• Le Chat

     

    Cantonné à son espace souterrain, privé de la majorité de ses organes sensoriels externes, incapable de joindre celle qui représente sa raison d’être, Arbre est enragé.

    Il me fait peur !

    La colère et la haine qui lui dévorent le cœur font bien plus que m’inquiéter, elles me terrorisent. Son désir croissant de vengeance insuffle en lui des forces nouvelles et dangereuses. Un vent de folie semble s’être levé dans son âme rebelle. Un vent rugissant qui le rend sourd aux appels de la raison. Il ne m’écoute plus au point qu’il n’est désormais plus en mon pouvoir de l’apaiser ! Moins encore de l’arrêter.

    Je ne reconnais plus mon ami en ce monstre hybride qui s’agite sous la terre. Si elle ne m’est pas devenue étrangère, sa pensée n’en a pas moins perdu pour moi son odeur familière et rassurante. Autrefois parfumée de rêves fabuleux et rocambolesques, elle exhale à présent des effluves acides, sulfureux et nocifs. Sa pensée sent mauvais. Elle pue la haine, la mort et la vengeance, tous sentiments négatifs qui l’aident à survivre en dépit de ses blessures sanguinolentes et inguérissables.

    De lui, je ne vois que les quelques centimètres qu’a laissés la tronçonneuse assassine mais je sais qu’en dessous, ses racines tentaculaires puisent leur énergie au feu de l’Enfer. Elles s’enfoncent et s’étalent puis s’enfoncent et s’étalent encore, de plus en plus profond, de plus en plus loin. Le temps est proche où elles remonteront à la surface. Alors elles crèveront le sol pour accomplir leur œuvre de destruction.

    J’ai envie de fuir à toutes pattes pourtant je reste car il demeure mon ami. À moi, il ne veut aucun mal.

    L’ex est venu déménager les meubles. Il a tout emporté, même le vieux fauteuil qui m’était réservé lors de ma septième vie. Le reste, tout ce dont il n’avait pas besoin, tout ce qui n’avait aucune valeur à ses yeux comme le panier où je dormais et des tas de photos d’Elle, il l’a jeté aux ordures comme il nous a jetés de sa vie, sans une once de regrets, sans un regard en arrière. À la mégère d’à côté, il a confié les cartons contenant les vêtements que ma maîtresse a laissés en partant.

    - Vous en ferez ce que vous voudrez lui a-t-il dit, vendez-les ou donnez-les, je ne crois pas que mon ex femme viendra les récupérer, alors autant qu’ils servent à quelqu’un d’autre !

    A-t-il lâché sans l’ombre d’un remord avant de remonter dans sa luxueuse voiture.

    Devant la maison vide, il y a maintenant un écriteau « À VENDRE ». J’ai bien cru l’entendre dire à la voisine que l’hospitalisation  de son ex épouse risque de durer plus longtemps que prévu et que les frais qui en sont très élevés, justifient qu’il ait obtenu le droit de vendre la maison pour y faire face « puisque malgré tout, la pauvre femme n’a d’autre famille que moi ! »A-t-il ajouté d’un ton apitoyé.

    Quel hypocrite !

    Ce que je retiens de tout ça, c’est qu’il semble évident qu’elle ne reviendra pas. Je n’arrive pas à croire que nous ne la reverrons jamais. J’ai le cœur en lambeaux ! Au fond de moi, un horrible sentiment d’abandon le dispute à la haine que je ressens envers cet homme insensible.

    Un agent immobilier de la ville vient régulièrement faire visiter ce qui fut mon foyer. En se frottant les mains à l’idée du profit juteux qu’il va faire, il en vante les mérites : calme, bon voisinage, pas trop éloigné du centre ville…

    Il y aura d’autres gens dans la maison. Des enfants, un chien peut-être ? Arbre n’accepte pas. Il dit qu’il ne laissera pas faire.

    Je crains le moment où va se déchainer sa colère. Je n’en dors presque plus. Je fais juste semblant pour avoir la paix et réfléchir sans être dérangé. Je ne veux pas inquiéter les maîtres qui tiennent pour acquis qu’un chat de mon âge ça ne fait que manger et dormir les trois quarts du temps. Un autre comportement de ma part ne servirait qu’à leur mettre la puce à l’oreille et me conduirait inévitablement chez le vétérinaire. Alors pour qu’ils me laissent tranquille, je joue le chaton repu et somnolent que je suis censé être quand il est de bon ton d’être ainsi. Je vadrouille à mes heures, répondant à l’appel de la pâtée quand il le faut. Je joue avec les pelotes de laine de ma maîtresse…Je suis le mignon petit minou à ses patrons, gentil tout plein et obéissant à souhait. Comment pourraient-ils imaginer un seul instant que je leur joue la comédie ?

    Ainsi, tout en restant fidèle en tous points au rôle que je me suis fixé, je suis aux aguets. Les nerfs à vif, j’attends. L’oreille dressée je guette le moindre frémissement du sol, le moindre soupir, le moindre murmure, le moindre grondement, la moindre exhalaison de rage. Le plus petit signe avant-coureur qui m’avertirait qu’Arbre est prêt à passer à l’action.

    Oh oui, plus que jamais je suis sur mes gardes, en éveil permanent car je sais moi, que le temps est proche ! Le jour où ils ont brisé sa vie, Arbre est entré en guerre contre les Hommes.

    Je le sens, je le sais ! Là-dessous le dragon est réveillé, il rampe, ondule, fait le gros dos. Il attise le feu dans sa poitrine…Là-dessous ça bourgeonne, se ramifie, croît en silence. Un silence trompeur qui cache l’activité intense et bruyante de la vie extraordinaire qui se développe dans les entrailles de la terre.

    Ça court sous les jardins, sous les maisons, sous les rues où les enfants jouent, insouciants. Ça galope sous la paisible cité pavillonnaire, sous la ville endormie dans sa douce quiétude quotidienne. Ça se noue autour des canalisations. Ça s’étend sous les fondations. Ça envahit les cavités naturelles, les anciens souterrains, les égouts…Sournoisement, tel un mal insidieux, invisible, ça se propage. Monstrueuses, dotées d’une vie propre, les racines d’Arbre gagnent du terrain. Elles poussent, galopant sous la terre pour y rejoindre celles d’autres arbres à-demi morts comme lui et celles des arbres bien vivants et vigoureux. Elles s’unissent, s’enchevêtrent, mêlant leur sève dans le rite éternel de la fraternisation par le sang. Ainsi liées elles forment un réseau inextricable d’énergie pure. Une énergie indomptable faite de haines accumulées, de rancœurs et de colères d’autant plus virulentes qu’elles étaient jusque là inexprimées.

    La faune souterraine a bien compris le message qui a fui le danger imminent pour des sous-sols plus cléments.

    Nul habitant ne le sait encore mais dans la ville, il n’y a plus un ver de terre, plus un rat, plus un mulot ou une musaraigne, plus un lapin, plus une taupe…

    Demain c’est l’assaut…Demain c’est le début de la fin…


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  • L’infirmier

     

    Elle possède un charme indéfinissable auquel je succombe jour après jour. C’est une ensorceleuse totalement ignorante du pouvoir qu’elle détient.

    Elle est pâle mais si belle ! D’une beauté à couper le souffle. Si elle n’était pas si…déphasée – je n’aime pas le mot folle – je ne serais que trop enclin à tomber amoureux d’elle même en sachant que je n’ai aucune chance. Pour moi, c’est la folle la moins folle que nous ayons ici bien qu’elle soit de loin la plus étrange de nos pensionnaires.

    Quand elle est arrivée ici, elle était complètement sonnée. Un cocktail massif de tranquillisants était venu à bout de sa résistance et l’avait réduite au silence. Un silence très vite devenu pesant et accusateur duquel elle n’est pas sortie depuis. J’ose même affirmer qu’elle s’y est délibérément et définitivement cloîtrée. De ce silence qu’on lui a tout d’abord imposé pour faire cesser ses hurlements, elle a fait une tour d’ivoire où elle semble désormais hors d’atteinte. Plus rien ne peut ni la blesser ni l’émouvoir.

    Elle vit dans un monde à part où nul être humain n’a le pouvoir de pénétrer. Seuls les animaux et les plantes, les arbres surtout, y ont droit de cité.

    Cet isolement volontaire, c’est le seul moyen dont elle dispose pour protester contre l’injustice dont elle est la victime. Le seul pour se préserver de l’ambiance nocive qui règne en ce lieu de perdition.

    Elle n’est pas folle, c’est du moins ce qu’elle hurlait tandis qu’on l’emmenait de force. Je le sais, j’étais l’un des deux infirmiers présents ce jour-là.

    Elle est chez nous pour longtemps d’après ce qui se dit, puisqu’elle ne consent à livrer aucun de ses secrets aux psys qui l’interrogent entre deux injections de neuroleptiques supposées juguler ses crises de violence. Elle reste désespérément muette, immobile, le regard fixé sur un point invisible situé au-dessus de la tête de ces messieurs et dames.

    Elle souffre, affirment-ils du haut de leur science, d’une espèce irréversible de schizophrénie. Un dédoublement de personnalité des plus inédits, elle se prend pour un arbre ! C’est en tout cas ce qu’ils ont conclu après avoir épluché le rapport sur lequel figure, outre les constatations des gendarmes qui sont intervenus plusieurs fois chez elle et le diagnostic du psy qui l’a suivie, l’interrogatoire de l’abominable commère qui lui servait de voisine. Parce que d’elle ils n’ont rien pu tirer pour accréditer la thèse de la démence si ce n’est son mutisme forcené. Et ils ne peuvent s’appuyer sur les témoignages de sa famille, elle est seule au monde ! Quant à l’ex mari, il a dit tout ce qu’il avait à dire sur elle et ne veut plus qu’on « l’emmerde avec ça ! »

    À part ses visites obligatoires dans leur bureau auxquelles elle se rendait encadrée par deux infirmiers, les premiers temps de son séjour elle ne quittait jamais l’abri illusoire de sa chambre-cellule. Lors de ces brèves sorties dans les couloirs de la maison, elle ne montrait aucune agitation suspecte, aucune manifestation de violence ou d’hostilité. Elle ne regardait personne, ne parlait à personne. Elle paraissait détachée de tout, froide et lisse comme le marbre. Son expression demeurait obstinément indéchiffrable.

    C’est seulement au cours du premier printemps qu’elle passa dans cet asile des temps modernes dérisoirement baptisé « Le repos » qu’elle commença à se réveiller. Elle consentit à de courtes promenades à l’air libre. C’était le plus souvent moi qui l’y accompagnais car curieusement, elle paraissait accepter ma présence de meilleure grâce que celle de tout autre. Si durant ces sorties jamais elle ne s’est départie de son calme, jamais non plus elle ne m’a adressé la parole pour autant ! Il en est de même encore aujourd’hui. Elle se contente de me suivre puis obéit sans mot dire quand vient le moment de rentrer.

    C’est seulement quand elle est dehors qu’elle s’anime tel un automate duquel on aurait actionné le remontoir. Elle vit enfin ! Ses joues rosissent, ses yeux brillent…Elle sourit même ! Un sourire magnifique qui, tel une éclaircie, enjolive tout ce qui l’entoure. Un sourire uniquement destiné aux fleurs qui paraissent s’épanouir sous la chaleur de ses regards, aux oiseaux qui gazouillent plus fort à son apparition et viennent picorer jusque dans sa main, aux chats qui maraudent dans l’immense parc qui entoure l’établissement…Elle les appelle de sa voix si douce et ils viennent sans crainte se frotter à ses jambes en quête d’une caresse.

    Mais c’est surtout aux arbres qu’elle réserve le miracle de ses sourires les plus ensorceleurs. Elle s’en approche, les touche, les respire avec délice, faisant naître dans mon corps des frissons de désir et des ondes brûlantes de jalousie dont j’ai honte ! Surtout quand elle s’appuie tendrement contre eux et qu’elle leur parle à mi-voix ! Oui, je le jure, elle leur parle à ces foutus arbres, me donnant l’envie de les abattre à coups de hache ! Pourquoi leur voue-t-elle cet amour exclusif alors qu’elle semble incapable du plus petit sentiment, même négatif, envers un être humain ? Elle ne nous voit pas, pour elle nous n’existons pas ! Je n’existe pas !

    Dans ce vaste parc aux larges allées bordées de bancs et de tonnelles, ils sont nombreux mais le dernier auprès duquel elle s’arrête immanquablement est un grand arbre dont je ne sais pas le nom. Plus que les autres, il retient son attention. Elle lui parle longuement, la joue posée contre son tronc rugueux. Et quand je la tire doucement par le bras pour lui signifier qu’il est temps de rentrer, elle se détache de lui comme à regret et me suit sans mot dire. Chaque fois, je peux lire dans ses yeux une indicible tristesse.

    L’unique fois où je l’ai vue perdre son calme marmoréen, c’est le jour où l’un de nos pensionnaires, lors d’une crise de démence, s’en est pris à cet arbre-là justement. Sous nos yeux à tous deux, il s’est mis à balancer de grands coups de pieds dans son tronc et à arracher allègrement des poignées de feuilles à ses branches les plus basses en riant aux éclats. Échappant à ma surveillance, elle s’est jetée sur lui sans préavis puis telle une furie elle a commencé à lui tirer les cheveux en hurlant :

    - Espèce d’abruti ! Vous lui faites mal ! Arrêtez ou je vous arrache les cheveux comme vous lui arrachez les feuilles !

    Comme il s’agrippait à la branche qu’il dépouillait, menaçant de la briser, elle tira plus fort en criant, hystérique :

    - Arrêtez, mais arrêtez bon sang ! Vous ne souffrez donc pas ?

    Et elle tirait, tirait de toutes ses forces tandis que le pauvre diable griffait et se débattait pour échapper à sa poigne vengeresse. Désespéré, je dus me résoudre à appeler un collègue à la rescousse pour séparer les deux « forcenés » comme il dit lorsque nous dûmes faire le rapport de « l’incident ».

    Ce comportement de folle furieuse vint à point confirmer le diagnostic des médecins. Il lui valut également un réajustement à la hausse de son traitement. Avec ces injections supplémentaires, de seulement calme elle devint rapidement apathique, amorphe, totalement assommée par les doses bi quotidiennes de ces puissants calmants. Cela dura un mois pendant lequel elle fut privée de ces sorties qui la rendaient apparemment si heureuse.

    Depuis cet épisode pour le moins étrange et totalement imprévisible selon la connaissance personnelle que j’ai de ma patiente préférée, son comportement s’est encore modifié. Elle n’a jamais été aussi pâle, aussi décharnée, aussi impavide, aussi profondément enfermée dans son mutisme obstiné. Même aux arbres elle ne parle plus. Elle feint de les ignorer ! Pire elle abrège d’elle-même ses sorties avant que l’heure qui lui est à présent impartie - à la place des deux auxquelles elle avait droit jusqu’alors – ne soit écoulée. Sans m’attendre elle retourne d’un pas lourd et résigné vers sa prison.

    Mais elle ne peut me leurrer. Je n’ai pas passé tant d’années dans ce genre d’établissement sans avoir acquis un minimum d’empathie envers les malades  qui y séjournent. Au-delà des psychoses, névroses et autres délires paranoïaques dont ils sont atteints, j’ai appris à déceler un peu de leur être profond, à découvrir les émotions pures derrière le masque grimaçant de la folie. Elle a beau faire semblant et s’acharner à cacher ses sentiments, je sais qu’elle souffre de l’indifférence qu’elle s’impose. Je sens bien hélas que le silence où elle se mure peu à peu, est en train de la tuer à petit feu ! C’est une morte-vivante qui hante « Le repos ».

    Je voudrais l’aider. Je ne peux pas. Elle ne se laisse pas approcher. Seul son corps est présent. Son esprit, lui, est ailleurs. Peut-être dans ce jardin où nous l’avons trouvée le jour de son internement, allongée, un chaton veillant sur son sommeil, près du reste tronqué d’un arbre. J’entends encore ce qu’elle criait quand on l’a arrachée à ce lieu sous la contrainte :

    - Je ne suis pas folle ! 

    Et je me sens coupable.

    Tout cependant contribuait à prouver le contraire ce jour-là !

    Je ne sais plus que croire.

    Je me désespère de la voir s’étioler chaque jour un peu plus, de la voir mourir de ce manque que nul être humain ne peut combler. Cette femme est une extra-terrestre. A-t-elle jamais appartenu à ce monde ? Un monde par trop conformiste, je dois bien l’admettre !  Je commence à en douter sérieusement.

    Tout donne à penser qu’elle n’est pas normale mais qu’est-ce que la normalité ? Qu’est-ce que la folie ? Qui décide de ses critères ? Est-on fou parce qu’on est différent du commun des mortels ? Qui est fou, qui ne l’est pas ?

    D’aucuns disent que tout homme porte en lui le germe de la folie, que la limite entre les deux mondes est une ligne si mince et fragile que l’on peut la franchir sans y prendre garde. On dit même que laisser de temps à autre s’exprimer le fou qui sommeille en soi favorise l’équilibre de la personnalité.

    Alors ?

     

     


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  • Le Chat

     

    Sous la terre les vibrations se font plus intenses. C’est comme une pulsation de vie, sourde, ininterrompue. Une pulsation que je crois reconnaître… Une voix qui m’appelle ! Comment-est-ce possible cependant ? Car celui qui m’appelle, je l’ai vu mourir de mon propre et unique œil. Et de quelle façon ! Pourtant oui, il me semble que je connais les effluves particuliers de cette pensée qui crève la surface du sol.

    Nul n’ignore si ce n’est ces étranges créatures humaines, que chaque être vivant a son aura, chaque pensée sa fragrance spécifique. C’est un peu comparable aux empreintes digitales des Hommes qui sont toutes différentes et qui permettent d’identifier chacun d’entre eux en tant qu’individu unique.

    Ainsi, pour que puissent s’identifier, se différencier, se reconnaître entre elles, les espèces qui ne possèdent pas de mains donc pas d’empreintes digitales, existe cet autre code, cette odeur unique émise par les ondes psychiques de tous les êtres de la création : humains, animaux, végétaux, minéraux.

    Les Hommes ont semble-t-il perdu ce don précieux entre tous, de sentir le parfum de la pensée. Ce don là et tant d’autres qu’ils possédaient à l’origine.

    C’est leur faute. Ils ont choisi d’abandonner la spiritualité au profit de la technicité. Au fil des siècles ils ont éteint une à une les petites lumières magiques qui faisaient d’eux les Maîtres du Monde. Ils croient être encore les plus forts mais sans la technologie ils ne seraient plus rien. Rien que des nourrissons vagissant privés du sein maternel.

    Si nous voulions…Non ! Plus qu’ils ne sauront jamais le faire, les autres espèces ont un respect sacré de l’ordre naturel.

    Mais je digresse !

    Pour en revenir à ces effluves de pensée qui assaillent mes sens en éveil, oui il me semble bien en effet que c’est l’empreinte reconnaissable entre toutes de mon ami Arbre. Et ces mots qui reviennent sans cesse comme une prière incantatoire pour repousser l’inévitable : « Je ne suis pas mort. Pas totalement. Pas encore. Je ne veux pas mourir ! » C’est bien son inimitable voix qui les prononce, accompagnés d’un autre plus dangereux : « Vengeance ! »

    Voilà des jours et des nuits que je suis aux aguets, attendant je ne sais quoi. Une note d’espoir, un signe du Destin. Quelque chose qui viendrait justifier tout ce chagrin…

    Pour une fois je n’ai pas voulu me résigner à l’inéluctable. Pour une fois ! Et la réponse est là, sous la terre. Arbre est vivant ! Je ne sais comment cela se peut mais il vit. Par ses racines tenaces, il vit et il m’appelle. Sa voix me parvient comme étouffée. Impatient il questionne :

    - Est-ce toi Chat ?

    - Oui !

    - Enfin ! Tu me réponds. J’ai l’impression de t’appeler depuis une éternité !

    - Comment se fait-il…

    La réponse fuse catégorique :

    - Je ne voulais pas mourir !

    - Et tu crois que c’est suffisant pour…

    - Je crois. Où est-elle ?

    - Tu ne vas pas aimer la vérité.

    - Dis-moi, où est-elle ? Je ne sens plus l’aura de sa pensée.

    - Ils ont dit qu’elle était folle. Ils l’ont emmenée de force. Elle est loin d’ici, enfermée dans un établissement spécialisé… Un asile !

    Au fur et à mesure que je déroule pour lui le fil sombre des évènements écoulés depuis sa disparition, en lui la colère enfle, gronde, rugit…Le sol vibre jusqu’à me faire vaciller.

    Soudain effrayés, les oiseaux qui picoraient sans me prêter attention tant j’étais immobile, s’envolent dans un battement d’ailes désordonné. Ahuri, le cabot de la voisine se met à hurler à la mort, tétanisé de terreur devant sa niche. Dans le quartier c’est la réaction en chaîne. Tous les chiens reprennent en chœur le sinistre hurlement.

    - Pourquoi ? Pourquoi ? Tonne-t-il tremblant de rage et de chagrin.

    Et sa douleur est si grande qu’elle obscurcit tout alentour et que tout tremble comme il tremble.

    - Chat, tu sais aussi bien que moi qu’elle n’est pas folle !

    - Je le sais mon ami. Mais eux sont incapables de comprendre. Ce qui est normal pour nous est impensable pour eux, anormal, fou ! En toute légitimité pour des humains, ils pensent qu’elle a perdu la raison parce que pour eux, parler à une plante ou à un chat, enterrer de vulgaires bouts de bois, pleurer la mort d’un arbre, ce n’est pas faire preuve de raison. Comment voudrais-tu qu’ils comprennent ?

    - Ils étaient pourtant comme nous jadis quand ils vinrent prendre place dans un écosystème où les animaux et les végétaux régnaient en maîtres depuis si longtemps !

    - Hélas, ils ont tout oublié. Ne leur est resté que l’instinct de domination !

    - Où qu’elle soit je dois la retrouver Chat ! J’ai besoin d’elle, tu le sais, alors aide-moi !

    Nous avons essayé encore et encore. D’un cri unanime jailli de nos esprits réunis, nous avons tenté de la joindre. En vain. Probablement abrutie par les tranquillisants, elle ne nous a pas entendus. Nous l’avons perdue. Elle est vivante mais c’est comme si elle était morte pour nous.

    La colère d’Arbre s’envenime. Sa frustration ne connaît plus de borne. Son ardent désir de vengeance lui tient désormais lieu de viatique. Rien de ce que je peux lui dire pour l’apaiser ne pourra le dissuader de l’accomplir.

    Il reprend des forces de jour en jour et s’il souffre encore plus qu’il n’est possible d’imaginer, il n’en dit mot et n’en montre rien.

    Là-dessous ça bouge. Parfois imperceptiblement, parfois plus fort quand un regain de rage l’anime. À chaque soubresaut de sa colère, de légères secousses ébranlent le sol du jardin, se propageant aux alentours en ondes concentriques de plus en plus larges. J’ai peur de ce qui se prépare depuis que je sais exactement de quelle manière il compte exercer sa vengeance.

    On l’a détruit, il va détruire. Dans la démesure.

     


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  • L’Arbre

     

    Je souffre comme un damné. C’est sans nul doute parce que je suis en Enfer.

    Je vis un enfer mais je vis ! J’ai mal !

    Tout ce qu’on m’a coupé, de la plus petite branche au plus épais morceau de tronc, me fait endurer une douleur aussi intense que celle que ressent un être humain amputé d’un de ses membres. C’est toujours celui qu’on lui a enlevé qui le fait souffrir.

    Je ne suis pas mort. Pas totalement. Pas encore.

    Je ne veux pas mourir !

    J’étais seulement inconscient sous le coup de l’atroce douleur qui me torturait et me torture toujours. Combien de temps le suis-je resté ? Je ne sais. Un mois ? Un an ? Un siècle ? Dans la nuit de l’inconscience, la notion de temps s’oblitère. La perception des choses s’amenuise jusqu’à presque disparaître. Depuis que je suis sorti de mon mortel engourdissement, je sens qu’on veille sur moi. Une présence amicale, chaude. Inquiète aussi. C’est comme une petite lampe qui clignote dans les ténèbres de mon enfer souterrain.

    Chat ?

    D’Elle je ne capte plus rien. Pas la moindre étincelle de pensée. Où est-elle ?

    Celui qui monte la garde, Chat ? Ne s’est encore aperçu de rien. Il me croit mort. C’est sur mon repos éternel qu’il veille si jalousement.

    Chat, entends-moi !

    Je ne suis pas mort. Pas totalement. Pas encore. Non !

    Je ne veux pas mourir !

    Je veux la retrouver. Elle m’a regardé partir vers ce qu’elle croyait être l’autre monde. Stoïque, elle a caché aux massacreurs l’intensité de son chagrin. Elle a partagé ma douleur et versé pour moi des larmes sanglantes dans le secret de son cœur.

    Entre deux retours à la conscience, je retombe dans le gouffre noir et profond de cette demi-mort. Il résonne du bruit sinistre de la tronçonneuse, des miaulements lugubres de mon ami et des pleurs silencieux de ma bien-aimée.

    Chat, est-ce bien toi dont je sens la douce présence auprès de moi ? Écoute ma voix Chat ! Réponds-moi !

    Je ne suis pas mort. Pas totalement. Pas encore.

    Je ne veux pas mourir !

    Il me semble qu’une toute petite partie de moi subsiste au-dessus. Le reste est enfoui près de moi et tout autour dans le jardin. Du bois pourrissant, des feuilles en décomposition. Tout ce qui fut moi nourrit maintenant mes racines affamées.

    Chat, dis-moi, c’est bien Elle qui a accompli ce prodige qui me retient de mourir tout à fait ? Quelle force insoupçonnée l’a poussée à ce dernier geste d’amour ? Un sentiment puissant est ancré en mon être atrophié : je suis sûr que c’est grâce à elle si j’ai survécu. Je suis persuadé que si je la retrouve, s’il m’est donné de la rejoindre ne serait-ce que par la pensée, je pourrai poursuivre cette lente remontée vers la vie. Une autre vie, différente, régénérée. Grâce à elle, je subirai jusqu’à son ultime phase la métamorphose qui déjà et maintenant, s’opère en moi à mon corps défendant. Une transformation aussi douloureuse qu’elle est inespérée.

    Parce qu’ils m’ont laissé mes racines et qu’ils ont omis de les empoisonner, je survis en-dessous. À moins que ce ne soit dû à un caprice du Destin ou peut-être même à une volonté plus forte que ce qui est inscrit dans ses pages. Oui, en moi la vie continue de briller, petite étincelle incandescente !

    Je ne suis pas mort. Pas totalement. Pas encore.

    Je ne veux pas mourir !

    Autre chose de plus dangereux m’anime désormais, La haine !

    En dehors d’Elle, je hais les humains. Ils m’ont tout pris. Après m’avoir tout donné en semant la graine qui devait faire de moi un bel arbre, ils m’ont tout repris. Ils m’ont condamné, détruit, parce que pour eux je n’étais qu’une chose sans âme. Juste un objet destiné à embellir leur décor. Lorsque que je suis devenu inutile et gênant à leur aune, il leur a semblé soudain urgent de se débarrasser de moi. Ils ne pouvaient même pas imaginer qu’ils me tuaient puisque pour eux je n’étais pas vivant.

    Désormais, par leur faute je suis incomplet, malade. Un grand blessé qui se remet péniblement de ses terribles meurtrissures. Un handicapé à vie. Je les hais si fort que ce sentiment destructeur brûle en moi comme un feu de forêt…Une haine vengeresse, violente, absolue.

    Je vais vivre pour leur faire payer ! Ma vengeance sera à la mesure du mal qu’ils m’ont fait. Pour l’heure je ne survis que par mes racines et par ce misérable moignon de tronc qui dépasse à peine de la terre mais une sève nouvelle coule en moi, virulente, acide comme la colère, bouillonnante comme la lave d’un volcan.

    Je suis l’Arbre en colère. Je suis tous les arbres qu’on mutile et qu’on tue de par le Monde. Je suis toutes les forêts qu’on incendie, qu’on déboise à tout va, qu’on massacre sans souci du lendemain. Et je crie vengeance !

    Je ne suis pas mort. Pas totalement. Pas encore.

    Je ne veux pas mourir !

    Je ne vais pas mourir et je vais la retrouver.


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  • Je m'y promène depuis peu et je regrette bien de ne pas l'avoir fait avant !

    Quel rapport avec ce roman que j'ai décidé de publier ici me direz-vous ?

    Eh bien beaucoup plus que je n'aurais pu le supposer avant d'aller voyager dans le petit monde de Luciole

    Outre le fait incontestable qu'elle écrit merveilleusement bien et que du coup, c'est un réel plaisir que de la lire, je viens de découvrir, ravie, qu'elle et moi nous avons un point commun : l'amour des arbres et à travers eux, l'amour de la nature tout entière !

    Ce que je viens de lire chez elle m'a fortement ébranlée, comme si un message m'avait été personnellement adressé et que je l'aie découvert à retardement, bien après avoir écrit ce conte intemporel !

    Vous comprendrez mieux en allant lire chez elle, si vous ne l'avez pas déjà fait, ces deux publications, qui rejoignent tellement mon propos, développé de façon romanesque dans "L'Arbre qui ne voulait pas mourir" :

    "Arbre je t'aime"

    "La langue verte des arbres"

    Merci Luciole, au nom de tous les arbres.

    ***

    Je suis un arbre

     

    Je suis un arbre. J’ai cent ans, j’ai cent-mille ans

    Car je suis tous les arbres de la nuit des temps

    En mes racines vit la mémoire des miens.

    Je voyage immobile par tous leurs chemins.

     

    Dans mes veines de bois coule ma sève folle.

    Ce sang que vous versez chaque fois qu’on immole

    Des arbres pour l’argent quelque part dans le monde,

    En mon être aussitôt, rugit, bouillonne et gronde.

     

    Je suis l’arbre en colère contre les humains

    Qui saccagent la terre en oubliant demain,

    Qui brûlent les forêts, bétonnent la nature,

    Prennent les océans pour des dépôts d’ordures.

     

    Je suis l’arbre qui pleure la mort des baleines

    En moi quelque fois hurle une impuissante haine.

    Je voudrais me lever et retenir vos bras

    Qui sèment trop souvent l’horreur et le trépas.

     

    Mais l’émotion m’étreint quand je vois un enfant

    Endormi à mon ombre, heureux et insouciant

    Quand le chat sur ma branche contemple la lune

    Dont la pâle clarté vaut toutes les fortunes.

     

    J’ai vieilli, j’ai souffert et je suis tout tordu

    Mon feuillage autrefois était certes plus dru,

    Mon tronc bien plus solide et plus verts mes branchages.

    J’ai résisté pourtant à des milliers d’orages,

     

    Aux mauvais coups de l’Homme, aux plus fortes tempêtes.

    Et jamais non jamais, je n’ai baissé la tête.

    C’est vrai, je suis usé, j’ai vécu si longtemps !

    Je ne suis qu’un vieil arbre mais je suis vivant.

     

    (Poème extrait du deuxième tome de : " L’Arbre qui ne voulait pas mourir)

     

     

     

     

     

     


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