• Insensible et besogneux, inlassablement le Temps s’égrène.

    Je pousse…

    Elle me regarde grandir avec amitié, humilité, envie aussi…Non, je n’extrapole pas ! Il ne s’agit pas là, de l’interprétation abusive et subjective d’un « arbrelet » amoureux. Je sais hélas mieux qu’elle ce qu’elle ressent !

    Comme ailleurs, dans leur petite maison la vie suit son petit bonhomme de chemin, sereine et calme en apparence. Aussi paisible en surface qu’une eau dormante sous laquelle, à l’abri des regards, grouillent une faune et une flore ignorées de tous.

    Il est souvent sur la route, sa profession de VRP multi cartes l’exige. En fait, depuis quelque temps, il multiplie les déplacements alors que rien ne l’y oblige réellement. Loin de chez lui, absorbé par son travail, il a moins de mal à supporter le terrible vide de sa vie, le non moins terrible et inexorable vide du ventre de sa femme.

    Seule, comme trop souvent, elle l’attend. Il ne veut pas qu’elle travaille. Il a besoin qu’elle soit là, belle et disponible quand il rentre. D’ailleurs, il a décrété que son salaire, très confortable, suffit largement à les faire vivre tous les deux. Chaque jour, dévorée d’inquiétude, elle se ronge les ongles en guettant son retour, affolée dès qu’il oublie de la prévenir d’un retard ou d’une absence plus longue que prévue.

    L’absence… De jour en jour c’est cela qui meuble sa vie. Seule l’affectueuse présence du chat en comble un peu la douloureuse vacuité.

    Elle n’a que de rares relations de voisinage qu’elle entretient plus par politesse que par goût. Le temps d’un café ou d’un thé, elle écoute d’une oreille distraite les bavardages potiniers de ses invitées sans y participer vraiment. Derrière les propos futiles et insipides ou les commérages de quartier, derrière le ton sirupeux de ces dames, elle ne devine que trop bien la curiosité malsaine et les questions informulées qu’elles se posent à son sujet :

    « Où donc est votre mari aujourd’hui ? »

    «  Ça ne vous gêne pas qu’il soit si souvent parti ? »

    « Quand allez-vous vous décider à avoir un bébé ? ».

    Ces  charmantes  femmes, toutes nanties de bambins morveux et turbulents, prises quasiment à plein temps – en dehors de la sacro sainte pause café – entre les couches, les devoirs, le ménage, la lessive et la popote, n’en ont plus guère pour se pomponner, aussi la jalousent-elles férocement pour sa bonne mine, sa chevelure blonde et parfumée, son teint de rose qui ne doit pourtant rien au maquillage, la sveltesse de sa taille et le chic de ses vêtements. Elles ignorent que leur hôtesse se moque éperdument de son allure et de sa mise. Elles sont totalement inconscientes du fait que seuls son charme et sa naturelle beauté, sa merveilleuse silhouette, lui confèrent cette élégance innée, non pas le contenu de sa garde-robes qui n’a rien que de très ordinaire.

    Tout miel et tout fiel, on sourit devant elle, on jase dans son dos.

    La rumeur insidieusement entretenue par ces chères amies, lui prête de nombreux amants.

    « Quand le chat n’est pas là, la souris danse ! »

    « Ben voyons ! Pourquoi elle se priverait cette bêcheuse ? »

    «  Pour sûr ! C’est une sacrée pimbêche ! Faut la voir se pavaner en ville ! Elle a que ça à faire tiens ! »

    « Pas de môme dans les pattes, elle a tout le temps pour frétiller du cul au nez de tous les mâles en rut du patelin ! »

    «  Elle a pas intérêt à tourner autour de nos hommes cette aguicheuse ! »

    Persiflent ces dames.

    Et bla bla bla ! Et bla bla bla ! Minaude-t-on en dégustant ses petits fours, tandis que dans le secret des cœurs on crève d’envie, on la fustige, on distille le venin qui tue !

    Pour les hommes, tous, qu’ils soient célibataires ou non, jeunes ou mûrs, elle est le fantasme classé X qu’ils se passent et se repassent sur l’écran pourpre de leurs rêves érotiques. Ceux qu’ils font en dormant comme ceux qu’ils entretiennent tout éveillés, grimpés sur leurs épouses ou sur leurs maîtresses qu’ils besognent en ahanant, l’esprit tout empli d’elle. Elle excite tellement leur libido qu’ils se disent même entre eux qu’elle serait capable de retourner un pédé ou de réveiller les ardeurs d’un vieillard agonisant.

    Quand elle se promène en ville, elle marche les yeux baissés pour ne plus voir ces regards qui la déshabillent ostensiblement. Elle croit entendre les pensées lubriques de certains braves pères de famille, tandis que leurs épouses furieuses les tirent discrètement par le bras en leur assénant à mi-voix de vigoureuses mises en garde.

    On pourrait lui pardonner sa solitude, sa stérilité, l’en plaindre même en affectant des mines de circonstance et un ton doucereux mais on ne peut lui pardonner ni sa grâce altière ni sa beauté sans artifice ni surtout le désir et l’envie qu’elle suscite malgré elle. Nul, homme ou femme, ne songe un instant à franchir la distance qu’elle met entre elle et les autres sans même s’en rendre compte.

    Celui ou celle qui oserait, découvrirait aussitôt que la rouerie et les turpitudes supposées de cette femme, tout ce dont on l’accuse sans preuves, tout ce qu’on clabaude à qui mieux-mieux à son sujet, tout cela n’est que calomnie.

    Alors qu’on la dit hautaine, provocante, hypocrite, garce, elle n’est que douceur et vulnérabilité. Sous le masque, elle est aussi fragile et limpide que l’eau d’une source cristalline qu’un rien peut troubler. Ces grands yeux d’azur, ce front haut et pur, n’abritent aucune noirceur. Cet air lointain qu’elle arbore si souvent et que l’on croit être de la fierté mal placée, n’est en fait que l’expression des tourments qu’elle ne parvient pas à cacher. Mais nul ne le devine sauf moi.

    Elle ne se confie à personne, pas même au chat qui demeure cependant le seul être vivant à qui elle parle pour meubler ses trop nombreux moments de solitude. Si elle vient parfois s’asseoir près de moi dans le jardin, elle n’a pas encore compris ce que je suis pour elle et ce qu’elle représente pour moi. Quand, appuyée contre moi, adossée à mon tronc rugueux, elle ressasse de sombres pensées, elle est à cent lieues d’imaginer combien sa tristesse me torture, combien ses pleurs coulent en moi, instillant en mon âme leur mortel poison.

    Je lance en vain vers elle des signaux qu’elle ne capte pas. Chaque jour qui passe, elle s’enferme d’avantage en elle-même.

    Je désespère.

    Pourrai-je jamais la joindre, fusionner avec son esprit opacifié par les soucis ? Elle demeure sourde à mes constants appels. Murée dans ses tourments, elle refoule sa nature profonde et ses capacités de perception.

    - Mon Dieu, écoute ma prière ! Quelqu’un m’aimera-t-il enfin pour ce que je suis ? Implore-t-elle.

    « Touche- moi ! » Lui dis-je. Mais elle ne m’entend pas.

    « Touche-moi vraiment et tu sentiras les pulsations désordonnées d’un cœur qui ne bat que pour toi ! » Mais ces battements fous, elle ne les entend pas.

     

     

     


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  • Comme je l’ai déjà dit, j’aime voyager par l’esprit. Ainsi, je vagabonde au gré des mondes, au gré du temps, sans la moindre fatigue ni aucun autre des désagréments que subissent ceux qui se déplacent réellement.

    Pas de lourds bagages, pas d’horaires à respecter, pas de files d’attente dans les gares ou les aéroports, pas de courses effrénées pour attraper un train ou un avion. Pas de mal des transports ni de décalage horaire. Pas de révisions de véhicule, de bouchons interminables, de pannes impromptues. Pas de risque d’accidents de toutes sortes…

    En revanche et sans conteste, je puis affirmer que je déteste l’automobile, même si c’est ma première expérience en la matière. Et, fort heureusement d’ailleurs, la dernière de toute évidence. Cet engin de malheur, à mes yeux en tout cas, a tous les défauts : ça pue, ça va trop vite, ça secoue et c’est inconfortable. J’ai bien cru que ce supplice n’aurait pas de fin. Mon cœur me faisait mal, j’étais bringuebalé dans tous les sens, tressautant au moindre cahot.

    Je me sentais si malheureux, si misérable, si solitaire que j’en suis presque arrivé à regretter mes frères et ma prison. Pour couronner le tout, quand nous sommes enfin parvenus à destination, j’ai cru mourir de dégoût en découvrant l’endroit où j’allais vivre.

    Dieu que c’est laid ! Où sont donc les jardins auxquels j’aspire ? C’est encore pire que ce que j’ai lu dans sa tête ! Soudain j’ai peur de n’être pas capable de supporter le sort qui m’attend. Grandir en ce funeste lieu, au milieu de ces murs roses…Le pourrai-je ? Encore faudrait-il que je puisse m’y acclimater ! Mais j’y suis contraint hélas ! Le sort en est jeté car tout retour en arrière m’est désormais interdit. Du moins serai-je auprès d’Elle.

    J’ai à peine le temps de me remettre du choc qui vient de m’ébranler qu’ils me déchargent de la voiture abhorrée et me transportent dans un endroit plus horrible encore, nauséabond, sombre, poussiéreux et froid, lequel, d’après les relents infects qui y stagnent, sert de logement à leur odieux véhicule. Ils m’y abandonnent. La tête me tourne, mes pieds endoloris ne me laissent aucun répit. Je me sens malade à crever, fait comme un rat. Ce premier jour de liberté commence bien mal. Je crois entendre les rires moqueurs des autres là-bas :

    « Petite nature va ! Tu la voulais ta liberté, tu l’as, alors cesse tes jérémiades ! »

    En contrepoint de ces lointaines pensées, sa voix me parvient, douce et rassurante au fond de ma noire prison, brisant un peu la solitude de mon provisoire exil. Elle parle de moi à son compagnon. Elle craint, lui dit-elle, de me laisser trop longtemps dans l’obscurité.

    - On va le planter tout de suite ! Décide-t-elle.

    La porte s’ouvre, la lumière entre à flots, m’éblouit mais plus encore que la lumière, c’est Elle qui m’éblouit et me subjugue. Je me perds dans la contemplation de cette enchanteresse. Le seul autre habitant de la maison, en dehors du mari bien sûr, vient me renifler avec circonspection puis, rassuré, se frotte contre le conteneur en plastique noir qui retient encore mes pieds douloureux. Le gros chat, borgne de l’œil gauche, pousse un miaulement plaintif et compatissant, sensible à ma détresse. La tête penchée, les oreilles frémissantes, à l’écoute, il s’assied près de moi et me ronronne des pensées réconfortantes.

    Pendant que nous faisions connaissance, le maître de maison est venu puis reparti, emportant au jardin les sacs de terreau qui vont me nourrir et les outils pour creuser le sol.

    Elle est là, penchée sur moi. Sa main légère lissant mon feuillage, elle murmure :

    - Enfin !

    Est-ce pour elle-même ou pour le chat qui tend la tête, quêtant une caresse ? À moins que ce ne soit pour moi, car elle répète en soupirant :

    - Enfin, ça y est ! Tu dois mourir de soif toi ! Tu en as sûrement assez d’être confiné dans le noir ! Ne t’inquiète- pas petit arbre, tu vas bientôt pouvoir respirer tout à ton aise !

    Une main rude se pose sur son épaule. Elle sursaute ! Elle ne l’a pas entendu revenir.

    - Ça va pas la tête ! Tu parles toute seule maintenant !

    - Mais non ! Je parle à mon arbre.

    - Décidément, tu es folle ! Quand ce n’est pas au chat que tu causes, c’est à tes plantes ! Et maintenant, à un arbre ! C’est le pompon !

    - Je te parle aussi chéri ! Essaie-t-elle de plaisanter.

    - Pas souvent ! Rétorque-t-il acerbe, insensible à sa tentative d’humour.

    - C’est que tu n’es pas souvent là et quand tu y es, tu ne m’écoutes pas, tu as toujours autre chose à faire !

    - Tu ne vas pas recommencer ! J’en ai ma claque de tes sempiternelles récriminations !

    Et voilà ! Il a suffi d’une broutille. La colère est là. Elle s’est levée comme un coup de vent ! Elle en a la nausée. Elle essuie furtivement une larme. Elle ne pleurera pas. Pas cette fois !

    Cela fait à peine deux ans qu’ils sont mariés que déjà, hélas, la joyeuse euphorie des premiers temps de leur union, n’est plus qu’un lointain souvenir. Depuis trois ou quatre mois, elle ne sait plus exactement, les disputes surgissent comme ça, sans crier gare et se font de plus en plus fréquentes. Elle sait pourquoi. Lui aussi. Il la prend dans ses bras, honteux de s’être une fois de plus emporté contre elle.

    - Pardonne-moi chérie ! Tu sais comme je suis !

    - Je sais !

    - Quand je t’aurai fait une flopée de gosses, tu n’auras plus besoin de parler aux choses ni à ton chat.

    Elle ne lui dira pas qu’un arbre n’est pas une chose ni que son chat est parfois plus compréhensif que lui ! Elle ne lui dira pas qu’il est illusoire d’espérer, que les miracles n’existent pas, qu’à cause d’elle rien n’est possible. Il n’accepterait pas et continuerait à faire semblant de croire que les spécialistes sont des ânes comme il dit et qu’ils se trompent sur toutes la ligne !

    Comment ? Sa femme, si merveilleuse, si voluptueuse, aux hanches si pleines, aux seins si ronds, si parfaitement faite pour enfanter en serait incapable ? Non ! La nature n’aurait pas commis une telle bévue, lui refusant du même coup les joies ineffables de la paternité ! C’est inacceptable, impensable, inique !

    Elle devine sans mal le cheminement de ses pensées. Elle ne ranimera pas la querelle qui les oppose régulièrement depuis qu’un médecin lui a annoncé la terrible nouvelle et prononcé le mot fatal et cruel entre tous : stérile ! Elle est stérile. C’est irrévocable.

    Blottie entre ses bras, elle le laisse tenter de consoler l’inconsolable et continuer à croire en l’impossible. Elle est lâche. Ces perpétuels affrontements la minent. Ils sont aussi stériles que l’est son ventre, aussi dangereux que le plus mortel des poisons. Ils enveniment peu à peu leur relation, faisant d’eux des ennemis non déclarés. Elle craint plus que tout qu’il ne se lasse d’elle et ne la quitte pour une femme féconde. Elle lui tait le chagrin qui la ronge à la seule idée que jamais elle ne connaîtra l’infini bonheur de tenir leur enfant au creux de ses bras. Elle n’ose plus parler d’adoption. L’unique fois où elle a évoqué cette possibilité devant lui, il est entré dans une telle rage qu’elle en est restée meurtrie des jours entiers et des nuits sans fin. C’est presque haineux qu’il a décrété :

    - C’est hors de question ! Je ne veux pas d’un bâtard inconnu ! Si un jour j’ai un enfant, c’est parce que je l’aurai fait ! Si ce n’est pas à toi, ce sera à une autre mais il sera de moi, tu entends ! De moi !

    Et il a quitté la maison en claquant violemment la porte derrière lui et sur son espoir d’être mère ne serait-ce que de substitution. Elle l’a attendu, folle d’inquiétude et de chagrin. Il est rentré très tard, ivre mort et bourrelé de remords. Pathétique, il s’est jeté à ses pieds pour implorer son pardon en pleurant des larmes d’ivrogne. Il puait l’alcool et le parfum bon marché. Elle ne l’avait jamais vu dans cet état !

    Pour l’heure, l’orage est passé ne laissant en elle comme d’habitude que ruine et désolation. Lui a déjà tout oublié. Il me soulève sans ménagement et traverse la maison, le chat sur les talons.

    - Allez ma belle ! Tu viens, on va le planter ton arbre ! Pauvre petit qui s’ennuyait tout seul dans le noir !

    Comme les autres fois, elle lui a pardonné et elle ne s’offusquera pas de ses moqueries. Depuis quelque temps, elle a appris à garder secrètes la plupart de ses émotions. Elle sait que toute réaction excessive ne ferait que raviver cette colère latente qui n’est que trop prompte à surgir à la moindre étincelle. Elle le suit réprimant un soupir qui ressemblerait trop à un sanglot. Sauver les apparences pour sauver un amour à la dérive, voilà tout ce qui lui importe aujourd’hui.

    Planter un arbre lui apparaît soudain comme un acte essentiel, un symbole d’espoir. C’est peut-être le signe qu’elle attend, le message qu’elle seule peut décrypter, l’annonce d’un possible miracle, celui de l’enfant qu’elle verra un jour grandir comme grandira cet arbrisseau au cœur de son jardin. Elle ne sait d’où lui vient cette idée soudaine, telle une étrange prémonition à laquelle elle s’accroche comme à une bouée de sauvetage…

    C’est d’un pas plus alerte, comme libérée du poids de ses tourments, qu’elle se dirige vers le lieu où m’attend ma destinée.

    Lui est en train de creuser le trou qui doit m’accueillir. C’est à coups de pioche violents et rageurs qu’à son tour il se libère de ses propres tourments et de la hargne qui l’habite. Il se dit qu’il est là comme un idiot à planter un arbrisseau chétif, alors qu’il devrait plutôt planter un marmot dans le ventre de sa femme. Il n’a qu’une envie, urgente soudain, celle de tout lâcher et de l’entraîner séance tenante dans leur chambre sur leur grand lit conjugal pour lui faire l’amour jusqu’à ce qu’elle crie grâce ! Il finira bien par la mettre enceinte ! Il se le jure ! Ce n’est que de cette façon qu’il chassera de son regard l’infinie tristesse qu’elle s’évertue à vouloir lui masquer sans jamais y réussir totalement.

    Peut-être qu’alors il parviendra à extirper de son propre cœur cette maudite colère qui y croît comme du chiendent, l’étouffant chaque jour un peu plus. Ce petit qu’il se promet de lui faire, c’est la seule chance de survie de leur couple, il le sait. Il est sûr qu’elle se trompe et qu’ils en auront un. Il leur suffit d’être patients, lui surtout ! Ils sont encore jeunes après tout, ils ont tout le temps !

    Côte à côte dans le petit jardin qui va devenir ma demeure, ils sont pourtant séparés par un mur bien plus haut que celui, hideux et rose, qui bouche leur horizon. Ce qui les sépare c’est ce qu’ils gardent au fond d’eux-mêmes, refusant de le partager avec l’autre.

    Ils vivent ensemble. Ils mangent, dorment, se réveillent ensemble. Ils unissent leurs corps mais se ferment leurs esprits, leurs cœurs et le silence des non-dits creuse entre eux un fossé bien plus profond que le trou qu’ils réservent à mes racines…

    Moi, l’arbrisseau insignifiant et chétif comme il pense, je ressens tout cela avec une si terrible acuité que j’en tremble comme à l’approche d’une violente secousse tellurique. Car c’est bien un séisme d’une ampleur inouïe qui se prépare entre ces deux êtres obstinés. Un séisme qui risque de détruire leur vie. Et la mienne par extension !

    Aujourd’hui, en prenant pied dans leur microcosme, au milieu de leur jardin, je fais du même coup partie intégrante de cette vie qu’ils mettent en péril et qu’à tort ils croient n’être que la leur.

    Tout à la découverte des tourments intérieurs des humains qui m’ont choisi comme exutoire à leurs manques, j’en ai presque oublié le bonheur qui m’échoit. Couché sur le sol, libéré de l’horrible conteneur noir, je hume avec délices les odeurs de mon nouveau royaume : celle de l’herbe fraîchement coupée sur laquelle je repose, celle de la terre mélangée au terreau riche et noir dont il jette quelques pelletées dans le trou qui va bientôt me recevoir…Ces senteurs si naturelles chatouillent plus qu’agréablement toutes mes terminaisons olfactives largement déployées. Puis il verse là-dessus une bonne quantité d’eau fraîche…Humm ! Déjà mes racines s’étirent de plaisir anticipé !

    Et moi, je soupire d’aise. Je respire enfin ! Je vais vivre ! Pousser auprès de celle qui m’a conquis sans le savoir encore et qui est devenue le centre de mon univers en quelques secondes couleur d’éternité. Je me sens plein d’audace. Ma sève gronde pour elle. Je l’aiderai. Je ne sais pas encore comment mais je trouverai le moyen d’être son ami, son confident. Je parviendrai à lui faire  savoir combien elle compte pour moi. Et surtout à quel point elle peut compter sur moi ! Coûte que coûte, un jour viendra où elle comprendra qui je suis et ce qu’elle est pour moi !

    Comme le symbole d’un bonheur encore possible, c’est de leurs mains jointes qu’ils me redressent et me déposent bien d’aplomb dans le trou gorgé d’eau puis qu’ils poussent la terre sur mes pieds, carcan bien plus doux que celui de plastique qui les emprisonnait ! C’est ensemble qu’ils laissent échapper un soupir de soulagement dont ils hésitent à définir la raison. Un soupir qui fait écho au mien, à cela près que moi au moins, j’en connais le pourquoi. Si je suis si heureux aujourd’hui, c’est parce qu’enfin je suis libre !

    Libre ! Curieux paradoxe que celui des créatures végétales qui ne se sentent vraiment libres que lorsque leurs pieds plongés dans le sol les y immobilisent à jamais.

    Seules les plantes d’intérieur, véritables végétaux domestiques sont tenues de par leur nature même, de suivre leurs maîtres. Elles demeurent prisonnières jusqu’à la mort dans des pots minuscules ou au mieux en compagnie de leurs sœurs, dans des jardinières communes que l’on expose dehors ou que l’on accroche aux balcons. À ces misérables recluses, il suffit parfois d’un déménagement pour mourir faute d’avoir pu s’acclimater à leur nouvel environnement. Celles qui survivent n’en sont pas moins malheureuses comme le sont les lions arrachés à leur savane, exilés dans ces camps que les humains appellent des zoos. Notre savane à nous les arbres c’est, où qu’il se trouve, le coin de terre dans lequel nos racines s’enfoncent avant de s’y étaler et d’y galoper follement à l’insu du regard des Hommes. C’est là qu’ils puisent la nourriture qui les fait grandir en surface et les fait s’élancer vers le ciel pour tenter de l’atteindre.

    Non, la terre n’est pas une prison pour moi et ce petit jardin clos, serré entre deux murs et deux haies bordés de fleurs, est pourtant à mes yeux, digne du jardin d’Éden. Pour dire la vérité, ma seule prison désormais, c’est l’amour insensé que je porte à cette divine humaine dont le cœur bat pour un de ses semblables.

    Elle l’aime mais déjà en elle sonne le glas d’un amour qu’elle pressent condamné. Dans son subconscient, les racines de cette certitude inavouable et inavouée se développent aussi sûrement que vont à présent le faire les miennes.

    - Alors chérie, tu es contente ? Lui demande-t-il en admirant son œuvre.

    - Oui mon cœur, murmure-t-elle. Très heureuse ! Ajoute-t-elle, désireuse de donner à cet aveu une conviction qu’elle n’est pas sûre d’éprouver mais dont elle souhaite ardemment le convaincre à défaut d’y croire elle-même.

    - Viens ma belle ! Laissons le pousser ! Il n’a plus besoin de nous maintenant ! Déclare-t-il en l’entraînant à l’intérieur de la maison puis jusqu’à leur chambre.

    Là, à force de caresses et baisers, planté en elle comme il vient de me planter dans le sol, il tente de lui faire oublier pour un instant au moins ses chagrins et ses peurs.

    À travers cette étreinte presque désespérée, il exprime inconsciemment les sentiments totalement contradictoires qu’il éprouve pour elle, faits d’amour et de haine à parts égales. C’est avec ce mélange détonnant de tendresse et de rejet, qu’il la laboure à présent à grands coups de reins. Il ne sait plus si c’est pour la meurtrir ou pour la chérir.

    Qu’importe !

     


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  •                                        

    Les jours se sont succédé…Ô l’insupportable lenteur du temps qui passe !

    Elle n’est pas revenue. Je désespère de la revoir jamais.

    Les autres se sont lassés. Les lazzis ont cessé.

    Certains d’entre nous sont partis vers des cieux plus cléments. Les malades ont été sacrifiés ou vendus à prix sacrifiés pour les moins atteints. Je suis toujours là ! Quand une autre main que la sienne me touche, je me crispe. Je rétracte mes branches et mes racines se tordent d’angoisse. Je tremble d’appréhension qu’une autre qu’Elle ne me choisisse et ne m’emporte. Je guette son pas, sa voix, son parfum inoubliable. Je ne sens plus ni la pluie ni le vent ni le soleil. Indifférent à tout, je me laisse aller. Si Elle ne revient pas, je vais mourir et je finirai sur le bûcher. Qu’importe, sans elle, déjà je me consume !

    Non ! Ce n’est pas vrai ! Je ne veux pas mourir !

     

    Soudain, je frémis et je tremble tout comme la première fois. Elle est là de nouveau, avec cet homme qu’elle appelle chéri, son mari !

    Ils ont cherché ailleurs et n’ont pas trouvé. Ils espèrent que cette fois sera la bonne. Pour elle c’est certain, saule ou pas, elle ne repartira pas sans son arbre. Rien ni personne ne pourra la faire changer d’avis. C’est aujourd’hui ou jamais ! Le mur au fond de son jardin est devenu peu à peu hideuse muraille qu’elle ne peut plus voir en peinture. Ce rose infâme lui donne envie de vomir !

    - D’accord chérie ! Tu vas l’avoir ton arbre, c’est promis !

    Elle file sans l’attendre vers le parterre des saules.

    - Il en reste quelques uns, lui a dit le vendeur. Du moins y en avait-il encore ce matin.

    Elle marche devant son mari, pressée. Ses pieds divins martèlent impatiemment le sol dallé de la Jardinerie. Elle passe près de moi, me frôle une fois encore sans me voir… Non ! Elle se ravise, revient sur ses pas, s’arrête…

    - Viens voir chéri, ils sont beaux ceux-là ! C’est quoi ?

    Elle se penche vers moi, déchiffre mon nom sur l’étiquette et le prix à payer pour ma liberté.

    - Tu as vu, c’est chouette comme arbre ! Et pas si cher que ça !

    Il regarde vite, pas vraiment intéressé et l’entraîne loin de moi.

    - Allez, on y va ! Si tu t’arrêtes à tout bout de champ, on ne s’en sortira jamais ! Viens !

    - J’arrive, j’arrive ! Tu sais chéri, juste au cas où…En deuxième choix bien sûr ! J’aime bien ce genre -là aussi !

    - On verra. Le vendeur a dit qu’il y a des saules nains cette fois, alors on s’en tient à ce qu’on a décidé !

    Une boule d’angoisse grossit au fond de mes entrailles. Ça ne sera pas encore pour cette fois. En mon for intérieur je hurle d’impuissance et de frustration. Maudits saules, maudit bonhomme ! Dire qu’en elle mûrissait l’idée de changer d’avis et que c’est sur moi qu’elle se penchait, intéressée ! J’ai envie de crier :

    - Ne cherchez plus ! Prenez-moi ! Je suis celui qu’il vous faut !

     

    Ils sont à l’autre bout de la jardinerie. Je capte intensément les sentiments contradictoires qui les agitent. Lui est très déçu, elle à peine ! Le dernier saule nain vient de trouver acquéreur juste sous leur nez. À quelques secondes près, ils auraient pu l’avoir.

    - C’est ta faute aussi, ronchonne-t-il vindicatif. Toujours à traînasser. Si tu ne t’étais pas arrêtée tout à l’heure, il aurait été à nous !

    Il est furieux, vexé, irrité plus que de raison. Son air renfrogné devrait la rebuter, voire l’inquiéter. Elle sourit cependant, presque satisfaite même d’avoir été devancée par ce charmant vieux monsieur aux cheveux blancs et à l’air très doux qui vient de partir avec l’objet de leur convoitise.

    - Chéri, c’est ridicule ! Tu ne vas pas en faire une maladie tout de même ! On va acheter autre chose, c’est tout !

    - On avait dit un saule pleureur nain ! S’entête-t-il boudeur, énervé, pire contrarié par la bonne humeur et la résignation suspectes de sa femme.

    - On avait dit, on avait dit ! Je me fiche de ce qu’on avait dit ! Moi, je veux un arbre et n’importe lequel fera l’affaire ! Tu as promis !

    - On pourrait attendre encore un peu. Dans quelques jours, peut-être… Insiste-t-il têtu.

    - Ah non ! Tu ne vas pas te débiner ! Chose promise, chose due. Je veux planter un arbre au milieu de mon jardin et je veux le faire aujourd’hui !

    Il est bien obligé de la suivre tandis qu’elle revient vers moi comme une flèche.

    Elle est décidée à réaliser ce rêve qu’elle entretient depuis qu’ils ont emménagé dans cette résidence pavillonnaire sans âme. Une de ces nombreuses cités-dortoirs qui poussent comme des champignons un peu partout. Celle-ci comme tant d’autres, véritable petite ville dans la ville, est issue des plans d’un architecte sans imagination, au service d’un promoteur immobilier rapace dont le seul but était de remplir l’espace de maisons uniformes. Un maximum de maisons afin d’y caser un maximum de gens. Surtout une occasion juteuse de se faire un maximum de fric !

    Il n’y a que très peu d’arbres là-bas. Très peu de verdure en fait ! Quelques parterres de fleurs, quelques parcelles de gazon, quelques arbustes rachitiques qui ne parviennent pas à masquer la laideur des murs rose sale et des toits gris ardoise. Les pavillons, tous semblables, sont alignés strictement, comme au garde à vous, le long des trottoirs bien propres qui bordent les rues macadamisées. Le lopin de terre exigu dont ils bénéficient est cependant l’un des plus grands. Elle en a fait son jardin fleuri, son coin de paradis personnel dans l’univers de béton qui la cerne. Un univers-prison concrétisé par le haut pignon sans fenêtre de la maison qui clôt un bout de sa minuscule propriété, à la distance réglementaire autorisée au centimètre près de sa haie de verdure. C’est toute cette laideur rose qu’elle veut cacher en plantant un arbre.

    Ce sera aujourd’hui ! C’est maintenant !

    Elle est là. Si près de moi que je pourrais la toucher si j’avais des mains. Je m’enivre de sa présence, de son parfum. Elle se penche…

    - Finalement, j’aime assez ceux-là ! Assure-t-elle.

    Il est prêt à partir. Elle le retient par la manche.

    - Regarde ce vert superbe ! Il n’est pas ordinaire, tu ne trouves pas ?

    - Vert, c’est vert ! Bougonne-t-il, pas convaincu.

    - Ah non ! Il y a des tas de nuances. Celui-là tire légèrement sur le bleu.

    - Bof ! Marmonne-t-il, têtu.

    - Tu as promis, rappelle-toi ! Alors cesse de bouder et aide moi plutôt à choisir.

    - Bon, d’accord ! Mais dépêche-toi si tu veux qu’on le plante aujourd’hui.

    Ils refont un tour, examinent, jaugent… Elle prend son temps, ce sera le plus beau ou rien.

    - Alors ? Tu te décides ? On ne va pas y passer la nuit tout de même ? S’énerve-t-il.

    - J’en veux un qui soit droit et bien feuillu.

    - Ils sont tous pareils ! Allez, active !

    Déjà, il s’éloigne en continuant à maugréer contre ces « bonnes femmes capricieuses qui changent d’avis plus vite qu’elle ne changent de petite culotte ! » Il a horreur de perdre son temps mais plus que tout, il déteste être manipulé, contraint de céder juste pour avoir la paix.

    Elle a effectué un tour complet et se retrouve devant moi, elle m’observe attentivement, caresse mes branches… C’est doux ! Et si bon ! À nouveau, je frémis.

    - En fin de compte, c’est celui-là le mieux, il a belle allure ! Et en plus, c’est le premier que j’aie vu. Eh, chéri, ça y est j’ai choisi ! Je le prends !

    - Pas trop tôt ! Embarqué, c’est pesé ! On y va ! Conclut l’homme fatigué, au bord de la colère.

    J’ai du mal à croire en ma bonne fortune. Je ne commence à réaliser ce qui m’arrive que lorsqu’ils me séparent des autres…Je suis soulevé, posé sur un caddie, emporté, payé, installé de guingois à l’arrière de leur voiture…

    Tout s’est passé si vite que j’en suis étourdi, quasi anesthésié et cependant, tout au fond de moi, fou de joie.

    Nous partons…Je pars. Enfin !

    Je lance un dernier cri silencieux vers mes frères encore captifs dans la jardinerie. Un cri de joie, un cri de victoire, un cri d’adieu !

     

    [A suivre]                                                                       

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  • La complainte de l’arbrisseau

    Je veux un coin de terre,

    Un jardin rien qu’à moi,

    Un trou pour mes racines,

    De l’eau pour m’abreuver !

     

    Ici, je désespère,

    En moi grandit l’effroi

    Et l’angoisse me mine

    De mourir prisonnier !

     

    J’attends comme mes frères

    Le client idéal

    Qui rêve de planter

    Un arbre en son jardin.

     

    Qu’il vienne et me libère

    De ce carcan fatal !

    Je voudrais voyager

    Car tel est mon destin. 

     

    Galoper sous la terre,

    Vers le ciel m’élancer,

    Écouter les messages

    Que m’apporte le vent,

     

    Découvrir les mystères

    Du Monde, sans bouger.

    Ainsi l’arbre voyage :

    Immobile, en rêvant.

    A-M Lejeune

     

    L’Arbre

     

    C’est le printemps. Dans la Jardinerie, à la périphérie de la grande ville, on respire mal. Trop de monde, trop de bruit. Ça braille et ça piaille si fort que c’est à peine si j’entends encore le chant des oiseaux et les soupirs du vent.

    Il faut dire que nous autres végétaux - les arbres surtout - nous avons l’ouïe ultra sensible, si fine que le langage des humains devient vite pour nous une véritable cacophonie. S’il n’y avait que cela ! Mais en plus, ils pensent ! Et ce magma fluctuant en perpétuelle fusion que nous percevons nous est plus bruyant encore que leurs paroles ! Hélas ! Il nous faut bien les supporter puisque d’eux dépend notre survie. Surtout ici. Sans eux nous risquons de demeurer prisonniers de ce goulag, traîtreusement dissimulé sous le joli nom de Jardinerie. Dans cette grande surface consacrée au jardinage et au plein air, on nous retient entravés dans des pots en plastique, esclaves condamnés à être vendus ou à mourir.

    Comme les autres, j’attends !

    Mes racines me font mal. Comprimées dans une motte de terre ridiculement petite, emprisonnées dans un récipient trop étroit, elles me brûlent tant elles aspirent à s’étendre confortablement.

    Je suis jeune encore. Mon tronc est grêle, mes branches fragiles. Je rêve de grandir, de laisser courir librement mes pieds dans les profondeurs accueillantes de la terre nourricière. Je rêve d’élever ma tête vers les hauteurs infinies du ciel.

    Près de moi, docilement alignés, mes frères aussi frémissent d’impatience et pleurent en silence, taisant aux humains qui bavassent l’intolérable douleur de leurs pieds entravés.

    Comme moi, ils végètent en attendant de vivre.

    Comme moi, ils tendent vers les chalands la verdeur de leurs bras enjôleurs. Ils aguichent, fanfaronnent, frôlent savamment, prennent la pose avantageuse. Les troncs un peu tors se redressent un instant. Les branches fatiguées secouent leur torpeur. Les feuilles ternes se refont une beauté, leur verni ravivé par les arrosages réguliers qui nous sont prodigués quotidiennement.

    Ceux d’entre nous dont la pendante mollesse et le teint fané n’attirent que des regards apitoyés ou méprisants et de cruels qualificatifs du style : tordus, rabougris, moches ou pire, malades, ceux-là sont condamnés impitoyablement. Un jour ou l’autre, ils seront arrachés et jetés au fumier ou transformés en bûcher et réduits en cendres. Certes, ils nourriront la terre mais ils seront morts !

    Moi je veux vivre ! Je veux que l’on me plante, que l’on me regarde pousser en s’extasiant à chaque printemps de la vigueur de mes repousses. Je veux grandir, grossir, m’enfoncer dans la terre, m’élancer vers l’azur ! Pour cela, je dois d’abord quitter ma prison dorée. M’évader ! Pour cela, il faut que quelqu’un me choisisse et paie le prix de ma liberté puis m’emmène enfin loin d’ici.

    J’étouffe, j’ai peur, je ne veux pas mourir !

    Je suis un arbre. Enfin, tout au plus un arbrisseau à l’aube de sa vie pour dire la vérité. Peu importe le nom écrit sur l’étiquette attachée à l’une de mes branches, je suis un arbre ! Ma place n’est pas ici. J’ai besoin d’espace et d’air pur pour m’épanouir pleinement. Je rêve d’un grand trou, profond et confortable, empli de bonne terre pour y étaler mes racines douloureuses.

    Il y a bien quelque part un être humain qui comprendra d’instinct en me voyant que je suis son arbre. Exactement celui qu’il lui faut pour embellir le triste horizon de son univers de béton, une promesse de vigueur, un avenir de verdure éternellement renouvelée. J’habillerai son jardin trop vide, je l’égayerai du chant des oiseaux qui nicheront dans mes branches. Il existe sûrement celui qui ne se contentera pas de me toucher distraitement sans même m’octroyer un vrai regard, sans se douter que l’indifférence, la main qui se retire, les pas qui s’éloignent, c’est chaque fois l’incommensurable douleur de millions d’espoirs déçus. Je suis aux aguets, j’écoute. Je respire l’ambiance. Je capte les pensées des acheteurs potentiels. Je trie, écartant d’office ceux qui ne viennent que pour les plantes ou les fleurs, ignorant purement et simplement les promeneurs du dimanche qui ne sont venus que pour passer le temps. Seuls m’intéressent ceux qui veulent un arbre.

    Soudain, je frémis et je tremble d’excitation dans mon minable bout de terre. Mes racines atrophiées s’étirent désespérément…

    Elle est là avec son compagnon…Elle veut un arbre pour son jardin. C’est un désir si puissant qu’il ne souffre aucun délai ! Elle ne veut plus voir cet affreux mur au fond qui barre son horizon, qui l’enferme et l’oppresse. Elle veut de la verdure, de la vie, de la beauté pour cacher toute cette laideur ! Elle hésite encore et ça agace l’homme.

    - On avait dit un saule pleureur nain ! Rappelle-t-il.

    - C’est vrai, acquiesce-t-elle, mais regarde, les cèdres bleus sont si beaux !

    - Chers surtout ! Sois raisonnable, viens !

    Résignée, elle le suit.

    - D’accord chéri, on y va ! Après tout, tu as raison, comme toujours ! Un saule pleureur nain, c’est idéal comme parasol !

    Ils sont passés devant moi sans me voir. Ils sont déjà partis. Leurs pas s’éloignent et je suis si mortifié que leurs pensées m’échappent. Je n’entends plus rien, je suis devenu aveugle à tout ce qui m’entoure. Seul un parfum léger flotte encore autour de moi, enivrant témoignage du passage éclair de la divine inconnue…

    Je pleure.

    Elle veut un arbre, moi c’est Elle que je veux !

    Quand elle m’a frôlé, déesse indifférente et belle, ma sève s’est mise à bouillir. Elle a fusé dans mon corps de la plus vigoureuse branche à la plus infime radicelle. J’aurais voulu m’arracher du conteneur et courir derrière elle, la rattraper.

    Lui dire…

    Pauvre idiot d’arbre que je suis ! Qu’aurais-je pu lui dire ? Que je crève de jalousie parce qu’elle ne m’a pas regardé et qu’elle me préfère un misérable saule nain ? Que je les hais soudain ces maudits arbres ? Que dès que je l’ai aperçue…

    Foutaises !

    La journée s’étire, interminable ! Les piétinements incessants m’irritent et me fatiguent. Je me sens moche, minable et résigné. Demain…Peut-être…Quelqu’un d’autre…

    Non ! Pourquoi me leurrer ? Ce sera Elle ou personne ! Elle me manque déjà plus que mon jeune cœur d’arbre ne saurait l’exprimer.

     

    Le soir est venu. Dans la jardinerie silencieuse où tout semble endormi, un bruissement s’élève, enfle…La rumeur circule.

    Je le savais. Ici, rien ne demeure secret bien longtemps. Mes vibrations émotionnelles, si fortes et soudaines, si incongrues, ont été perçues, analysées, discutées par toute la végétation empotée. Fleurs et plantes, arbustes et buissons, chacun y va de son commentaire :

    - Pauvre cloche ! Qu’est-ce que tu t’imaginais hein ? Qu’elle allait se pâmer à tes pieds peut-être ?

    - Non mais ! Tu t’es bien regardé nabot ?

    - On aura tout vu ! Un abîme de connerie végétale !

    - Pleure pas petit ! Tu l’auras un jour ton bout de jardin !

    - Eh ! Réfléchis ! Elle a peut-être un chien ? Il t’aurait pissé dessus !

    - Quelle idée extravagante pour un arbre que de s’amouracher d’une humaine ! Tu es devenu fou gamin !

    Choqués, abasourdis, indignés, moqueurs ou compatissants, d’un unanime cri ils condamnent cet amour naissant qu’ils jugent contre-nature.

    De cette cascade de sarcasmes, je n’ai presque rien entendu. Seule la réflexion désabusée d’un énorme rhododendron croulant de fleurs pourpres, planté là pour le décorum et qui ne rêve cependant que de changer d’horizon, retient mon attention et me console quelque peu :

    - Il n’y avait pas de saules. Ils sont repartis sans rien. Elle était très contrariée. Sûr qu’elle le voulait son arbre ! Fallait l’entendre !

    Je reprends espoir. La sève à nouveau circule calmement dans mes veines. Ils reviendront. Elle veut un arbre, elle me voudra. Il faut que ce soit moi ! Il faut qu’elle me veuille comme je la veux !

    Elle…

    Je n’entends plus les moqueries stupides des hôtes de la Jardinerie. Je suis tout à mon rêve de liberté. Tout entier à mon inavouable fantasme…Foudroyé !

    Cette humaine dont les pieds au contraire des miens ne sont pas prisonniers de la terre et se meuvent sans contrainte, cette femme à la silhouette élancée, aux membres déliés, à la longue chevelure couleur de soleil, cette merveilleuse créature au sang rouge et chaud qui est la sève des Hommes et de la plupart des Animaux, cette femme, que dis-je ? Cette déesse, m’a touché en plein cœur. Mais je ne suis qu’un arbre, un tout petit arbre amoureux. Comment une humaine pourrait-elle me comprendre ? Pourtant, celle-là n’est pas tout à fait comme les autres.

    Très peu d’humains sont enclins à penser que les Végétaux vivent, de façon différente évidemment mais qu’ils vivent cependant au même titre qu’eux ou la gent animale. Et quand je dis vivre, je ne parle pas de simplement pousser ! Déjà qu’ils n’accordent aux bêtes - comme ils les appellent péjorativement - que l’instinct. Pas d’intelligence bien sûr ! Et naturellement, pas d’avantage de sentiments ! Alors par quel miracle pourraient-ils imaginer un seul instant tout le potentiel des créatures du monde végétal ? Pourtant, les fleurs, les plantes, les arbres, ressentent comme eux le plaisir et la douleur, la joie et le chagrin, l’amour et la haine, la quiétude et la révolte…Comme eux, ils rêvent, communiquent…

    Comme eux, ils pensent !

    Elle fait partie de cette minorité qui croit tout cela possible et même certain. Sans la moindre preuve mais de toutes ses forces, elle y croit ! Ainsi, aux sceptiques qui se rient de ses convictions, elle affirme que notre Mère Nature nous a faits tous égaux devant la vie et que tous, créatures parmi les créatures de Dieu, si tant est qu’un Dieu existe, nous possédons une âme. En conséquence de quoi, que nous soyons Hommes, Animaux ou Végétaux, nous avons les uns envers les autres devoir sacré de protection et de respect. Elle déteste les clichés tels que « savoir y faire avec bêtes et gens » ou « avoir la main verte », car dit-elle, dans la vie tout est question d’amour plus que de savoir faire.

    Elle possède cette intelligence vraie, si rare, faite de compréhension pour les êtres et les choses de ce monde. Dotée d’une intuition peu commune, elle intègre des vérités inaccessibles à tant d’autres. Elle sait parce qu’elle aime !

    Elle sait mais elle n’en a pas encore vraiment conscience, sinon elle pourrait comprendre pourquoi moi, l’Arbre, j’ai pu saisir si rapidement tous les aspects de sa personnalité humaine. Il ne m’aura fallu que cette infime seconde durant laquelle nous nous sommes croisés pour la jauger. Désormais, je sais tout d’elle ! Ô oui, j’en sais plus sur elle qu’elle n’en connaît elle-même et je l’aime ! C’est elle que je veux !

    Je suis intelligent ! Ce n’est pas vantardise de ma part ! Je le suis tout comme mes frères et sœurs en végétation. Il faut avouer que nous avons le temps, tout le temps pour apprendre et comprendre, enracinés que nous sommes dans la terre.

    Incapable de bouger et d’aller chercher ailleurs le savoir, je le puise d’où je suis, là où il se trouve : dans les constellations, dans les ondes magnétiques, dans l’air et dans le vent, dans les nuages chargés de pluie qui circulent d’un bout à l’autre de la Terre, dans la poussière que les tempêtes apportent parfois de si loin, dans les chants des oiseaux, dans les souvenirs des arbres et des plantes exotiques ramenées de pays lointains et enfin, dans les circonvolutions tourmentées et inextricables du cerveau humain…Ainsi, chaque jour qui passe enrichit mes connaissances. Je suis un voyageur immobile !

    L’Homme a toujours cru pouvoir cultiver l’Arbre, alors qu’en vérité, l’Arbre se cultive seul. Dans la nature sauvage, nous poussons sans contrainte depuis la création du monde. Nous pourrions apprendre aux humains plus de choses qu’ils n’en liront jamais dans les livres qu’ils fabriquent en nous détruisant par millions !

    Mais pour l’heure et en dépit d’un si grand savoir pour un si jeune âge, je n’en suis pas moins doublement prisonnier  d’une motte de terre exiguë et d’une déesse faite femme…

    ©Anne-Marie Lejeune

    [A suivre]                                                                                                             [Précédent]


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  • La ballade du Voyageur

     

    Vagabond je le suis, voyageur sans bagages

    Inlassable je vais où me mènent mes pas,

    Je chevauche le vent, j’enfourche les nuages,

    Qu’importe l’invisible je vois au delà.

     

    Je cherche sans faiblir les horizons lointains,

    Je rêve de forêts encore inexplorées,

    D’îles inexpugnables, de nouveaux chemins,

    De plages oubliées que nul n’aurait souillées.

     

    Errant sans foi ni loi, méprisant les frontières,

    J’ai sillonné le monde et j’ai connu la peur.

    J’ai abreuvé mon âme aux songes éphémères

    Qui seuls ouvrent la voie vers tant d’autres ailleurs.

     

    Tremblant, j’ai visité des cités interdites,

    Profané de mes pas des tombeaux millénaires.

    Je me suis incliné sur des tombes maudites

    Et de maints lieux sacrés j’ai caressé les pierres.

     

    Je suis un doux rêveur pour qui l’inaccessible

    Devient l’appel du large, un défi, un tourment,

    Une soif dévorante, un feu inextinguible

    Que seule peut éteindre une fuite en avant.

     

    Tant d’autres « nulle part », tant d’ailleurs inconnus,

    Tant d’insondables puits où dort l’eau de jouvence,

    Tant de roses des vents, tant de rêves perdus

    N’attendent plus que moi et que ma folle errance.

     

    Vagabond je le suis, voyageur sans bagages,

    Les étoiles du ciel savent guider mes pas,

    Je chevauche le vent, je brave les orages,

    Qu’importe le néant, j’irai bien au delà.

     

    A-M Lejeune

     

     

     

    Le Voyageur

     

    Je suis de ceux qui restent à l’écoute, toujours attentif aux bruits qui courent, avide d’histoires extraordinaires. Le moindre signe apporté par le vent ou par une hirondelle quand revient le printemps, le moindre écho qui me fasse entendre les lointains battements de cœur d’une contrée inconnue et je pars…L’appel du large pour le voyageur impénitent que je suis, est de ceux auxquels on ne peut surseoir.

    On me parlait de cet endroit depuis si longtemps que j’ai voulu voir de mes yeux voir.

    Et j’ai vu de mes yeux vu !

    C’est un lieu perdu hors du temps. Un lieu étrange qui vibre et vit différemment de tous les lieux étranges que j’ai pu voir auparavant. Pourtant, Dieu sait que j’en ai visités au cours de ma longue vie d’errance !

    Errant, je le suis ! Éternel voyageur sans bagages, curieux de tout, en quête incessantes d’autres ailleurs.

    Ce lieu entre tous différent, m’a fait battre le cœur si fort d’étonnement et d’incrédulité que j’ai dû fermer les yeux quelques secondes puis me pincer violemment avant de les rouvrir, juste pour m’assurer que je ne rêvais pas !

    Un calme bruissant m’environnait, effleurait ma conscience, m’emplissant à la fois de stupeur, de crainte et d’une fébrile impatience. La brise légère et parfumée caressait ma peau frissonnante. Portés par le vent me parvenaient par instant, mêlés aux chants flûtés des oiseaux, des rires cristallins…

    Des rires d’enfants !

    Puis je perçus un murmure. Un tendre et sensuel murmure. Le chuchotement à peine perceptible d’une voix humaine indiscutablement féminine. J’ai soulevé les paupières puis doucement, à pas de loup pour ne pas effrayer l’hôtesse inattendue de ce lieu enchanteur, je me suis approché de la source de ce bruit ténu et j’ai regardé…

    Ce que j’ai vu alors dépasse l’entendement, même le mien pourtant déjà si souvent mis à l’épreuve de l’incroyable. Si je n’avais pas été ce citoyen du monde que je me targue d’être, je n’eusse pas manqué, face à la vision à laquelle j’étais confronté, de me croire victime d’une hallucination. Dans cette ville morte et cependant si vivante, dans cette cité fantôme peuplée d’ombres et de mystères, amas de ruines chaotiques à-demi enfouies sous la végétation, au milieu de ce qui fut sans doute autrefois un jardin, je l’ai vue…

    Elle

    Une femme belle, d’une surnaturelle beauté, créature sans âge à nulle autre pareille ! Mythe ou légende, la divine apparition était si fantastiquement merveilleuse, si inaccessible que moi, pauvre mortel, j’ai cru mourir rien qu’en la regardant !

    Elle se tenait debout, immobile. Sa longue chevelure verte voilait sa nudité. La brise indiscrète et complice en soulevait par instant la masse soyeuse, révélant à mes yeux éblouis les courbes pleines et douces de son corps sublime. Ses bras étaient noués autour d’un tronc chenu, sa joue délicate tendrement posée contre le bois noueux, ses pieds nus bien plantés dans le sol. Elle semblait ne faire qu’un avec l’arbre. Ses yeux étaient clos.

    Elle pleurait ! Sans bruit, sans le moindre sanglot, sans à coup.

    Elle pleurait et ses larmes une à une, glissaient le long de son visage serein puis tombaient sur la terre qui les absorbait aussitôt. Chaque fois qu’une larme portée par le vent touchait le sol, là où elle se posait surgissait soudain une jeune pousse. De la terre ainsi arrosée de larmes, sortaient de fragiles tigelles qui déployaient timidement leurs deux ou trois feuilles vertes et tendres. Aussi vertes que les cheveux de la belle éplorée. Aussi tendres que les tendres et bruns bourgeons de ses seins nus…

    Chaque fois qu’un de ces jeunes plants pointait la tête hors de la glèbe humide, un profond et long soupir se faisait entendre, joie et soulagement mêlés. Il semblait s’exhaler à la fois des entrailles de la terre, des lèvres de la femme et du tronc de l’arbre si tendrement enlacé par la divine pleureuse.

    Elle pleurait sans rien voir alentour, sans entendre les lourds battements de mon cœur, insensible en apparence aux rires des enfants et aux chants des oiseaux.

    Un doux sourire aux lèvres, elle pleurait.

    Elle pleurait et l’Arbre respirait.

    La terre respirait.

    Les fleurs respiraient.

    La rivière respirait.

    La ville en ruines respirait…

    C’était une respiration paisible, sereine comme était serein le visage de la Déesse-femme aux verts cheveux.

    C’était la respiration du bonheur, de la renaissance, du renouveau.

    C’était la respiration du printemps.

    Elle aussi respirait. Ses seins fermes et frémissants se soulevaient, son ventre palpitait au rythme de son souffle. Chaque inspiration, chaque expiration scandait l’explosion de vie provoquée par ses larmes qui, telle une source vive, jaillissaient sans fin de ses yeux clos.

    Elle murmurait et ce murmure peu à peu, se muait en un sensuel gémissement, en un râle d’agonie. L’exquise et voluptueuse agonie de l’attente. La langoureuse supplique d’une femme amoureuse que la jouissance va submerger. Un seul mot, inlassablement répété qui appelle l’assouvissement : « Oui…Oui…Oui…OUI !


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