• Chapitre 21

    31 janvier, El Oued, Sahara

     

    Ce jour-là était un temps fort pour les participants du Quatrième Rassemblement. Comme autrefois, la finale du Rallye s’était déroulée sur la longue étendue de sable blond de la plage de Dakar. Comme autrefois, on avait copieusement arrosé les vainqueurs et leur team de quelques couteux magnums d’un champagne renommé.

    La nuit était maintenant tombée sur les derniers bivouacs. Demain, ce serait le retour au pays pour tous, gagnants et perdants. Déjà, les paquebots rembarquaient leurs cargaisons de passagers tandis que sur la plage et aux abords de la capitale sénégalaise, çà et là, on trinquait encore à la victoire ou au simple fait d’être arrivé au bout de l’infernale course à travers l’immense désert truffé de pièges.

    Loin de la liesse générale, les membres de la Roue, eux, s’étaient isolés avec leurs amis pour se réunir à l’abri des regards indiscrets. Pour ce faire, ils avaient rejoint le campement de Blue Hawk, chez les touaregs, à El Oued, en plein cœur du Sahara. Le ciel était pur et clouté de milliards d’étoiles. Il faisait très froid. Un froid mordant mais aucun de ceux qui s’étaient rassemblés là pour accomplir l’immuable rite des Mus, ne le sentait. Ils avaient formé une multitude d’immenses cercles qui se concentraient jusqu’à celui où officiait Hawk et ses plus fidèles amis. Les mêmes qui s’étaient réunis près de la « Pierre levée » en Bretagne, pour y accomplir le rite du savoir destiné à Mary. Comme leur leader, ils s’en souvenaient avec une bouleversante acuité. Il n’y manquait que la vaillante jeune femme, l’épouse emprisonnée du Faucon. Le moyeu de la roue avait dit Hawk cette nuit-là… L’étoile d’émeraude… Comment auraient-ils pu oublier ? Dans ce petit cercle nimbé de bleu comme tous les autres cercles autour de lui, Hawk et sa sœur ne pouvaient s’empêcher de penser que s’ils avaient épargné le rite à Mary... Mais les regrets sont stériles.

    Pour l’heure, il leur fallait canaliser l’immense puissance née de leur union psychique. Celle de plus de dix mille Mutants et Élus, paumes contre paumes et communiant intensément par la pensée. Le Pouvoir de la Roue Universelle se diffusait de l’un à l’autre. Ils le partageaient et plus ils le partageaient, plus il grandissait et se renforçait en chacun d’eux. Il en était ainsi chaque fois, il en avait toujours été ainsi et il en serait ainsi jusqu’à l’ultime Rassemblement qui devait voir l’aboutissement de leur mission sacrée.

    Ce jour là, ils seraient invincibles face à leur ennemi commun, Solomon Mitchell, le Démon déguisé en Sage qui régnait en maître sur les élus de Washington. Celui qu’entre eux, ils avaient baptisé le Dragon noir de la Maison Blanche.

    Une fois encore, dans le calme de la nuit, ils cherchèrent le moindre signe de vie de Mary. Une fois encore, leurs appels demeurèrent vains. Il se passa pourtant quelque chose qu’ils ne purent analyser qu’au petit jour, lorsqu’ils émergèrent après une courte nuit de sommeil, encore épuisés par leurs longues heures de transe rituelle sous les étoiles.

    Ce matin-là, Hawk se réveilla dans un état second, entre désespoir et euphorie, encore incapable de s’expliquer cet assaut d’émotions contradictoires. Dans ses songes, comme trop souvent ces derniers temps, Mary n’était pas là. Il marchait seul dans une nuit si dense et si oppressante que l’angoisse de ne jamais plus revoir le jour l’étreignait. Pourtant, sans savoir où il allait, il avançait droit devant lui. Nul obstacle sous ses pas. Nulle présence rassurante à ses côtés. Nulle vie alentour. Rien que le vide absolu, insondable…

    Le cœur serré dans un étau d’acier, les tempes bourdonnantes, il marchait inlassablement quand soudain, quelque chose de fugace vint frapper sa rétine. Une petite lueur bleue, infime, tremblotante, comme prête à s’éteindre, trouait la nuit opaque.

    Un mirage ? Non ! Deux mirages ! Une autre lueur, verte celle-là, tout aussi faible et vacillante, s’alluma près de la première. Puis elles s’enlacèrent et se fondirent. Loin devant lui, les deux minuscules flammèches réunies semblaient l’appeler, l’invitant à les suivre, lui montrant le chemin. Il se mit à courir comme un fou, les mains tendues vers ces magiques feux-follets mais chaque fois qu’il croyait les atteindre, ils s’éloignaient ou disparaissaient puis réapparaissaient plus loin, hors de sa portée et dans sa tête, lancinant, il entendait comme un doux murmure :

    « Viens… Viens… Viens… »

    Il n’eut pas besoin de raconter son rêve troublant à Fleur de Lune. À quelques variantes près, elle avait fait le même ! Cela n’avait rien étonnant. Le fait qu’ils soient à la fois Mutants et jumeaux les avaient rendus coutumiers de ces similitudes de pensées et de rêves et surtout de leur parfaite simultanéité. Ce qui le stupéfia fut que les cinq autres compagnons qui avaient accompli avec eux le rite sur la falaise bretonne, aient eux aussi vu en songe les deux petites lumières et se soient sentis appelés. Plus incroyable encore, deux normales avaient également fait ce rêve étrange. Jézabel d’abord qui, dès son réveil, avait aussitôt voulu confier à son mari les bribes encore fraîches de son aventure onirique. Elle n’en avait pas eu le temps :

    - Je sais ma chérie ! Je les ai vues moi aussi ! Nous devons en parler à Hawk, je suis persuadé qu’il a fait le même !

    - Et… Loup…

    - Tu es enceinte ! Ça aussi je le sais !

    Elle l’avait pressenti en même temps que lui revenait le souvenir de son rêve. Mais naturellement, il l’avait découvert avant elle. N’avait-elle pas senti sa main chaude et rassurante sur son ventre pendant qu’elle dormait, agitée par ce songe oppressant ?

    - Vous les Mus, vous me surprendrez toujours !

    - C’est pour ça que tu m’as épousé mon amour ! Et à mon contact, tu deviens toi-même chaque jour un peu plus douée. Tu n’en as pas les gènes mais tu seras bientôt une vraie Mutante !

    - Comment ?

    - Grâce à ce petit qui pousse dans ton ventre ! Son sang qui est aussi le mien se mélangera au tien,voilà comment !

    C’était vrai qu’elle avait changé depuis qu’elle vivait parmi eux. Elle ne parvenait pas encore à lire dans les pensées mais son intuition s’était considérablement développée et elle n’avait plus besoin de machine pour analyser les rêves.

    Cependant, le sens de celui-là lui échappait et le fait qu’il soit commun à plusieurs personnes l’emplissait de stupeur et de crainte sans qu’elle sache pourquoi. Lorsqu’elle apprit que huit en tout l’avait fait dont une autre non Mutante, loin d’en être rassurée, son angoisse monta d’un cran. Car Félie, elle aussi avait rêvé des deux petites lumières ! Et Jézabel après avoir entendu le récit de sa version, bien différente de celle de son beau fils, s’expliquait mieux à présent son extraordinaire intuition et la facilité qu’elle avait eue, comparée à elle, pour développer certaines facultés psychiques qui lui étaient encore inaccessibles. Elle était la mère de Mary, la veuve d’un Mutant ! Et quel Mutant à en croire son mari ! Il y avait plus de trente ans qu’un peu de leur sang coulait dans ses veines, mélangé au sien ! Elle était capable depuis longtemps de leur communiquer le fond de sa pensée pour peu qu’elle se focalise sur le destinataire du message. Elle pouvait émettre et recevoir et elle commençait même à savoir « lire ».

    C’est ce qu’elle avait fait tôt ce matin, de Huelva où elle se trouvait encore, en transmettant télépathiquement à Hawk les images fortes qui avaient marqué sa propre nuit, juste après qu’il lui ait lui-même transmis la teneur de son rêve. Mais pour elle, seule était restée vivace la crainte terrible qu’elle avait éprouvée en se réveillant de ce cauchemar. Mary était en danger ! Elle le sentait par toutes ses fibres maternelles et c’est le cœur broyé d’angoisse qu’elle avait raconté sa version du rêve. Il différait de ceux, déjà bien oppressants, qu’elle faisait depuis que sa fille était en prison. En effet, presque chaque nuit depuis la fin du procès, Félie voyait Mary en songe. Le plus souvent, elle ressentait ces apparitions comme de visites décevantes car elle n’était pas vraiment là en dépit de sa présence physique. En fait, elle était comme absente. Elle marchait devant sa mère, indifférente, sans jamais se retourner vers elle, d’une démarche mécanique d’automate, tandis que Félie, elle, devait courber le dos sous l’effort pour parvenir à la suivre.

    Parfois, elle la voyait très nettement dans un lieu sombre et froid. Elle gisait recroquevillée sur un étroit châlit, les deux mains croisée sur le ventre. Elle l’entendait chanter d’une voix de petite fille la berceuse qu’elle avait composée pour elle alors qu’elle n’était encore qu’un bébé…

    Mais cette nuit, elle n’était pas venue comme les autres fois. Félie l’avait juste entendue crier au secours, elle en était sûre. Effrayée et perdue, elle marchait seule au cœur d’une nuit absolue. Désespérée, elle cherchait Mary, scrutant l’ombre dense autour d’elle. Elle criait son nom entre deux sanglots quand, loin devant elle, apparurent deux faibles lueurs qui semblaient l’appeler. Elles clignotaient, l’une verte, l’autre bleue et continuaient à s’éloigner tandis qu’elle s’essoufflait à vouloir les rattraper.

    Soudain, elles disparurent, happées par une ombre immense, noire et menaçante dont émanait un ricanement affreux, démoniaque. C’est alors qu’elle entendit le pathétique appel au secours de sa fille ! Il résonnait dans sa tête, pressant !

    Elle se réveilla en sursaut, les larmes aux yeux frappée au cœur par une terrifiante évidence : Mary était en danger de mort ! C’est ce message qu’elle avait aussitôt lancé à Hawk, certaine qu’il en saisirait toute l’urgence en dépit de la distance. Il le fit.

    Après en avoir fait part à ses amis, il quitta l’Afrique avec eux dès le lendemain. Il rejoignit sa belle-mère en Espagne, avant de regagner en sa compagnie sa retraite cachée en Bretagne. Il devenait impérieux d’établir des plans pour retrouver sa femme. Mais il n’avait pas encore le plus petit indice sur le lieu de sa captivité. Seul son instinct hyper développé lui soufflait qu’elle n’était dans aucun des QHI officiellement répertoriés. Il en avait même la certitude. Si ce qu’il pensait était vrai ça réduisait le champ des recherches mais ça les compliquait aussi car où était-elle alors ?

    À peine eut-il quitté le sol africain qu’il apprit télépathiquement qu’une force impressionnante de gops avait débarqué sur la plage de Dakar, questionnant sans ménagement les derniers fêtards du Rallye. On leur avait signalé la présence d’un grand nombre de mutants. L’ennemi se rapprochait !

     

    Février 2059, Bretagne

     

    La nuit de son retour dans sa cache secrète, Hawk refit le rêve qui l’avait troublé autant qu’inquiété à El Oued et cette fois, la vérité lui fut révélée. Une vérité douce amère !

    …La même nuit d’encre recouvrait toutes choses. Il y marchait solitaire comme la première fois. Une espèce de fébrile attente le portait en avant mais cette fois de nombreux obstacles ralentissaient sa progression vers un but qu’il ignorait. Il lui semblait entendre l’écho faible et lointain d’un double appel et, en contrepoint, les paroles de la berceuse composée par Félie pour sa fille :

    « Petite Mary,

    Lorsque vient la nuit… nuit… nuit… »

    Les tripes nouées d’angoisse, il cria : « J’arrive mon amour, attends moi ! » Mais la berceuse continuait à s’égrener, lancinante :

    « Ferme tes beaux yeux

    Sur tes rêves bleus…bleus…bleus… »

    Il se mit à courir vers la source de cette voix juvénile dont les doux accents mélancoliques lui étreignaient le cœur. Des ronces géantes et acérées se dressèrent soudain devant lui, l’agrippèrent comme douées d’une vie propre. Elles le stoppèrent dans son élan, lui griffant sauvagement le visage, lacérant cruellement son corps et ses membres à travers les vêtements. Il sentait le sang jaillir de mille plaies. Il coulait de son front à ses yeux et se mêlait à ses larmes, lui brouillant la vue.

    Il se dégagea, arrachant sa chemise poissée de sang qui resta accrochée au roncier et il poursuivit sa course folle, indifférent à la douleur. Il trébuchait sur d’énormes et monstrueuses racines qui surgissaient brusquement sous ses pas. Une pluie acide se mit à tomber. Crevant la nuit, elle se déversait sur lui en flots rageurs et le brûlait à travers les lambeaux de jean qui lui couvrait encore les jambes. Son torse nu et son visage égratignés furent bientôt si boursouflés de cloques suintantes qu’il tituba sous l’intensité de la douleur mais il continua à avancer en hurlant :

    « Mary ! Où es-tu ? Réponds- moi mon amour ! »

    Seul un horrible ricanement lui répondit tandis qu’une gigantesque ombre noire s’élevait devant lui, surgie de la nuit même. Elle le dominait comme décidée à l’engloutir. Déjà, il sentait sa consistance visqueuse et froide le pénétrer jusqu’aux os quand, légèrement en retrait, apparut une autre ombre, blanche celle-là. L’ombre noire se détourna de lui en sifflant de rage et de dépit. Elle affronta sa blanche ennemie. Car ces deux là se haïssaient à mort, il le sentait. L’ombre claire tenait entre ce qui paraissait être d’évanescentes mains, les deux petites flammes, la bleue et la verte, talismans protecteurs et trésors protégés. C’était de ces lumières à la fois vives et fragiles, identiques hormis la couleur, qu’émanaient les paroles de la berceuse de Mary :

    « Demain le soleil

    Verra ton réveil

    Mais en attendant,

    Dors bien belle enfant… enfant … enfant… »

    L’ombre maléfique battit en retraite et reflua, se fondant à la nuit environnante…

    Ce fut au cœur même de son rêve que la vérité le frappa de plein fouet. Ce fut un coup terriblement douloureux pour lui. Il comprit enfin pourquoi Mary s’était si obstinément fermée à lui.

    Convaincue d’agir pour son bien et pour celui de sa Mission, elle avait tout fait pour l’empêcher de découvrir son secret, au risque de sa vie et de celles de ses enfants. Les lumières jumelles avaient délivré leur message puisque leur mère ne le pouvait plus.

    « Fais-moi un enfant ! » Avait-elle supplié lors de leur dernière et folle étreinte en Provence, la nuit qui avait précédé ce qu’ils croyaient alors devoir n’être qu’une courte séparation. Ils en avaient conçu deux et son merveilleux pouvoir de Mutant ne l’en avait pas averti. Pourquoi ?

    C’étaient eux qui, du ventre de leur mère, appelaient au secours ! Ne réussissant pas à nouer avec elle dont le cerveau mutilé interdisait toute communication, ce lien si naturel qui existe entre une maman et son bébé, les petits Mus cherchaient d’instinct à en établir un avec leurs semblables. Minuscules balises, ils émettaient de leur lointaine prison. Mais le pouvoir encore embryonnaire dont il disposait et qui était génétiquement le leur, ne permettait néanmoins pas qu’on les localise.

    « Pas encore ! » Pensa Hawk dès qu’il émergea ce songe à la fois pétrifié de crainte et rempli d’espoir.

    Mary avait subi l’humiliante opération depuis plus de quatre mois maintenant. Il craignait autant pour elle que pour ses enfants. Si elle mourait, ils mourraient eux aussi, sans avoir eu la moindre chance de voir le soleil ou de connaître leur père.

    Ce père qu’ils appelaient désespérément du ventre de leur mère ! Et c’est en cela que résidait l’espoir car tant qu’ils parviendraient à émettre, il y avait une chance de les retrouver et par là même de retrouver Mary !

     

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  • Commentaires

    2
    Dimanche 20 Novembre 2022 à 11:17

    Elle est géniale ton histoire, il va la retrouver. Je ne peux pas imaginer une fin tragique. 

    Bises

    1
    Samedi 19 Novembre 2022 à 20:06

    Bientôt une vraie mutante... ah quelle histoire tu nous contes, amitiés, JB

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