• Chapitre 23

    12 février

     

    Gertrud reprit son service pas totalement reposée. Elle faisait des rêves vraiment bizarres ces temps-ci. Elle y voyait sa protégée cernée par une ombre noire malfaisante. Cela ressemblait à une immense toile d’araignée au centre de laquelle guettait, immonde et velue, Andréa Johnson en personne dotée du corps monstrueux d’une de ces sales bestioles qu’elle abhorrait. Elle se refusait à donner la moindre interprétation prémonitoire à ce funeste cauchemar.

    Dès son arrivée, elle se rendit immédiatement au quatrième sous-sol. Il était 6 h10. Mary était déjà au travail. Salope d’Andréa ! Elle lui en avait fait passer pour deux jours au moins ! Elle cousait le regard vide et son ventre gargouillait. L’ordure avait diminué sa ration comme elle le faisait chaque fois en son absence.

    Une des matonnes le lui avait dit mais elle n’avait pas besoin qu’on lui raconte de quelle façon ignoble Johnson outrepassait ses droits lorsqu’elle la remplaçait. Heureusement qu’elle n’avait pas d’autres moyens pour exercer son sadisme que ceux de la sous-nourrir ou de la surcharger de travail !

    De sous son large blouson elle sortit deux épaisses parts de brioche fabriquées maison et une petite thermos de café au lait chaud très sucré. Elle aimait cuisiner à l’ancienne. Ça tombait bien car peu de logements dans cette région reculée, était dotés de nutri distributeurs ! Elle entra et fit comprendre à sa prisonnière qu’elle devait tout avaler. Mary dévora la manne providentielle. Pendant qu’elle mangeait, Gertrud l’observa. Sa grossesse commençait à se voir en dépit de l’extrême maigreur du reste de son corps. On aurait même pu croire que le bébé poussait au détriment de sa mère ! Quand elle regagna ses quartiers pour relever Andréa, ce fut Wladi qu’elle trouva à sa place. Une Wladi qui la regardait d’un air curieux …

    - Salut Koslowski ! Où est Johnson ? Questionna-t-elle.

    - Partie ! Je lui ai donné la permission, elle a eu une nuit… chargée !

    À voir son sourire en biais, Gertrud se doutait de quel genre de nuit… chargée parlait sa supérieure.

    - Ah ! Et toi, quel bon vent t’amène dans mon modeste bureau à cette heure matinale ?

    Wladi ne répondit pas et continua à la regarder, un sourire mi-figue mi-raisin aux lèvres. Son attitude fit frémir Gertrud d’appréhension. Le silence crispant s’éternisait lorsque la directrice adjointe se décida à parler :

    - Tu es allée voir ta pensionnaire, comment elle va ce matin ? Demanda-t-elle et Gertrud sentit pointer l’ironie sous la question d’apparence anodine.

    - Pas très fort ! Je doute qu’elle survive encore longtemps !

    - Ah bon ? Rétorqua Wladi et cette fois, l’ironie faisait plus que pointer.

    - Tu l’as vue hier ? Ne put-elle se retenir de questionner, l’air le plus dégagé possible.

    - Oui, en effet, je suis entrée la voir…

    - Tu… Tu es entrée…Et tu l’as trouvée…

    - Grosse ma fois pour une quasi mourante ! Mais t’inquiète ma vieille, motus et bouche cousue !

    Et elle partit sans rien ajouter. Gertrud se mit à trembler comme une feuille. Pourquoi Koslowski s’était-elle attardée au quatrième sous-sol ? Elle ne le faisait pas d’habitude. En général, elle se contentait de l’œilleton pour vérifier si la prisonnière était toujours en vie. 1058.01 n’était qu’un matricule pour la directrice adjointe et elle ne s’y était jamais beaucoup intéressée jusqu’à ce matin. À part pour un œil averti, sous l’ample tunique rapiécée, nul ne pouvait encore s’apercevoir de la grossesse de Mary. Qu’avait-il pu se passer qui lui ait mis la puce à l’oreille et qui l’ait incitée à y regarder de plus près ? Et surtout, pourquoi avait-elle décidé de se taire tout en lui faisant comprendre à demi-mot qu’elle savait ? Le cœur étreint d’angoisse, elle redescendit au quatrième sous-sol. Bien sûr, Mary ne pourrait rien lui dire de ce qui s’était passé mais en la regardant, peut-être comprendrait-elle ce que Wladi avait réellement vu.

    La pauvre fille était toujours au travail. Elle rapetassait méthodiquement une pièce de linge après l’autre, tel un robot. Elle ne leva pas les yeux ni ne s’interrompit quand sa gardienne entra dans la cellule et se mit à l’observer. Elle se leva pour se préparer une nouvelle aiguillée. Pour ce faire, elle se plaça directement sous la lampe et leva les bras. D’accord, son ventre pointait légèrement sous l’informe vêtement qui la recouvrait jusqu’aux chevilles mais ce qu’on remarquait surtout, c’était son effrayante maigreur.

    Il semblait bien qu’elle se soit encore étiolée. Elle n’avait plus que la peau sur les os. Le supplément de nourriture dont elle la gratifiait aussi régulièrement qu’il lui était possible de le faire sans attirer l’attention, ne lui profitait manifestement pas. Elle semblait réellement tout donner au bébé ! Son ventre rond aurait tout aussi bien pu ressembler à ceux des enfants rachitiques dont elle avait vu les photos dans d’anciennes revues ; alors pourquoi Wladi l’avait-elle assimilé à celui d’une femme enceinte ? Agacée de ne pouvoir répondre aux questions qui la taraudaient, plus énervée encore de constater que son état grandissant de nervosité n’affectait pas sa prisonnière, elle ordonna :

    - Mary, arrête !

    La jeune femme continua à coudre.

    - 1058.01, j’ai dit arrête ! Tu vas obéir nom de Dieu ! Explosa-t-elle excédée.

    La pauvre décervelée frotta machinalement ses yeux fatigués. Elle posa par terre le vêtement grossier sur lequel elle travaillait puis croisa sagement les mains sur son ventre en attendant de nouveaux ordres. Soudain, Gertrud eut la sensation que quelque chose avait changé chez elle ! Ce n’était pas que physique mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.

    Bien sûr elle dépérissait, c’était normal ici ! Elle était confinée vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans son trou sans air, sans espace, sa nourriture réduite à la portion congrue, surchargée de travail et phagocytée de l’intérieur par un rejeton qui voulait vivre et réclamait sa part sur ce peu qu’on accordait à sa mère ! À ce train -là, elle ne tarderait plus à être atteinte de ce terrible syndrome de glissement que l’on observait autrefois chez les vieillards et les grands malades qui décidaient, on ne savait pourquoi, de lâcher la rampe et de se laisser mourir.

    C’était ça ! Mary protégeait son petit !

    Elle le protégeait parce qu’elle savait qu’elle était enceinte. Pas seulement son instinct animal, non ! Ce qui subsistait de la Mary d’avant, belle, intelligente, aimée, était sauvegardé quelque part, tout au fond de sa mémoire morte, comme un petit bout de fichier !

    En fait, Mary n’avait pas changé ! C’était elle, Gertrud Baumann, parangon de l’ordre et du devoir qui avait changé. Sa vision des choses avait changé. Le regard qu’elle posait sur Mary ! Elle aimait cette femme comme une mère aime son enfant. Comme Mary, du fond de sa décrépitude physique et mentale, aimait son petit !

    Émue et inquiète, elle la regarda. Elle se balançait doucement d’avant en arrière et, à travers son ventre, de ses deux mains nouées, elle cajolait son enfant en lui chantant, de sa voix douce et mécanique de petite fille, les paroles de la berceuse qu’elle lui avait déjà entendu chanter plusieurs fois pendant son sommeil.

    Alors elle qui avait tout fait pour devenir dure et indifférente, elle qui n’avait plus prié aucun dieu depuis longtemps, en appela à toutes les forces protectrices. Elle pria de toute son âme, le cœur empli d’amour et d’une indicible frayeur. Elle pria pour que Mary survive et pour que Wladi tienne parole. Elle pria pour que plus personne ne découvre le secret de la cellule zéro…

    Il lui fallait du temps. Elle eut le soudain pressentiment qu’il lui était parcimonieusement compté. Les terribles implications du choix qu’elle avait fait de protéger Mary, se dessinaient de plus en plus clairement. Elle avait agi sur un coup de tête, sans mesurer l’exacte portée de ses actes. À présent, elle se rendait compte qu’elle courait au désastre. Pourtant, elle était désormais trop engagée pour reculer !

    Le mot évasion fulgura dans sa tête, la brûla. Ça voulait dire la sienne en même temps que celle de Mary. Ça signifiait également la fin de sa carrière, le reniement de tous les idéaux qui l’avaient guidée depuis son enfance.

    Si elle décidait d’obéir à cette soudaine impulsion, elle devrait jeter au feu tout ce en quoi elle avait toujours cru : l’ordre, la discipline, la morale, la normalité… Tout ça pour sauver la peau d’une anormale irrécupérable, une lobo profonde dominée par son seul instinct animal, dressée à obéir et capable de rien d’autre. Et pourquoi ? Pour donner une petite chance de survie à un avorton aussi anormal que sa mère !

    Elle regimbait intérieurement mais elle avait déjà fait son choix

    « Nouveau blog créationsChapitre 24 »

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    2
    Mardi 22 Novembre 2022 à 14:45

    Je ne pensais pas que le salut viendrait de la gardienne, tout espoir n'est pas perdu. 

    1
    Lundi 21 Novembre 2022 à 19:23

    Cruel dilemme que voilà...  je pense que oui, côté choix, amitiés, JB

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :