• Chapitre 17

     

    Moïse Douala avait 52 ans. Originaire de l’ancienne Côte d'Ivoire, il y avait fait ses premières armes dans le monde carcéral, trente ans plus tôt au sein de la modeste prison d'une petite ville de là-bas. Comme beaucoup, il y avait débuté en tant que simple gardien. Après huit ans et une formation adéquate, il en était devenu le directeur-adjoint puis, un an plus tard, le directeur. Ce QHI serait son quatrième et dernier poste directorial avant la retraite. Il est vrai que sa première prison était minuscule comparée à la Forteresse. Pourtant, bien que le bâtiment soit massif et immense, son taux de remplissage maximal n'était que de quatre cents détenus - deux cents par ailes - alors que certaines grandes centrales par le passé, montaient jusqu'à mille et plus. À présent, c'était les camps de travail qui battaient des records de population, les prisons telles que la Forteresse, à vocation de haute isolation, ne servant plus qu'à abriter provisoirement les fortes têtes en provenance de ces camps. Ils ne demeuraient dans ces unités spéciales que le temps nécessaire pour réduire à néant leurs pulsions de rébellion. À son entrée, en fonction le QHI comptait seulement trois cent- soixante détenus dont cent-quatre-vingt-dix hommes et cent-soixante-dix femmes, avec la pensionnaire de la Zéro de l'aile ouest.

    Pour les encadrer, par roulement de douze heures, il fallait compter un gardien pour dix détenus, plus deux gardiens au poste central de surveillance. Ce qui faisait, en comptant l’intendant, le chef cuistot et les employés des cuisines, une population moyenne constante de quatre-cents personnes. Début janvier, vingt détenus étaient sortants du côté des hommes et vingt-cinq du côté des femmes, tandis qu'une trentaine d'hommes et autant de femmes allaient entrer dans le même temps.

    En fait, avec la perpétuelle fluctuation des arrivées et des départs, le taux de remplissage n'atteignait que très rarement les cent pour cent. C'était d'ailleurs cela qui rendait très difficiles à gérer ces structures punitives, nécessitant un personnel nombreux et hyper qualifié. Le poste peu était peu enviable mais lui ne craignait pas la difficulté. Au contraire, elle le stimulait. Il n'avait personne. Le monde carcéral, c'était sa famille, sa dope. Il en avait respiré tous les parfums délétères, s'en était délecté même, mais rien cependant, ne l'avait préparé à ce qui l'attendait dans les tréfonds de la Forteresse, au quatrième sous-sol.

    Quand il commença sa tournée, il se plongea aussitôt dans l'ambiance du QHI comme dans un bain de jouvence.

    D'abord, il fit un peu mieux connaissance avec le personnel. À commencer par Wladislawa Koslowski, son adjointe avec laquelle il discuta longuement avant de partir à la découverte approfondie de son nouveau domaine.

    Wladi, comme on l’appelait ici, n'avait repris son poste que depuis le matin-même, ayant bénéficié d'un congé d'une semaine pour avoir assuré l'intérim directorial pendant un mois entier avant son arrivée.

    Elle lui fit part des problèmes rencontrés durant cette période intérimaire puis ils se rendirent au poste central où il constata avec plaisir que les commandes électroniques des diverses portes et sas de sécurité fonctionnaient à la perfection.

    Vivement intéressé, impressionné même, il s’attarda sur le système de vidéosurveillance dont il découvrait ravi l’extrême efficacité. Tout déplacement, à l’extérieur comme à l'intérieur du périmètre de l’enceinte à double muraille de la prison, était immédiatement repéré, visualisé au poste central et tout aussi rapidement contrôlé. Le réseau de caméras couvrait tout l'établissement, hormis les cellules où elles n'avaient pas été jugées nécessaires. En effet, chaque porte blindée, épaisse de quatre pouces, en était commandée électroniquement. Il n'y avait pas de fenêtre et tout le mobilier- lit, table, chaise, casier de rangement et sanitaires - était scellé au sol ou au mur. Alors quel besoin de gâcher un matériel aussi coûteux ? Sans compter que le principe même de la haute isolation empêchait toute possibilité de mutinerie ou d'évasion. Dans la majorité des QHI, la sécurité était tellement fiable qu’on ne jugeait plus utile la construction de miradors.

    Dans l'armurerie, il passa en revue un armement de neutrolasers nickel. Puis, Wladi regagna son bureau et il se rendit seul au quartier des hommes où Felipe Jiménez et son adjoint lui présentèrent les gardiens d'astreinte ce jour-là. Puis ils lui firent visiter toute l'aile ouest, du premier au quatrième sous-sol.

    Gertrud fit de même pour son aile Là, il fit la connaissance d'Andréa Johnson, l'alter ego d'Angelo Battistini. La mâtine lui fit très forte impression.

    « Quel beau morceau ! » Se dit-il en la détaillant sans vergogne. Car pour être un célibataire endurci, il n'en était pas moins homme et la belle, munie de ses généreux appas - dont une superbe poitrine moulée dans la chemise kaki réglementaire n'était pas le moindre - faisait naître en lui des désirs…

    Il fut satisfait de ce qu'il vit, des deux côtés. En dépit des conditions d'extrême sévérité et bien que les installations soient rudimentaires à partir du deuxième sous-sol, la Forteresse était bien tenue. Une sécurité à toute épreuve, des prisonniers calmes, besogneux dans les ateliers, respectueux en toute occasion de la règle du silence, des locaux d'une propreté irréprochable, le tout sous la protection d'un personnel surveillant à la hauteur des attentes d'un tel lieu…

    Ce poste décidément le mènerait à la retraite le plus pénardement du monde.

    C'est du moins ce qu'il pensait jusqu'à son arrivée au quatrième sous-sol de l'aile ouest que Gertrud avait tenu à garder pour la fin, comme s'il s’agissait du meilleur.

    - Nous y sommes monsieur ! Lui dit-elle en commandant l'ouverture de la cellule zéro.

    Il n'avait pas eu le temps de lui dire que l'œilleton aurait largement suffi à satisfaire sa curiosité. L’antichambre de ce quatrième sous-sol était à elle seule assez peu ragoutante et suffisait à le rendre malade. C’était sombre, humide, glacial. Dans un coin était entassé Un nombre impressionnant de sacs bourrés à craquer venant de la buanderie. Contre le mur d’en face, une pile de cercueils en bois blanc attendaient leur cargaison de cadavres. Il en frissonna. Il regarda donc dans la cellule mais n'entra pas.

    La femme ou plutôt ce qui avait été une femme était assise sur l'étroite banquette recouverte d'un mince matelas qui lui servait de lit, devant deux piles de vêtements de détenus. À droite, Le tas, énorme pour un endroit aussi exigu, de ce qu'il lui restait à faire, à gauche, celui soigneusement plié de ce qu'elle avait déjà accompli, assez imposant lui aussi. Il était dix heures trente et elle avait commencé à six heures trente. Elle allait travailler ainsi, sans s'arrêter une seconde, jusqu'à dix-huit heure trente, heure de son deuxième et dernier repas de la journée. Voilà ce que lui expliqua posément Gertrud, avec toute la froideur requise par sa fonction.

    « Cette bonne femme a une sacrée paire de couilles ! »

    Se dit-il en la voyant rester de marbre devant le spectacle affligeant qu'il découvrait lui, le ventre noué de dégoût.

    La mutante leur faisait face, tout à fait indifférente à leur présence. Seuls les doigts maniant l'aiguille semblaient vivants dans cette créature apathique. Quand elle leva les yeux vers le plafonnier pour enfiler son aiguille, il put voir ses étranges yeux émeraude, d'une insoutenable fixité.

    C'était comme s'ils ne voyaient rien. Comme si seuls les doigts étaient nécessaires à l'accomplissement de cette tâche délicate et minutieuse et que les yeux ne se soient levés que par pur réflexe vers la faible lumière baignant la cellule. Il en eut froid dans le dos !

    Il pensa qu'elle avait dû être très belle mais à présent, plus rien ne subsistait de ses charmes passés. Trois mois en ce lieu abyssal l’avaient réduite à l'état de squelette.

    Elle paraissait grise et pâle sous le faible éclairage. Cadavérique était plus juste. Elle marmonnait en cousant. Elle avait l'air franchement malade. Au bout du rouleau comme le lui avait dit Gertrud quelques jours auparavant. Ça sentait la mort là-dedans et c'était plus qu'il n'en pouvait supporter. Il se recula vivement butant dans la massive gardienne-chef. Bon Dieu ! Est-ce que ses oreilles bourdonnaient ou avait-il vraiment cru entendre ce cadavre ambulant fredonner ? Il réprima les tremblements et la nausée qui l'envahissaient, se reprit, redevint le directeur, solide, sûr de lui, professionnel :

    - Vous aviez raison chef Baumann ! Elle a l'air très mal en point ! Vous connaissez la marche à suivre en cas de décès, naturellement !

    - Oui monsieur !

    - Pour elle ce sera encore plus facile. Personne à prévenir, ce sont les ordres ! Donc aucune complication en perspective. D'ailleurs, sa propre mère a été mise hors la loi et elle est encore activement recherchée !

    - J'ignorais monsieur !

    - Il faut sortir ma petite Gertrud ! Ce n'est pas un secret vous savez ! C'est dans tous les médias !

    - Vous avez raison monsieur !

    Déjà, elle avait refermé la cellule et repartait. Il ne remarqua pas le mince sourire qui étirait ses lèvres, ni son soupir de soulagement en s'éloignant du mitard. Ça avait encore mieux marché qu'elle ne l'espérait. Il n'avait pas tenu beaucoup plus que les quelques secondes dont il lui avait parlé et il avait pris garde de ne pas s'approcher de la « créature » comme il l'appelait dédaigneusement, avec une pointe de peur trahie par la légère crispation de sa mâchoire….

    - Ne trouvez-vous pas ma chère Gertrud, que cette créature dégage quelque chose de malsain, de puissamment nocif même ?

    - Ça c'est sûr monsieur ! Acquiesça-t-elle. Mais c'était une mutante avant la lobotomie vous savez !

    - Je sais, je sais Baumann ! Au fait, j'ai rêvé ou je l'ai bien entendue chanter ?

    - Non, vous avez raison, elle chantait ! Ça lui arrive parfois ! Bizarre hein ? Mais totalement mécanique, croyez-moi !

    - Très bizarre, vraiment ! Ma fois, ce serait bien qu'elle meure assez vite ! Ça libérerait la Zéro qui retrouverait ainsi son utilité première ! Une ancienne lingerie transformée en mitard, vous m'avouerez que ce n'est pas réglementaire ! À quoi ont-ils pensé la haut de nous envoyer ça ?

    - Je me le demande monsieur ! Mais rassurez-vous, elle n'ira plus très loin comme vous avez pu le voir !

    - J'ai vu Baumann, j'ai vu !

    Il n'avait pas vu grand chose, heureusement ! Et il n'était pas prêt de réitérer son exploit d'aujourd'hui.

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  • Commentaires

    2
    Mercredi 16 Novembre 2022 à 15:11

    Il est vite parti de sale type, je le mettrais bien à la place de Marie dans l'ancienne lingerie.

    Bon mercredi.

    1
    Mardi 15 Novembre 2022 à 19:41

    Il y en a une qui gêne... et pas qu'un peu ! Amitiés, JB

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