• Chapitre 9

    12 juillet

     

    Mary était sur la route depuis 7h du matin. Elle était fatiguée et affamée. Elle avait roulé le plus longtemps possible, à la fois dans le but d’éviter la fournaise prévue par le bulletin météo pour l’après-midi mais aussi afin de rattraper un peu du retard accumulé depuis son tumultueux réveil. Il allait être 13h, elle était à peine à mi-parcours. Il fallait qu’elle mange et se repose. La nuit n’avait pas été facile. Elle avait surestimé l’effet des anti-D. Le cauchemar…Elle en avait encore la bouche amère et l’esprit cotonneux.

    C’est sur le coup de 3 h qu’elle était soudain sortie d’un sommeil trop bref, un hurlement au bord des lèvres. Le rêve avait encore évolué. Cette fois, l’appel semblait émaner de milliers de personnes. Il avait commencé comme un bourdonnement dans son crâne puis enflé, jusqu’à devenir assourdissant tandis qu’une multitude de silhouettes floues l’environnaient de toute part…

    Il lui suffisait de fermer les yeux pour en revivre chaque éprouvante seconde.

    …Absolument terrifiée, elle ferme les yeux pour ne plus voir tous ces gens qui se pressent autour d’elle, la privant d’air. Puis elle se bouche les oreilles de ses deux poings pour ne plus les entendre. Mais les milliers de voix pénètrent malgré elle dans son cerveau.

    « Viens… Viens… Viens… » Scandent elles. Dans la rumeur grandissante des voix anonymes qui envahissent ses neurones, une seule domine : la sienne ! « Il » est là ! Elle sent sa présence par toutes les fibres de son être. Elle sait sans même le voir qu’il lui parle s’adressant directement à son esprit. Et bien qu’elle ne veuille pas les entendre, les mots martèlent son cœur, s’infiltrent dans son âme, chargés de tristesse et d’espoir. De colère aussi. Tous sentiments qu’elle n’a toujours pas compris. Elle ne veut à aucun prix répondre à cet appel qui s’est mué en question.

    Elle garde les paupières obstinément closes, demeurant fermée à la supplique contenue dans ce « Viens! » qui hurle de plus en plus fort dans sa tête, comme pour briser sa résistance. Oui ! C’était cela la raison de son chagrin mêlé de colère : il veut qu’elle le rejoigne et elle résiste ! Il a besoin d’elle, espère sa venue mais si son absence l’attriste, son refus de répondre à son attente , l’exaspère.

    Et bien il peut toujours attendre ! Seigneur, qu’il la laisse dormir en paix à la fin ! Soudain, rauque et murmuré tout près d’elle, jaillit clairement l’ordre impérieux :

    - Ouvre les yeux Mary-Anne ! Regarde-moi !

    La rage alors prend enfin le pas sur la peur.

    - Non ! Je ne veux pas ! Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Comment me connaissez-vous ? Hurle-t-elle.

    Toutes les autres voix se taisent. Les silhouettes disparaissent. Il ne reste que lui mais déjà, elle sent qu’il s’éloigne tandis qu’à nouveau dans son esprit, elle l’entend dire doucement, presque tendrement :

    « Je te connais Mary. Quand tu viendras me rejoindre, je répondrai à tes questions, toutes tes questions et même plus. Car tu viendras, il le faut, je t’attends depuis si longtemps ! À bientôt Mary ! Le temps est proche, si proche… »

    Elle reste debout, les yeux toujours fermés et les poings serrés sur ses oreilles. Elle n’a rien compris à ces propos énigmatiques. Rien voulu comprendre. Chaque pas qui éloigne l’inconnu d’elle, semble lui murmurer :

    « Viens ! »…

    Puis le réveil était survenu, brutal, comme d’habitude. Comme d’habitude elle tremblait, moite de frayeur. À cela près que l’appel n’avait jamais recelé une telle urgence, une telle force, une proximité aussi troublante. Cette fois, le songe funeste avait atteint un tel degré de réalisme qu’à présent encore, elle croyait entendre les milliers de voix, puis la sienne, si grave et douce. Contre sa joue, elle sentait encore la tiédeur de son souffle. Bien plus que lors de ses précédents réveils, elle avait eu du mal à reprendre le contrôle de ses émotions et de sa raison défaillante. Elle craignait de ne plus jamais parvenir à maîtriser les tremblements violents qui la secouaient de la tête aux pieds. Quand elle avait enfin pu dénouer ses nerfs et calmer son angoisse, elle s’était aperçu qu’elle avait perdu plus de deux heures sur le timing qu’elle s’était imposé la veille. Elle payait à présent. Elle était si lasse qu’après avoir pique-niqué, elle aurait besoin d’une bonne sieste pour récupérer avant de reprendre le volant. Tout à la réminiscence de ce foutu cauchemar, elle avait failli faire une embardée dans la glissière de sécurité. Heureusement, un panneau lui signalait un parking à deux kilomètres. Elle y parvint, soulagée. Il était en retrait de la route, ombragé et manifestement désert. Une chance ! Elle se gara et coupa le moteur, épuisée.

    C’est délibérément qu’elle avait évité les « resto cars » qui jalonnaient les autostrades. La Nord-Sud en était truffée. Émules des anciens Mac drive de la chaîne Mac Donald, on y mangeait sans sortir de son véhicule, sur le parking attenant ou, si l’on décidait d’entrer, on y avalait sur le pouce une nourriture incolore, inodore et insipide. Parfois même, pour les gens vraiment pressés, un plat unique en barquette sous vide y était proposé, composé de deux ou trois galettes PGLV (protides, glucides, lipides, vitamines).

    Ce repas, si l’on pouvait appeler ça un repas, était généralement accompagné d’un gobelet d’une de ces boissons multivitaminées énergétiques dont l’origine indéterminée, probablement chimique, lui avait donné mal au cœur la seule fois qu’elle y avait goûté. Elle préférait un bon sandwich à l’ancienne, un fruit de saison et un jus de fruit nature, le tout gardé au frais dans le petit frigo intégré au coffre de sa voiture. C’était exactement ce dont son organisme avait besoin après six longues heures d’un trajet lent, morne, ennuyeux et solitaire. La circulation n’était jamais très dense sur les autostrades, même en cette période de vacances dont l’étalement en raison de la loi sur la pollution, était quasi obligatoire. L’autre raison étant que bien des automobilistes dépensaient leurs KA dans le cadre de leur profession, surtout lorsqu’ils l’exerçaient loin de leur lieu de résidence.

    Elle aurait aimé la compagnie d’un auto-stoppeur mais elle n’en avait croisé aucun. Ils étaient pourtant redevenus nombreux ceux que la confiscation de leur véhicule ou un sens aigu de l'économie poussaient à ce peu coûteux moyen de transport. Un moyen « civique » même. Le covoiturage était une pratique non seulement courante mais encore fortement conseillée par le ministère desdits transports.

    Seule au volant sans passager de fortune, elle avait donc eu tout le temps de ressasser ses soucis ainsi que cette certitude de plus en plus fortement ancrée en elle que quelqu’un l’attendait. Mais où ?

    Décidée à oublier un instant toutes ces questions sans réponse, elle étala son plaid sur l’herbe, à l’abri du soleil sous un arbre feuillu. Soupirant d’aise, elle s’y assit en tailleur et dévora son pique-nique à belles dents. Rassasiée, l’esprit un peu plus clair, elle s’allongea et s’endormit séance tenante, harassée.

    Elle s’était octroyée une heure, elle en dormit deux. C’est donc fraîche et dispose qu’elle se réveilla. Il était 16h30. Si d’autres véhicules s’étaient arrêtés entre-temps, elle n’en avait rien su. Même les gazouillis tonitruants des oiseaux n’auraient pu la sortir de ce bienheureux coma.

    Le soleil était encore haut dans le bleu de l’azur quand elle se remit en route. Le temps et les kilomètres défilaient avec la lenteur d’un escargot. Encore près de quatre-cents bornes à rouler dans la fournaise. La Clim défaillante avait fini par la laisser tomber. Elle dut ouvrir les vitres tant elle suffoquait sous la chaleur accablante de cette journée caniculaire. Heureusement, la beauté des paysages compensait quelque peu son inconfort et l’air pourtant tiède qui pénétrait dans l’habitacle et jouait avec ses cheveux, la rafraîchissait agréablement. Le décor évoluait au fur et à mesure que le long ruban d’asphalte se déroulait sous ses roues. Il n’y avait pas à dire, ça la changeait agréablement de la mégapole Lilloise surpeuplée au cœur bétonné de laquelle on octroyait à la nature, la portion congrue.

    C’est avec un ravissement grandissant qu’elle redécouvrait les paysages variés et quasiment inchangés de ce long trajet annuel qui la ramenait en Provence : vaste champs de blés mûrissant, océans jaunes de tournesols, vergers croulant de fruits, immenses prairies semées de coquelicots, de marguerites et de boutons d’or où paissaient, paisibles, des troupeaux de vaches ou de moutons, d’autres où galopaient librement des chevaux crinière au vent. Elle admira ainsi qu’elle le faisait chaque fois, l’effet de vagues que font, même à vitesse modérée, les majestueuses étendues de vignobles alignant en rangs serrés leurs millions de ceps bien taillés.

    Là, elle entrevoyait une forêt profonde et verdoyante, ici des collines aux courbes douces, là encore une plaine fertile où coulait un fleuve paresseux ou une rivière serpentine. Au loin, enjambant un cours d’eau ou une vallée encaissée, se dessinaient les arches de ponts superbes.

    Elle croisa sans les traverser, nombre de villages endormis dans la touffeur de l’été, protégés par leurs clochers tutélaires, de villes scintillantes levant vers le ciel leurs hautes tours de verre ou les flèches magnifiques de leurs cathédrales. Dans le lointain se profilaient à présent les cimes fières des Hautes-Alpes voilées de brumes chaudes.

    C’était la fin de l’après-midi. Elle était si fatiguée que sa vue se brouillait. Les riches parfums de l’été envahissaient ses narines, lui montaient à la tête, l’étourdissaient. Ses mains moites glissaient sur le volant, elle devait les crisper pour garder le cap. À ce train-là, elle allait terminer dans la rambarde de sécurité ! Trouver un Drive-hôtel, s’arrêter, dormir, devenait urgent ! Ces terribles semaines sans véritable sommeil réparateur finissaient par peser lourd dans la balance. Il ne lui restait plus que trois-cents kilomètres environ pour atteindre Pourrières mais elle n’en pouvait vraiment plus.

    Tout son corps criait grâce, de ses muscles tétanisés à sa tête vrillée d’une atroce migraine. Plusieurs fois déjà, ses yeux s’étaient fermés malgré elle. Droit devant elle, une enseigne fluo l’attira comme un aimant. Elle en distinguait les lettres géantes qui se détachaient dans le ciel indigo. « DREAM ». C’était un signe. Non sans humour, elle pensa que ce petit hôtel au nom prédestiné, typique des autostrades, lui tendait les bras, paraissant n’attendre qu’elle.

    Ces « self-hôtels » copiés sur les motels d’autrefois étaient néanmoins bien plus performants. Assez petit, celui-là ne se composait que de cinquante habitacles numérotés, tellement minimalistes et semblablement agencées, qu’on les appelait couramment « cubes à dormir » plutôt que chambres. Ce terme-là étant réservé aux complexes hôteliers de vacances.

    À l’entrée, une « robhôtesse » enregistrait le code vocal du client, l’entrait dans le « codivox » de la chambre qui lui était attribuée puis lui souhaitait bon séjour d’une voix de femme mélodieuse quoique parfaitement synthétisée.

    La sept, dont hérita Mary-Anne, était à l’image des quarante-neuf autres, minuscule mais hyperfonctionnelle. Clim, TV tridi, visiophone, distributeur de nourriture et de boisson synthétiques, douche ionisante à jet vitaminé, lit escamotable à ergonomie modulable garni de draps à usage unique, doux et légèrement parfumés. Tout fonctionnait au son de la voix entrée dans le codivox d’accès. Elle ne profiterait que de deux de ces prestations, la douche et le lit. Pas la peine d’appeler Félie qui ne l’attendait que le lendemain. Elle n’avait pas faim et décida également de se passer d’anti D. Elle ne prit même pas le temps d’enfiler une chemise de nuit. Elle était si fourbue qu’elle s’endormit comme une masse sitôt qu’elle fut sous les draps frais, soyeux, aseptisés et immaculés. L’inconnu aurait-il enfin pitié d’elle ? Ce fut la dernière pensée qui la traversa juste avant de fermer les yeux.

     

     

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  • Commentaires

    3
    Samedi 17 Décembre 2022 à 03:28
    colettedc

    Je l'espère pour elle, en effet ! Ouf !!!

    Bisous

    2
    Jeudi 6 Octobre 2022 à 15:53

    Il est très impersonnel cet hôtel, plus ça avance, moins, j'ai envie d'y aller.

    Bon jeudi. 

    1
    Mercredi 5 Octobre 2022 à 19:49

    Ouf, un répit bienvenu... amitiés, JB

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