• Chapitre 16

    Dimanche 24 décembre

     

    Ses enfants passaient le réveillon à Berlin avec leur père et sa jeune épouse dont il avait eu un fils. Elle ne verrait que deux de ses petits-enfants au nouvel an, ceux nés de sa fille chez qui elle se rendrait. Quand à son fils et à sa petite famille, il lui faudrait attendre le prochain Noël pour les voir. Les Soldats de la Paix n'avaient droit à la permission de fin d’année que pour une des deux fêtes. Gertrud se préparait donc à réveillonner à la Forteresse. Elle avait toujours accepté d'assurer en alternance les permanences de Noël ou de l'An, cela lui permettrait d'oublier sa solitude ces jours-là. Bien qu'elle ait l'habitude de vivre en vase clos au entre les hauts murs de la prison, cela lui était plus difficile pendant les fêtes mais c'était toujours mieux que de les passer seule dans son petit logement de fonction. Cette année en revanche, elle se faisait presque une joie de célébrer Noël avec sa protégée, parce que cette journée festive coïncidait avec la douche et la promenade pour elle. Un véritable cadeau dont la pauvre femme n'aurait malheureusement même pas conscience. Gertrud avait pris son service plus tôt que d'habitude pour la circonstance, à 5 h tapantes elle se présentait aux portes de la Forteresse, au grand dam de Johnson !

    Elle se défendait âprement de s'attacher à la lobo. En revanche, elle était impressionnée par la dignité inattendue dont elle faisait preuve en dépit de son cerveau profondément mutilé. C'était incompréhensible !

    Elle lui paraissait même moins apathique qu'à son arrivée et elle accomplissait les corvées qu'on lui assignait avec calme et efficacité. Bien sûr, elle était programmée pour cela mais tout de même ! À part quelques mots apparemment sans lien qu'elle bafouillait parfois et cette berceuse qu'elle fredonnait pendant son sommeil, elle n'était atteinte d'aucun de ces dérèglements qu'elle avait observés chez les lobotomisés de droit commun et qui se traduisaient par de soudains accès de violence.

    Pour s'être abondamment documentée sur le sujet, Gertrud savait que les lobos profonds n'éprouvaient aucun sentiment : ni désir, ni colère, ni amour, ni chagrin, ni joie… Ils devenaient pires que des animaux domestiques capables eux, de désobéissance. Ils étaient amorphes et passifs en dehors des ordres qu'on leur donnait et auxquels ils obéissaient aveuglément à la condition qu'ils soient précédés de leur numéro matricule. Ils étaient en outre programmés pour exécuter des tâches précises sans qu'il soit besoin de leur en donner l'ordre. Une petite sonnerie dans leur crâne déclenchait le réflexe pavlovien et hop, ils se mettaient au travail ! Sa prisonnière ne faisait pas exception à la règle. 1058 était conditionnée pour le raccommodage. Les seules choses que ressentaient encore les lobos profonds, tout comme les animaux, était la douleur, la chaleur, le froid, la faim, la fatigue, les besoins naturels. L'instinct de survie en somme quoique amputé de celui de la procréation.

    Pourtant, il y avait plus que cela chez Mary, elle le sentait, bien que la lobo ne réagisse pas à ce prénom qui était pourtant en partie le sien et dont elle se servait quand elles étaient seules comme ce matin.

    Mary, c’était probablement ainsi que ses parents l'appelaient enfant. La berceuse que les tréfonds de son subconscient restituaient durant son sommeil, avait dû être écrite pour elle.

    Durant trois semaines, répugnant à lui donner du 1058.01, elle avait tenté de la faire fonctionner avec son prénom plutôt qu’avec son numéro matricule. Même en essayant de créer chez elle un nouveau réflexe de Pavlov, elle n'avait pas réussi, alors elle les associait chaque fois qu'elle lui donnait un ordre. Peut-être qu'un jour…Si elle vivait encore assez longtemps, car bien qu'elle continue à fonctionner comme un parfait robot, la jeune femme était dans un état catastrophique.

    Elle descendit au cinquième niveau, presque joyeuse à l'idée de revoir sa pensionnaire attitrée. Alors qu'elle était habituellement toujours endormie, ne se réveillant qu'à l'appel de son matricule, ce matin, elle était déjà assise sur sa couchette. La couverture impeccablement repliée, la cellule rangée. Elle paraissait l'attendre. Mais ce n'était qu'une illusion naturellement ! Une gardienne ou trop zélée ou quelque peu sadique - Andréa à tous les coups - avait dû avancer l'heure de son réveil. Elle croyait entendre la voix mauvaise de la garce :

    - 1058.01, debout ! Range ta cellule et habille- toi !

    La veille, elles avaient eu une petite altercation au sujet de la prisonnière. Sans crier gare, Andréa avait commencé :

    - Alors comme ça tu vas passer deux jours entiers seule avec ta salope préférée chef ! S'il ne tenait qu'à moi, une piqûre et basta ! On serait enfin débarrassé de cette pourriture !

    - La ferme Johnson ! Ça te fait chier de ne pas avoir le droit de t'en occuper à ta façon hein ? N'aies pas de regret, tu ne la trouverais pas baisable celle-là !

    Elle connaissait les goûts de son adjointe pour certaines belles détenues que cette perverse visitait quand elle n'était pas là. À chaque nouvelle fournée, elle renouvelait son petit cheptel.

    - Parce que toi t'as essayé chef ?

    - Ta gueule sale nympho ! N'avait-elle pu s'empêcher de répliquer, les poings serrés par l'envie d'écrabouiller la tronche de cette vicelarde.

    - T'inquiète ! Je te la laisse ta poufiasse ! Avait répondu Andréa.

    Et elle était partie en grommelant des injures contre cette « espèce d’hommasse de gardienne-chef. »

    - C'est toi qu'est pas baisable la grosse ! L’avait-elle même entendu murmurer entre ses dents.

    Oui, ce devait être Andréa qui, juste avant de quitter son poste, avait forcé Mary à se lever une bonne heure plus tôt que de coutume ! C’était tout à fait son style. Peu lui importait ce que cette pute pensait d’elle et même qu'elle lui manque de respect mais jamais au grand jamais, elle ne lui confierait sa protégée !

    Les yeux encore tout gonflés de sommeil, celle-ci passait des doigts malhabiles dans sa courte tignasse emmêlée. En deux mois, ses cheveux avaient déjà bien repoussé. Ils formaient à présent une espèce de casque légèrement bouclé d'un blond cendré extraordinaire. Si clair qu’il en paraissait blanc ! Ainsi coiffée, Mary ressemblait à Jeanne D’Arc telle que la représentaient certains vieux livres d'école qu'elle avait vus chez une de ses amies françaises. Elle ne paraissait pas avoir froid, pourtant il ne devait pas faire plus de 5° ici ! Gertrud savait qu’elle allait devoir la retondre comme c’était la règle dans la maison mais elle avait décidé d’attendre qu’il fasse plus chaud. Au printemps, peut-être ? Elle actionna l'ouverture de la lourde porte et entra dans la cellule. Elle posa sans rien dire une couverture épaisse sur les épaules de la prisonnière. Elle sentait les os sous la peau diaphane. Pauvre petite, elle avait encore maigri !

    Et pourtant…

    - Mary, viens ! Lui ordonna-t-elle doucement.

    Elle n'eût pas le temps de rectifier que la lobo se levait, prête à la suivre. Sidérée elle réitéra l'expérience, juste pour voir si…

    - Mary, suis-moi ! Dit-elle

    Puis elle sortit et contre toute attente, la prisonnière la suivit. Fichtre ! Ça avait fini par marcher. Elle referma la cellule, le cœur empli de joie. Elles parcoururent en silence l'étroit et long boyau qui menait à l'unique escalier. Là, elle fit passer Mary devant elle.

    La lobo était faible ! Si faible ! Elle semblait avoir bien du mal à grimper les hautes marches ! Après ce qui lui parut une éternité, elles débouchèrent enfin à l'étage supérieur où se trouvaient les buanderies et les douches des femmes.

    Elles n'avaient croisé personne bien sûr. Au-dessus, détenues et matonnes dormaient encore, les unes abruties de calmants pour assurer la tranquillité du repos des autres. Un repos bien gagné la plupart du temps, Gertrud en convenait et fermait les yeux sur cette pratique courante qui, en l'occurrence, l'arrangeait depuis qu'elle avait en charge une « Secret Défense ». De toute façon, nulle gardienne, même éveillée à cette heure très matinale, ne se serait avisée de venir l'espionner le jour où elle conduisait son étrange locataire à la douche et à la promenade, sous peine de se voir infliger un blâme sévère par la gardienne - chef en personne.

    La salle de douche était glaciale. Pourquoi gâcher du chauffage pour une seule personne ? « Bande de salauds ! » Ne put-elle s'empêcher de penser. Après lui avoir retiré la couverture des épaules, elle demanda à Mary d'ôter la tunique grossière et rapiécée qui lui tenait lieu de seul vêtement en toutes circonstances, même pour dormir. Comme on le lui avait ordonné, elle la lavait, la faisait sécher tant bien que mal dans sa cellule, la ravaudait quand il le fallait et la remettait encore humide sur sa peau nue.

    Elle devait peler de froid là-dessous en cette saison !

    Une autre peut-être, se serait rebellée contre cet ordre cruel qui la livrait à la morsure du froid. Pas elle et pour cause ! Elle fit passer par dessus sa tête le haillon devenu deux fois trop large pour son corps amaigri.

    Et pourtant…

    Toujours ce doute lancinant.

    « Pourvu que je me trompe ! » Se dit-elle en observant sa prisonnière nue et tremblante qui claquait des dents, les mains croisées sur son bas ventre en attendant ses ordres. Ses côtes saillaient et ses poignets étaient si fins qu'on les aurait dits prêts à se briser.

    - Mary, va sous la douche ! Ordonna-t-elle en la poussant vers l'une d'elle après lui avoir mis entre les mains un morceau de savon et une éponge.

    Puis elle ouvrit le mitigeur. Pas de domotique ici ! Le confort, c'était bon pour le dirlo et son adjoint ! Comme d'habitude, l'eau était à peine tiède, ce qui voulait dire quasiment glaciale au mois de décembre. Mary grelottait. Sa peau habituellement si pâle, presque translucide, se marbrait peu à peu sous l'effet du froid intense de ce matin d'hiver. Soudain, Gertrud la vit pâlir plus encore et, prise de nausée, se pencher en avant pour vomir son maigre repas que le jet de la douche nettoya aussitôt. Elle hoqueta et vomit à nouveau. Puis une fois encore et comme elle n'avait pas grand chose dans l'estomac, ce fut un flot de bile qui jaillit de sa bouche grande ouverte. Les larmes coulaient de ses yeux où ne se lisait qu'une peur viscérale, animale.

    Inquiète, la gardienne coupa l'eau, l'essuya et l'inspecta minutieusement, à la recherche de cette terrible vérité qu'elle pressentait depuis quelque temps déjà. Elle était maigre à faire peur or son ventre lui, s'était imperceptiblement arrondi. Sous l'informe tunique, on ne pouvait le voir mais la nudité de ce corps presque cadavérique rendait ce détail très visible.

    1058.01 était enceinte !

    Elle en avait à présent la certitude absolue. Cette nausée intempestive n'était qu'une des preuves. En fait, depuis son arrivée, Gertrud ne l'avait jamais vue saigner et c’était bien normal puisque la lobotomie provoquait en outre l’aménorrhée chez les femmes qui la subissait. Mais celle-ci avait été opérée enceinte et nul ne s’en était aperçu.

    Ils ne devaient pas avoir pris le temps de l’examiner très soigneusement comme c’était le cas pour les autres. Peut-être s’en moquaient-ils après tout ? N’était-elle pas notoirement célibataire et avec ça très prude d’après ses anciens amis ? C’était même la raison soi-disant invoquée par son ex-fiancé pour expliquer leur rupture brutale : « Belle, mais froide comme un glaçon ! » Tels étaient les propos qu’on lui prêtait.

    Le bébé ne pouvait être celui de cet amant fantoche qui avait témoigné au procès et dont la Justice avait reconnu par la suite qu’il avait fait un faux témoignage pour faire tomber plus sûrement « le monstre ». Il avait d’ailleurs été condamné pour cela. Avait-elle forniqué avec un mutant ? De cela non plus, nul ne semblait s’être préoccupé ? Toujours est-il qu’elle était bien enceinte ! L’était-elle déjà pendant sa détention provisoire et si oui, comment s’y était-elle prise pour cacher ce fait à ses geôliers ? Cela allait s’avérer plus difficile désormais ! Dieu merci, elle était la seule à la voir de très près ! Mary attendait un enfant ! Ici, c'était inconcevable ! Elle avait beau être au secret, même à travers le minuscule œilleton, ça finirait par se voir.

    Elle allait devoir renforcer les mesures d'isolement de la détenue à vie de la cellule zéro car si les autorités pénitentiaires - à commencer par la direction de la Forteresse- apprenaient sa grossesse, elles ordonneraient soit l'avortement, soit la mort du bâtard dés sa naissance. Et ce serait à elle qu'incomberait le sale boulot.

    Il n'y avait pas d'enfants à la Forteresse ni dans aucune des autres prisons du même acabit. Pas plus qu'il n'y en avait dans les camps de travail.

    Les femmes qui arrivaient enceintes dans leur lieu de détention, étaient ou avortées, ou, si c'était trop tard, séparées de leur progéniture dés la naissance. Auquel cas, on plaçait le bébé dans un centre d'adoption pour couples stériles et les mères naturelles ne revoyaient jamais leur enfant. Pas plus que les géniteurs, même si ceux-ci étaient en liberté.

    On leur annonçait la naissance prématurée, suivie de la mort tout aussi prématurée de leur rejeton. Les autres femmes ne risquaient pas de concevoir, non parce qu'effectivement il ne leur était permis aucun contact avec les détenus hommes, mais en raison même de la peine de lobotomie subie par toutes, si légère soit-elle.

    Cela ne changeait rien au fait que Mary, elle, attendait un petit et qu'il y avait donc bien un père quelque part.

    Qui était-il ? Et savait-il ?

    Peu lui importait après tout ! Elle n'en avait rien à faire de cet inconnu qui ne s'était jamais manifesté, même durant le procès. C'était de Mary qu'elle devait s'occuper maintenant. Elle était au QHI depuis octobre mais enceinte de combien ? Quatre mois minimum. Plus peut-être ? En bonne santé elle aurait été plus grosse. Et ces nausées persistantes à ce stade de sa grossesse, c'était anormal ! Elle était sûrement malade ! Il ne fallait pas compter sur le médecin du camp, il ne se déplaçait qu'une fois par an, au printemps. Une visite de pure formalité ! Le reste du temps, tout gardien ayant quelques notions médicales de base faisait l'affaire en tant qu'infirmier. Pour les gros cas on laissait faire la nature et à Dieu vat !

    Elle-même, de par sa fonction, était habilitée à pratiquer les examens de routine sur les détenues de sa sphère, tout comme Felipe l'était dans la sienne. S'il avait été au courant, l'espagnol lui, aurait fait avorter Mary sans le moindre état d'âme et elle en serait morte car l'état de décrépitude dans lequel elle se trouvait la rendait extrêmement fragile.

    Dieu ! Jamais elle ne pourrait se résoudre à cet acte de barbarie ! Pas à quatre mois ou plus de grossesse en tous cas ! Alors que faire ?

    D'abord, la soumettre en secret à un examen plus approfondi. Puis, la soustraire aux regards à tout prix ! La nourrir un peu mieux et quand elle….Seigneur ! Pouvait-elle réellement envisager cela ? Plus tard, plus tard ! Elle devait parer au plus pressé, ensuite, elle aviserait … Pour l'heure, elle mettait déjà sacrément sa carrière en jeu en décidant de protéger 1058.01 et son indésirable bâtard !

    Elle acheva de frictionner sa prisonnière et lui ordonna de se rhabiller. Puis elle l'enveloppa de nouveau dans la couverture après quoi, elles partirent ensemble pour la promenade. Il faisait encore nuit. Dans la petite cour entourée de hauts murs, le froid était mordant. Au-dessus d'elles se détachait un coin de ciel où scintillaient les dernières étoiles. Si elle vivait jusque là, 1058.01 ne verrait le soleil qu'aux beaux jours…

    - Mary ! Regarde là-haut ! Il y a des étoiles ! Dis-le : étoiles !

    Obéissante, la prisonnière leva les yeux et ânonna, tel un perroquet :

    - É….toi…les

    Des sons sans signification pour elle. Prononcés si clairement pourtant en dépit du débit haché. Trop clairement pour une lobo au cerveau aussi profondément mutilé. Comme étaient claires les paroles de la berceuse qu'elle serinait durant son sommeil. Elle s’en avisait seulement maintenant ! Mais Gertrud ne voulait pas se leurrer, il ne pouvait s’agir que d’un petit ratage lors de l’opération. Elle savait que sa protégée ne parlait pas vraiment. Elle en était malheureuse. Parfois, elle aurait tant aimé découvrir une lueur d'intelligence dans ces beaux yeux verts tellement vides ! Et même si désormais, parce qu'elle répondait depuis ce matin à l'appel de son prénom, elle avait l'impression que la lobo la comprenait, elle savait que ce n’était qu’illusion.

    Était-elle consciente de sa grossesse au moins ? Sûrement ! Les animaux savent après tout et elle n’était ni plus ni moins qu'un animal !

    La prisonnière marchait devant elle, ne s'arrêtant que parce qu'elle avait atteint la limite du mur et ne faisant demi-tour que sur son ordre pour repartir vers l'autre extrémité de la courette. Ses jambes grêles flageolaient pourtant elle mettait un pied devant l'autre, telle une mécanique bien réglée, indifférente à ce qui l'entourait. Indifférente aux pensées préoccupantes de sa geôlière. Elle avait la chair de poule, ses dents s'entrechoquaient mais elle avançait, s'arrêtait, attendait l'ordre et repartait dans l'autre sens.

    Merde !

    En fin de compte, elle était pire qu'un animal. L'ours ou le lion eux, n'ont pas besoin d'un ordre pour tourner en rond dans leur cage ! À ce spectacle, la colère et l'amertume montèrent en Gertrud avec la violence d'un ouragan. Elle s'apprêtait à l'invectiver quand, interloquée, elle la vit s'arrêter d'elle-même et lever les yeux vers le sombre rectangle du ciel. Elle resta ainsi quelques secondes figée, le nez en l'air.

    - É…É…toi...les. Bégaya-t-elle.

    « Encore un de ces putains de réflexes conditionnés ! » Se dit la gardienne-chef

    - Allez, avance Mary ! Aboya-t-elle.

    Baissant la tête, la lobo reprit sa marche d'automate. Gertrud avait eu le temps de voir une larme, une seule, couler sur sa joue pâle…C’était à cause du froid, surement ! Elle se blinda contre l'émotion interdite qui l'envahissait et commanda :

    - 1058.01 ! Viens ! C'est l'heure !

    Elle ferma le sas à double tour puis elle ramena la jeune femme passive aux quatre murs inconfortables et humides où l'attendait sa quotidienne corvée de raccommodage. Pas question de l'en priver, même en ce jour de Noël. Par ce froid, le travail valait mieux que l'inaction !

    Elle allait juste veiller à ce que désormais, Mary puisse accomplir sa tâche le ventre un peu plus plein.

    Une semaine plus tard, l'examen confirma ce que Gertrud savait déjà : Mary était enceinte de quatre mois environ. Heureusement, la guenille trop large qui la couvrait jusqu'aux chevilles, allait dissimuler son ventre rond pendant encore un bout de temps. Mais après…

    À quoi bon s'en préoccuper. La loque inhumaine que la pauvre jeune femme était devenue, était si maigre et paraissait tellement à bout de forces qu'elle mourrait sûrement avant d'accoucher. Le petit qu'elle portait n'avait probablement aucune chance de naître, si l'on pouvait considérer comme une chance de venir au monde en ce triste lieu. À moins qu'il ne naisse ailleurs…

    1058.01 avait réintégré sa cellule. Gertrud referma la lourde porte sur elle. Avant de remonter dans ses quartiers, elle la regarda encore une fois par l'œilleton. Bizarre ! Elle s'était déjà mise au travail sans en attendre l'ordre. Soudain, ainsi qu'elle l'avait vue faire dehors, elle la vit stopper net son ouvrage et lever les yeux vers la lampe falote qui éclairait à peine son misérable réduit puis elle se mit à marmonner :

    - É… toi… les. É… toiles…

    Ce fut pour la gardienne-chef aguerrie comme un coup de poing en plein plexus. Cela pouvait-il encore tenir du pur réflexe cette fois ? Dieu du ciel ! Qui était vraiment cette femme ? Qu'était-elle ?

    Dans la cellule, Mary-Anne Conroy-Defrance avait repris ses travaux d'aiguille de la même façon automatique, déshumanisée qu'elle mettait en toute chose, à un détail près, elle continuait à prononcer, tel un disque rayé :

    - Étoiles… Étoiles… Étoiles…

    Gertrud eut brusquement si mal de la voir se comporter comme une demeurée qu'elle ordonna d'un ton rogue, presque agressif :

    - 1058.01 ! Ta gueule ! C'est compris, tais-toi !

    La prisonnière se tut aussitôt sans pour autant cesser son raccommodage. Peinée et contrite de s'être ainsi emportée contre sa protégée qui n'en pouvait mais, la geôlière s'éloigna à pas pesants.

    Assise derrière son bureau, elle se mit à réfléchir sérieusement à la tactique à mettre en œuvre dans les jours à venir. Sur l'écran de son ordinateur, l'icône de sa boite à courrier clignotait encore. Un E-mail impromptu de son directeur la contraignait à agir plus vite que prévu. Monsieur Moïse Douala, en place depuis seulement une semaine, lui annonçait sans crier gare et sans se préoccuper que c'était Noël aujourd'hui, qu'il avait décidé de faire la visite complète de la « maison » dès le lendemain. Visite qu'il avait remise jusqu'à présent pour des raisons personnelles. Il comptait sur elle pour lui servir de guide dans l'aile des femmes et pour lui présenter en personne la locataire perpétuelle de la cellule zéro. Il précisait très courtoisement que s'il n'avait prévenu personne avant, c'était pour ménager l'effet de surprise qui lui permettrait de voir les choses telles qu'elles étaient réellement, dans leur banale quotidienneté et non telles qu’on voulait qu’il les voit.

    Bla bla bla… Pensait-il être le premier à agir de la sorte ?

    Combien de temps allait-il durer celui-là ? Gertrud n'avait pas tenu ses prédécesseurs en haute estime. Le dernier en date, comme tant d'autres avant lui, avait duré deux ans à peine avant de demander sa mutation en camp de TUP. En dépit de son mètre quatre -vingt dix et de ses cent-vingt kilos, Oleg Semionov était une petite nature. Claustrophobe et neurasthénique, le pauvre avait fini, comme le précédent, par se bourrer d'Anti-D pour tenir le coup. Résultat, juste avant son départ pour un camp de reboisement en Amazonie, il était tellement névrosé qu'il crevait de trouille, prêt à tirer sur son ombre chaque fois qu'il effectuait une tournée de la Forteresse. Il n'avait que cinquante trois ans mais à ce train là, il ne tarderait pas à demander sa retraite anticipée.

    Qu'en serait-il de Moïse Douala ? À en juger par leur première entrevue, le jour-même de sa prise de fonction, c'était encore un drôle de zèbre, sûrement pistonné, qu'on leur avait mis dans las pattes.

    Juste après Felipe, il l'avait convoquée à la surface, dans son bureau spacieux et bien aéré. Là, il l'avait longuement questionnée sur le matricule 1058.01, dont il avait consulté le dossier informatisé au préalable.

    - Comment se comporte-t-elle ? Lui avait-il demandé.

    - Elle est calme monsieur ! Aucun problème avec elle. De plus, elle est très faible ! À mon avis, elle ne tiendra plus longtemps !

    - Elle est malade, vous croyez ?

    - Je crois, oui !

    - Vous l'avez soignée ?

    - J'ai essayé mais ça n'en vaut pas la peine. Dans son état, il n'y a vraiment pas grand chose à faire !

    - Bien, bien, parfait ! C'est le genre d'invitée qu'on n'aime pas voir s'incruster, n'est ce pas ?

    - Tout à fait monsieur ! S'était-elle esclaffée, feignant de rire de sa boutade.

    - Bon ! Pensez-vous que je pourrais voir cette étrange créature avant qu'elle ne nous quitte …définitivement ?

    Avait-il questionné puis, sans attendre sa réponse, il avait sans raison aucune, éclaté d'un rire tonitruant tout à fait hors de propos, laissant une Gertrud complètement baba. C’était bien ce qu’elle pensait, un barjo ce mec ! Comme les autres ! Tout aussi soudainement, il avait repris son sérieux directorial et, en la regardant d'un air presque triste, il avait ajouté :

    - Je ris pour donner le change vous savez ! J'ai horreur de la maladie sous toutes ses formes. Je ne supporte la vue d'un malade que quelques secondes. Au-delà, j'ai la nausée et des suées épouvantables. J'ai perdu tous les miens lors des épidémies de la Grande Crise. Je suis le seul survivant. Tellement traumatisé que je ne me suis jamais marié ! Vous comprenez Gertrud ? Vous permettez que je vous appelle Gertrud, n'est ce pas ? Je ne pouvais confier ces tristes choses qu'à une femme. Que tout cela reste entre nous bien sûr !

    - Bien sûr Monsieur. Tout cela restera entre vous et moi et je vous comprends, croyez-le !

    Si elle comprenait ? Plus encore que ne se l'imaginait ce brave Douala si paternaliste. Demain, elle allait faire ses choux gras de ces précieuses confidences…

     

    « Chapitre 15Chapitre 17 »

    Tags Tags : , , , , , ,
  • Commentaires

    2
    Mardi 15 Novembre 2022 à 15:24

    De bien mauvaises conditions de séquestration et cet homme, quelle horreur. 

    La gardienne s'adoucit un peu, heureusement.

    1
    Lundi 14 Novembre 2022 à 19:52

    Que je n'aime pas ce "monsieur".... amitiés, JB

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :