson gigotant. Il s’est recouché pour contempler l’émouvant tableau qu’elle formait avec leur fils. Jacob avait vraiment très faim. Le bruit de succion de sa bouche minuscule sur son téton douloureux était impressionnant. Près d’elle, Jonathan s’est rendormi. Rassasié, le bébé a fait de même. Elle adore ce moment particulier d’apaisement où elle le garde dans ses bras et où elle s’endort à son tour. Jamais longtemps mais suffisamment pour récupérer ! Il faut dire qu’avec ce glouton, les nuits sont courtes !

    Elle s’est donc assoupie, comme chaque fois. Et elle a rêvé. Elle a revu l’une des autres Élisa. Celle du XXI ème siècle. Comme elle, elle était adossée à ses oreillers dans un lit à coup sûr plus confortable que le sien, son enfant endormi contre son sein nu. Près d’elle, son Jonathan dormait lui aussi, une main posée sur son ventre. Les yeux clos, la jeune femme de l’autre époque avait fini par lâcher prise, comme elle. Rêvait-elle ? Et si oui, à quoi rêvait-elle ?

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  • Commentaires

    1
    Samedi 11 Février 2023 à 18:17

    Eh oui, un nouveau-né c'est prenant, mais attendrissant aussi... amitiés, jill 

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