• "Les rêves d’Élisa" - Chapitre 22

    Il leur a fallu quatre heures de marche sous une pluie fine et persistante pour atteindre le campement provisoire où Jonathan les attendait effectivement. Ils l’ont trouvé assis à même le sol dans une hutte faite de branchages et de larges feuilles entrelacés. Un abri sommaire mais cependant suffisamment efficace contre ce maudit crachin qui a fini par traverser l’épais lainage de leur cape, les trempant de la tête aux pieds. Sous le regard renfrogné de l’occupant du lieu, ils se sont entassés dans la cabane tout juste assez grande pour eux quatre.

    - Vous en avez mis du temps ! Vous vous croyez en balade ou quoi ? Jette Jonathan avec hargne.

    Son air maussade fait plus que laisser entrevoir son humeur massacrante !

    - Holà mon ami ! Ce n’est pas parce que tu as mal dormi que tu dois t’en prendre à nous de cette façon !

    - Je n’ai pas mal dormi, je n’ai pas dormi du tout ! Ça fait des plombes que je vous attends là-dessous ! Je suis gelé et…

    - Nous aussi ! On a fait aussi vite qu’on pouvait ! Ce n’est pas notre faute s’il pleut depuis l’aube, que les chemins sont glissants ou que tu n’as pas dormi. Encore que pour ce dernier point, la jolie demoiselle ci présent…

    - Stop Martha !

    - Aurais-je raison ?

    - Ça ne te regarde pas ! N’abuse pas de ma patience, je ne suis pas d’humeur !

    - J’avais remarqué ! Reprends-toi jeune homme et cesse de nous en vouloir pour ces choses qui ne nous regardent pas !

    - OK ! Maugrée le coupable.

    - Bien ! Maintenant, on va se changer, faire sécher un peu nos vêtements, avaler une petite pilule pour se requinquer et se reposer les jambes avant de se remettre en route, d’accord ? A conclu la vieille femme en se débarrassant de son havresac et de sa cape. Si ces messieurs veulent bien aller faire un tour dehors pendant qu’Élisa et moi nous enfilons du sec… Ce serait courtois et bienvenu !

    Les deux hommes sortis, elles ont prestement quitté leurs vêtements mouillés et se sont changées. Puis Jacob a rapidement fait de même.

    Ni Jacob ni elle n’ont dit mot durant cette altercation. Si dans les yeux de son compagnon d’échappée, elle peut lire une totale incompréhension, Élisa, elle, ne devine que trop bien les raisons de l’évidente mauvaise humeur de Jonathan. C’est bien à cause d’elle qu’il n’a pas dormi. Á coup sûr, il regrette leur baiser de la veille ! Mais pourquoi le faire payer aux autres ?

    Á présent, réunis tous les quatre autour d’un petit feu de camp, réchauffés, leurs vêtements humides accrochés sur une corde au-dessus des flammes, chacun reprend des forces de la façon qui lui convient.

    Jacob et elle ont déjà consciencieusement avalé leur pilule nutritive en la faisant passer avec quelques gorgées d’eau. Ils regardent sans envie les deux autres mastiquer avec un plaisir évident leurs « biscuits de survie », ainsi que Martha qualifie les rectangles bruns et croustillants qu’elle affirme avoir confectionnés de ses blanches mains. Ils ont l’air de trouver ça bon. Pourtant, ces spécimens de « vraie nourriture », n’ont rien de ragoûtant aux yeux des sphériques qu’ils étaient encore hier, habitués à une alimentation sous forme de pilules sans odeur ni saveur mais parfaitement adaptées aux besoins nutritionnels et surtout totalement aseptisées.

    - Vous devriez goûter avant de décréter que ce n’est pas mangeable ! Leur propose Martha en leur tendant un biscuit à chacun. Ils sont non seulement naturels et délicieux mais encore parfaitement nourrissants.

    - Euh… Plus tard, peut-être. Décline Jacob en grimaçant

    - Et toi Élisa ? Insiste la vieille femme

    - Je…Je ne me sens pas prête !

    - Tu as pourtant mangé bien des plats différents dans tes rêves petite et tu te régalais, non ?

    - Je ne me souviens plus Martha !

    - Ça te reviendra ! Et il le faudra bien car là où nous allons, pas de petites pilules ma jolie ! N’est ce pas Jonathan !

    - Hum… Bougonne l’intéressé avant de reprendre sa mastication sans plus se préoccuper des autres.

    - Bof ! Ça lui passera marmonne Martha devant la mine consternée des deux fugitifs. Ne t’en fais pas petite ! Murmure-t-elle rien que pour Élisa dont l’air malheureux est plus explicite que les mots.

    Ne pas s’en faire ? Elle en a de bonnes Martha !

     

    *

     

    Quatre nouvelles heures se sont écoulées depuis leur halte matinale. Quatre heures pénibles durant lesquelles Jonathan n’a desserré les dents que pour jeter des ordres brefs d’un ton aussi froid et métallique que celui de CVUT 7007.

    « Stop ! », « Par ici ! », « Plus vite ! » Voilà tout ce qu’elle a entendu, comme les autres. Et jamais il ne s’est adressé à elle directement. Depuis leurs retrouvailles dans la hutte de branchages, il l’ignore purement et simplement ! Il ne marche plus avec elle comme il le faisait hier. Il préfère la compagnie de Jacob, même s’il ne lui parle pas plus qu’à Martha ou à elle. Sentant son chagrin, la vieille femme l’a prise sous son aile, oubliant son animosité de la veille.

    Elle ne comprend rien à l’attitude réfrigérante de son sauveur. C’est comme si elle n’avait jamais existé pour lui, comme si jamais de merveilleux rêves ne les avaient réunis, comme si leur baiser n’avait jamais eu lieu. Á croire qu’il lui en veut pour ce fabuleux moment sous le seul regard des étoiles. Elle n’a pourtant rien fait pour le provoquer, même si elle en a savouré chaque seconde. C’est arrivé, c’est tout ! Ne lui a-t-il d’ailleurs pas dit qu’elle allait devoir s’y habituer, que cette fois, ce n’était pas un rêve ?

    Il a menti ! Plus jamais désormais, elle ne confondra le rêve et la réalité. Le délicieux émoi de la veille, elle va l’oublier. Et ces rêves où ils s’aimaient comme des fous, elle est bien décidée à les bannir de sa mémoire eux aussi. Elle ne veut se souvenir que d’une chose : hier trieuse sans désir ni conscience dans les serres de la Sphère, elle est aujourd’hui Élisa, une femme libre en route pour sa nouvelle vie. L’Amour n’était qu’un leurre ! Le pire de tous.

    La pluie a cessé. Dans le ciel redevenu bleu, le soleil est à son zénith.

    - On s’arrête là ! Lance Jonathan à la cantonade sans même se retourner.

    - Bien chef ! Jette Martha d’un ton acide.

    Visiblement, elle est fatiguée d’avoir à supporter l’air renfrogné de leur guide. Elle n’est pas la seule. Prétextant son incapacité à suivre le rythme du jeune homme, Jacob s’est joint au deux femmes à l’arrière.

    Là, c’est un bouquet d’arbres majestueux dont les cimes semblent frôler l’azur.

    - Ce sont des chênes probablement plusieurs fois centenaires, explique Martha, amusée par la mine extasiée des deux évadés.

    Les arbres, ils savent qu’il en existe dans le musée arboretum de la Sphère mais ce lieu, établi en surface sous le dôme, leur était tout aussi interdit que les musées architecturaux, artistiques, animaliers et autres richesses pieusement conservées de l’ancien monde pour le seul plaisir de l’élite d’En-Haut. Depuis le début de leur périple, ils en ont admiré des tas mais pas d’aussi beaux que ceux-là !

    -Ils sont gigantesques ! S’écrie Élisa qui du coup, a retrouvé un peu de son enthousiasme. Le Monde du dehors n’a décidément rien à voir avec ce que nous apprenait la Machine quand j’étais enfant ! Il n’est ni dévasté, ni mort, ni désert même si nous n’y avons pas rencontré âme qui vive !

    - Ça va venir jeune fille ! Tu vas en voir du monde, crois-moi ! Et pour ce qui est de la nature, elle a eu 1500 ans pour se remettre de l’Apocalypse ! 15 siècles sans l’Humanité, qui lui ont permis de guérir à la fois de nous, de notre incurie et du feu du ciel ! Je t’expliquerai tout ça en temps voulu. Il est l’heure de nous restaurer ! Nous allons avoir besoin de force pour ce qui nous attend ! Surtout Jacob et toi ! Tu vois là bas ?

    Dit-elle en pointant l’horizon de l’index. Intriguée Elle tourne la tête dans la direction que lui montre la vieille femme.

    - C’est la collinette dont je vous ai parlé ce matin. Nous devons l’avoir grimpée avant ce soir parce que c’est là que se trouve notre prochain refuge pour la nuit. Á moins que vous n’ayez envie de dormir à la belle étoile !

    - On va devoir escalader ça ? Demande la jeune fille en constatant que ça a l’air bien plus haut que ce que leur a annoncé Martha.

    - Eh oui ma belle ! Alors il va falloir manger du consistant ! Cette fois, vos petites pilules ne suffiront pas mes agneaux ! Allez hop, on ouvre les sacs, c’est le moment ou jamais de vous mettre à la vraie nourriture !

    Jonathan ne les a pas attendus. Tout seul dans son coin, il a commencé à manger, adossé au tronc d’un chêne, le regard perdu dans le vague. Il a l’air triste, oui, triste ! Et il l’est, elle en jurerait.

    «  C est que je m’en veux tellement Élisa ! » Croit-elle entendre dans sa tête. Mais elle rêve, sûrement ! De quoi s’en voudrait-il après tout ? De l’avoir embrassée ? Elle était plus que consentante et elle aurait tant aimé renouveler la grisante expérience.

    Obéissante et résignée, consciente que Martha a raison, elle sort de son sac la boîte de « vraie nourriture » qu’elle va devoir se forcer à avaler pour tenir la route ! Tout comme Jacob assis à côté d’elle, qui renifle avec un dégoût manifeste le contenu de sa propre gamelle : des biscuits de survie et de la viande boucanée dont l’odeur forte lui soulève le cœur. « De la viande de quoi  Quel animal du zoo a-t-il été sacrifié ? Ou quelle bête du dehors?  Ils n’en ont croisé aucune jusqu’à présent !» se demande-t-elle inquiète sans oser poser la question.

    Tout comme celui de Jacob probablement, vu sa pâleur, son estomac proteste avec vigueur. Elle s’oblige cependant à mâcher ces mets d’un autre âge, remerciant les médecins et scientifiques de la Sphère, d’avoir su maintenir en état de marche toutes les fonctions du corps humain pour un hypothétique retour à la surface. Durant des années, elle a eu de belles dents blanches bien implantées bien que totalement inutiles pour avaler des pilules et de l’eau. Pas plus que ne l’était son estomac artificiellement entretenu pour pouvoir un jour se remplir d’un contenu plus conséquent. Oui, Les concepteurs des Sphères avaient tout prévu dans l’espoir qu’un jour, les survivants retourneraient à la vraie vie en possession de tous leurs moyens originels mais, les années, puis les siècles passant, ils avaient oublié cet objectif final, allant même jusqu’à tout faire pour que ce retour n’ait jamais lieu.

    Fixée sur ses sombres pensées, elle a tout mâché et avalé sans vraiment s’en rendre compte. Ce n’est pas le cas de Jacob qui, hoquetant, les boyaux retournés, vient de se lever et de partir en courant vomir loin du regard de ses compagnons.

    Lorsqu’il revient, plus verdâtre que pâle, Martha l’oblige à boire une espèce de mixture amère censée lui remettre l’estomac en place pour son prochain repas.

    - Tu as encore droit à une de tes pilules pour cette fois mon ami. C’est la dernière ! Après tu devras t’y mettre toi aussi ! Regarde Élisa, elle a fait la grimace mais elle a tout mangé !

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 29 Janvier 2023 à 18:46

    Vous parlez d'un repas... j'aurais eu un haut le coeur aussi, amitiés, JB

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