• Chapitre 15

    Dimanche 30 novembre

     

    Poussée par une curiosité de plus en plus dévorante concernant cette détenue hors norme que seule la Baumann avait le droit d'approcher de près, Andréa avait multiplié plus que nécessaire ses rondes au quatrième sous-sol.

    C'était seulement la deuxième fois depuis son arrivée très discrète, qu'elle en avait la charge. La locataire perpétuelle du mitard avait seriné toute la nuit la même rengaine. Un incessant charabia à moitié étouffé par la couverture, ce qui rendait la chose encore plus usante pour les nerfs. Elle avait eu beau gueuler pour tenter de la faire taire, Andréa n'y était pas parvenue. Avec toute autre, elle serait entrée dans la cellule et lui aurait mis une bonne beigne mais elle n'avait pas le code de la Zéro. À bout de fatigue et de rage, elle s'était soudain rappelé qu'il fallait faire précéder l'ordre du numéro matricule.

    Décidément, cette sans cervelle la rendait folle. Et ce qui la rendait encore plus folle de colère, c'était de ne pas avoir le droit de la voir autrement que par ce minuscule œilleton.

    Elle n'aimait pas les lobos et c'était peu dire ! Celle -là moins encore que les autres. Sûr, elle la distinguait à peine avec cette lumière tamisée mais quelque chose au fond de ses tripes tordues par la haine, lui disait que cette pute, là, dans la pénombre, couchée comme une bête sur sa mince paillasse, était une anormale de la pire espèce. Une de ceux qui étaient la cause de sa mutation brutale dans ce cloaque. Elle était blonde, d'accord mais ça ne voulait rien dire. Oui, c'était une mutante, elle en aurait parié sa paye. Qu'est-ce qu'elle faisait ici cette salope ? La lobotomie et la perpète c'était trop doux pour cette engeance du Diable. Des tarés congénitaux qu'on aurait dû supprimer tous quand on les avait encore sous la main !

    Elle n'avait jamais avoué à personne la véritable raison de cette haine démesurée envers les mutants. Elle n'en avait pas le droit. Pourtant elle aurait voulu pouvoir crier à la face du monde que c’était ces monstres honnis qui avaient causé sa perte et celle de la quasi totalité des gardiens du camp des lobos mutants d'Australie. On les avait dit morts, ses collègues et elle, sauvagement assassinés par leurs prisonniers avant leur évasion.

    Quelle vaste blague !

    Elle aurait pu témoigner du contraire, comme tous ses potes qui avaient subi le même sort qu'elle, si elle en avait eu le droit ! Mais s'ils avaient le malheur de l’ouvrir, ils seraient tous condamnés à une peine bien plus sévère qu'un exil forcé dans une putain de forteresse.

    Pendant ce temps là, les salauds de traîtres qui avaient aidé les lobos à fuir, se la coulaient douce eux ! Enfin, pas si douce que ça ! Ils étaient tout de même obligés de se cacher car s'ils tombaient entre les mains des gops, elle ne donnait pas cher de leur peau ! Mais ils étaient dehors et pas elle ! Et à côté du camp australien, ici c'était vraiment galère !

    Les gardiens n'avaient pas le droit de molester les prisonniers. Quand ils étaient pris en flagrant délit de sadisme, ils étaient révoqués illico presto. Encore que Felipe et elle -même parfois… Mais ils ne s'étaient jamais fait prendre. Car même Jiménez, tout gardien-chef qu'il soit, n'aurait pas échappé à la punition. À part que lui, on ne l'aurait pas révoqué mais simplement relégué dans un minable bloc de police de quartier, définitivement rétrogradé au rang de gardien de quatrième classe, affecté à la surveillance des détentions provisoires des fouteurs de merde. Coller une baffe à un détenu qui n'a rien fait, juste pour le plaisir -il faut bien se détendre un peu- ici c'était interdit.

    Là-bas, c'était autre chose. C'était loin de tout et les services généraux ne faisaient qu'une inspection par an. C'est dire qu'elle, elle ne les avait jamais vus ! En plus le directeur ne voyait aucun mal à ce que les gardiens corrigent un peu ces fumiers de mutants.

    Bon, ils étaient totalement inoffensifs après la lobotomie qu'ils avaient subie mais c'était toujours des mutants après tout ! Même s'ils ne savaient plus que pisser, chier, bouffer, pioncer et bosser comme des dingues. Pires que des bêtes car eux, ils ne pouvaient plus copuler. Pas besoin de les stériliser, la lobo leur avait supprimé définitivement cette envie. Il aurait plus manqué que ça !

    En fait, ils ne savaient faire qu'une chose : obéir. La technique de pointe qu’on utilisait à présent pour faire des lobos de bons robots programmés pour une tâche précise n’existait alors pas encore, heureusement ! Ça aurait été beaucoup moins drôle ! Les mutants du camp australien n'étaient programmés que pour exécuter tous les ordres qu'on leur donnait, même le plus cons. Ses copains et elle ne s'en privaient pas. Ça pimentait leurs journées tellement ces larves obéissaient au doigt et à l'œil à n'importe quoi.

    Pires que des bêtes, vraiment !

    Les chiens de garde, de féroces pitbulls dressés à tuer en cas de besoin, étaient plus intelligents que ces rebuts de l'humanité et eux, on les laissait se monter dessus !

    Andréa se rappelait avec délectation comment elle et ses collègues se défoulaient sur les mutants. Ils y allaient carrément à coups de matraque dans la tronche et ces demeurés ne faisaient rien pour les éviter. Ils braillaient mais se laissaient taper dessus sans chercher à fuir. Ils ne pouvaient pas ! Il leur fallait un ordre pour bouger ! Ils restaient là, les bras ballant, sans avoir l’idée d’essuyer le sang qui coulait sur leur sale gueule de dégénérés !

    C'était si jouissif de se rappeler ce temps-là et si rageant aussi !

    Ouais ! Tout alla bien jusqu'à ce qu'une poignée de gardes commence à changer. Ils devinrent mollassons avec les prisonniers. Ils tapaient moins fort et ne s'amusaient plus à donner des ordres bidon. Puis, peu à peu, ils refusèrent de se joindre aux habituelles bastonnades auxquelles elle et les autres adoraient se livrer. Ils ne rigolaient même plus quand ils les voyaient faire. Pire, ils détournaient les yeux de ces spectacles, comme s'ils en avaient honte. Enfin, ils s'y opposèrent vivement, arguant du règlement du camp : les ordres étaient de faire travailler dur les détenus. Très dur même. Sur ce point, ils restaient d'accord. C'était comme ça dans tous les camps de travail et il n'y avait pas à revenir là-dessus ! En revanche, c'était écrit noir sur blanc, il était interdit de les affamer, de les torturer, de les frapper ou de les punir sans raison. Et Dieu sait qu'ils n'en donnaient aucune à leurs gardiens ! La lobotomie profonde qui les avait totalement réduits à l'état animal, l'agressivité en moins, les rendait parfaitement inoffensifs.

    « Ces actes gratuits sont indignes de nous. Nous traitons mieux nos chiens ! » Disaient-ils

    Comme les fameux actes ne cessaient pas, ils en appelèrent à l'arbitrage du directeur, lui demandant de faire appliquer le règlement à la lettre. Il leur promit d'intervenir mais ne fit rien jusqu'à ce que l'opposition entre les deux factions dégénère en bagarres. D'abord, les tenants du statu quo, supérieurs en nombres, eurent l'avantage puis ils commencèrent à prendre de sérieuses raclées. Andréa et ses copains comprirent alors qu'il se passait des trucs vraiment pas catholiques.

    Ils trouvaient les lobos plus vifs, plus… autonomes. C'est ça, autonomes. Trop éveillés pour que ce soit normal. Comme si la lobotomie n'avait plus le moindre effet sur eux… Comme s'ils faisaient semblants d'être encore sous contrôle…

    Ils n'eurent pas le temps de faire part de leurs soupçons au directeur ni aux neuropsys attachés au camp. Un matin, ils se réveillèrent et ne retrouvèrent plus personne.

    Tous les prisonniers avaient disparu !

    Les neuros, le directeur, les gardiens, tous hébétés ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. Ils se sentaient engourdis, nauséeux. Lorsqu'ils tentèrent de se lever, ils furent pris de terribles vertiges. Ils ne se rappelaient rien. Leur sommeil avait duré trois jours. Les mutants et leurs complices -cent gardiens « retournés » on ne savait comment par les détenus, s'étaient enfuis. Ils étaient sûrement déjà loin !

    Ils se rendirent à peine compte qu'ils avaient uriné sous eux, dans leur lit ou à même le sol, là où l'étrange sommeil les avait pris. Ils voyaient trouble, avaient du mal à parler tant leur langue était pâteuse et comme nouée. Ils restèrent encore deux jours dans le brouillard, incapables de réagir, de coordonner leurs mouvements ou d'aligner trois mots cohérents. Puis ils reprirent leurs esprits et furent bien obligés d'avertir les autorités. Les fuyards avaient cinq jours d'avance. On ne les retrouverait pas ! Ça allait chier en haut lieu !

    Quatre éminents neuropsys chargés d'évaluer la situation, débarquèrent accompagnés de tout un bataillon de gops des Forces spéciales. Ils rendirent rapidement leurs conclusions : Andréa et les autres avaient été, non pas drogués comme leur état le laissait supposer mais hypnotisés en masse. Comment ? Une seule explication possible : les lobos avaient retrouvé leurs démoniaques facultés de mutants. Quelqu'un les avait guéris ! Et ce quelqu'un ne pouvait être que l'un des leurs, sorti momentanément du camp et revenu guéri lui-même par un mutant à l’extérieur, obligatoirement !

    Cela paraissait incroyable, voire impossible au regard des mesures exceptionnelles de sécurité déployées lors des transferts de prisonniers en forteresse ou pour tout autre lieu. Il résulta cependant de l'enquête menée sur place, qu'en effet, trois mutants avaient bien quitté le camp durant presque trois semaines. Ils avaient été choisis, tout à fait au hasard dans le but de servir de cobayes pour une technique améliorée de lobotomie.

    Des prototypes en quelque sorte, destinés à démontrer le bien fondé de cette lobotomie sur mesure, lors du dernier congrès mondial de la médecine qui s'était déroulé en France au mois de janvier. L'un d'eux, les trois peut-être, en étaient revenus guéris et personne n'avait décelé cette guérison. C'était inconcevable !

    Il y aurait bien d'autres punis que les rescapés du camp australien ! Ceux-là, dont Andréa, avaient été soignés, débriefés et mis au secret. Ils avaient été déclarés officiellement morts, de même que les traîtres qui avaient suivi les mutants dans leur fuite. Puis, après leur avoir fait jurer de se taire à jamais, on les avait envoyés moisir dans des forteresses perdues au bout du monde. Le directeur et les neuropsys n'avaient pas été épargnés par ces mesures draconiennes mais nul n'avait eu vent de la punition qui leur avait été réservée.

    Voilà pourquoi Andréa, Johnson, ex-gardienne du camp australien, haïssait à mort la salope du quatrième sous-sol et plus encore Gertrud Baumann qu'elle soupçonnait de la protéger.

    La grosse truie allemande lui gâchait son week-end et elle ne pouvait même pas se venger sur la lobo qui elle, avait empoisonné sa nuit. Elle regarda par l'œilleton. La mutante ravaudait une pile énorme de vêtements de prisonniers. Elle en avait bien pour la journée. Tant qu’il y en aurait, elle ne lèverait pas les yeux de son ouvrage. Et elle s’était fait un plaisir de lui en rajouter un max ce matin. Tiens ! Ce serait marrant d'oublier son deuxième repas ! Faute de mieux, c'était un moyen de se venger un peu de Baumann ! Soudain, Andréa l'entendit bafouiller des mots sans suite. Elle avait déjà entendu des lobos sortir comme ça deux ou trois mots dénués de sens. Ça arrivait parfois. Un petit fil mal débranché lors de la lobotomie, qui laissait des bribes infimes de langage.

    « Coupe…pleine….boire… » Répétait la demeurée d'un ton monocorde. C'était peut-être ça qu'elle chantait cette nuit ? Ah non ! Elle n'allait pas recommencer à la faire chier !

    - Ta gueule ! Hurla-t-elle.

    L'autre continua comme si elle n'avait pas entendu. Bordel de merde, c'était ça, elle n'avait pas entendu son putain de matricule !

    - 1058.01, tais-toi ! Reprit-elle encore plus fort.

    La lobo se tut instantanément.

     

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  • Commentaires

    2
    Lundi 14 Novembre 2022 à 09:48

    Il y a de l'espoir puisqu'en Australie, ils ont repris le dessus. 

    Ces incantations ont surement leur utilité. 

    1
    Dimanche 13 Novembre 2022 à 19:07

    Au mot lobotomie, un acte violent pour qui le subit.... amitiés, JB

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