• "Les rêves d’Élisa" - Chapitre 29

    Il veut sauver d’autres innocents au risque de se faire prendre ! Grand bien lui fasse ! Aujourd’hui, bien qu’elle soit libre, elle se sent aussi esclave que dans la Sphère, prisonnière de son amour pour lui. Un amour qui ne veut pas mourir mais qu’elle est bien déterminée à ne plus lui montrer. S’il revient de sa folle équipée !

     

    Il a parlé. Curieusement, il a commencé par une question surprenante pour elle :

    - Quel âge as-tu Élisa ?

    - Euh... Eh bien en fait, je ne sais pas vraiment ! 20 ans ? Plus ?

    - Tu as 25 ans !

    - 25 ans ? Et toi ?

    - J’en ai 33 !

    - Comment se fait-il que tu saches et moi pas ?

    Presque aussitôt, elle a regretté sa question. Comme si elle avait pressenti que ce qu’elle allait entendre n’allait pas lui plaire.

    Il l’a regardée. Ses yeux étaient ancrés sur les siens, les scrutant pour y lire ses réactions…

    - Parce que je suis des leurs Élisa !

    - Arrête ! Je ne veux pas savoir !

    -Il le faut pourtant ! Notre avenir en dépend ! Je continue ?

    - Oui. Quand tu dis que tu es des leurs, de qui parles-tu ?

    Elle voulait de toutes ses forces nier encore l’évidence. Il savait parce qu’il… Non, c’était impossible. Il était dans ses rêves, comme elle utilisé, manipulé, victime de ceux d’En-Haut. Mais alors, pourquoi cette petite voix insistante qui ne cessait de répéter : « Il interfère…Il interfère »

    Ses yeux attentifs ne la quittaient pas. Elle savait qu’il devinait sans mal le cheminement douloureux de ses pensées. Elle a serré les poings contre ses oreilles pour ne plus entendre la voix froide de Septime, dont les propos sibyllins pour elle lorsqu’elle les avait perçus au sortir de son dernier  rêve, prenaient soudain tout leur sens : 

    « Je ne peux rien faire ! Il interfère Serena, je n’ai plus le contrôle ! »

    - Tu commences à comprendre, n’est-ce pas ?

    - Tu…Tu es…

    - Un de ces monstres froids et sans âme qui dirigent tout de là-haut sans se préoccuper réellement de la vie qu’ils font mener à ceux d’en bas ? Je l’étais, oui !

    -NON !

    L’incrédulité la tenaillait encore. Cet homme elle l’aimait de toute son âme depuis…Qu’elle avait commencé à rêver !

    - Si Élisa ! Hélas ! Et l’un des pires ! Je recrutais des rêveurs pour eux. Parce qu’au contraire de toi ou de moi, ils ne peuvent pas rêver par eux-mêmes.

    - Tu leur fournissais d’autres…anormaux, comme moi ! Depuis quand ?

    - Depuis que j’ai découvert que j’en étais un moi aussi.

    Elle avait bien compris qu’il était comme elle, affublé de ce foutu don qui lui avait causé tant d’ennuis mais elle n’arrivait toujours pas à imaginer qu’il existe de telles anomalies chez ceux d’En-Haut ! Il fallait pourtant qu’ils connaissent eux aussi quelques défaillances dans les réglages stricts qu’ils avaient eux-mêmes instaurés, pour que quelques uns d’entre eux aient besoin de rêver, ne serait-ce que par l’intermédiaire des cognitifs comme elle ou Jacob.

    Ils contrevenaient à leurs propres lois ! Impensable !

    Comment en étaient-ils arrivés là !

    - 15 siècles Élisa ! 15 siècles que l’Humanité survit en vase clos dans les Sphères. 15 longs siècles au cours desquels l’objectif d’origine des grands décideurs qui était de sauver la race humaine de l’extinction avec l’espoir chevillé au corps de remonter un jour à la surface, s’est progressivement effacé de leur mémoire au profit d’un seul credo : « Notre monde, c’est désormais celui qui nous a permis de survivre et c’est ce monde-là, celui des Sphères, que nous devons préserver à tout prix ! »

    - Mais pourquoi ? Pourquoi ont-ils fini par faire des survivants, des rats pour l’éternité ? Pourquoi nous ont-ils privés de notre libre arbitre, faisant de nous des robots-esclaves à leur service, Pourquoi se sont-ils arrogé le droit de vie et de mort sur nous ? Pourquoi se sont-ils permis ce qu’ils nous interdisent sous peine d’être reformatés ou supprimés ? Était-ce là le prix à payer pour préserver non plus les Hommes mais le monde qu’ils ont créé pour les sauver ? Et surtout, pourquoi en sont-ils arrivés à trahir leurs propres lois ? Car c’est bien ce que la Machine nous apprend dès l’enfance à l’école puis toute notre vie à grands coups de reformatages dès que nous dévions des diktats immuables : « Les lois sont les mêmes pour tous, de même que les sanctions pour ceux qui y contreviennent, il en va du bon fonctionnement et de la sécurité de la Sphère, donc de ses habitants ! »

    -Tu poses trop de questions d’un coup Élisa !

    - Et alors ? Tu fais partie de l’Élite, pas vrai !

    - Plus maintenant !

    - Ne joue pas sur les mots ! Tu en faisais partie, donc tu es censé pouvoir répondre à toutes mes questions ! C’est toi l’être supérieurement intelligent, moi, je ne suis qu’une idiote de robot, même si j’ai l’outrecuidance de m’interroger alors que je ne devrais même pas être capable de penser !

    - Ne sois pas si amère ! Je t’ai libérée, rappelle-toi !

    - Ça ne te rend pas moins coupable d’avoir abusé de moi comme l’ont fait les autres ! Et puis arrête d’essayer de gagner du temps et réponds-moi !

    - Je ne peux pas !

    - Comment-ça, tu ne peux pas ?

    - Je ne peux pas, parce que je ne sais pas !

    - Ne te moque pas s’il te plaît !

    - Je t’assure que je ne sais pas ! Pas plus que ne savent Serena, Septime ou tout autre parmi les habitants d’En-Haut ! Je ne peux que supposer !

    - Et tu supposes quoi pour l’asservissement des sphériques d’en bas ?

    - Outre le maintien de l’ordre et de la paix, la nécessité absolue de réguler la population pour éviter le surpeuplement !

    - Quelle froideur cruelle !

    -La règle est la même pour ceux d’En-Haut tu sais !

    - Vous asservissez, vous n’êtes pas asservis !

    - Détrompe-toi ! La seule différence, c’est que nous, nous en sommes conscients ! Il fallait bien que les dirigeants gardent leur libre arbitre !

    - Ainsi parlent depuis toujours je pense, ceux qui ont tous les droits à ceux qui n’en ont aucun ! Ils sont si heureux, n’est-ce pas, tous ces humains parqués dans les Sphères, qui n’ont qu’à suivre les ordres sans réfléchir ! Ça leur est d’autant plus facile qu’il leur est impossible de le faire, tandis que vous, pauvres Élus d’En-Haut, vous devez tellement vous fatiguer les méninges pour que tout continue dans le sens que d’autres ont déterminé il ya des siècles de cela !

    - Tu as raison Élisa ! Le sort de ceux d’en bas est injuste ! Dans la mesure où depuis longtemps, il n’est plus justifié ! Nous aurions dû remonter à la surface sitôt que les détecteurs nous ont signalé que l’atmosphère terrestre était redevenue respirable !

    - Parce qu’avant, il était justifié, selon toi qu’une toute petite partie de l’Humanité survivante, décide de transformer les autres en robots obéissants ?

    - Je le crois oui !

    - Comment peux-tu dire ça en me regardant dans les yeux ?

    - Parce que j’ai eu tout loisir de consulter les archives conservées par mes pairs et qu’elles m’ont démontré l’incroyable instinct d’autodestruction des Hommes depuis l’aube des temps : guerres fratricides, pollution, pillage organisé des ressources naturelles et j’en passe ! Quelle chance aurait eu l’Humanité confinée, de survivre sans l’éradication de nos instincts belliqueux. En supprimant tous les sentiments, les dirigeants des Sphères pensaient à juste titre préserver la paix.

    - Comme c’est bien dit ! À t’entendre, s’ils pouvaient réfléchir par eux-mêmes, les sphériques devraient vous remercier pour le simple fait d’être en vie !  Comment en sommes nous arrivés là ? Tu peux me répondre là-dessus ?

    - Non !

    - Comment ça non ?

    - Parce que je ne sais pas ! Parce qu’aucun de ceux d’En-Haut ne sait ! Même la Machine ne pourrait te répondre ! Tout a été effacé de nos mémoires, de la sienne !

    - Comment est-ce possible ?

    - Ça l’est même si je ne peux t’expliquer ni comment ni pourquoi ! Tout ce qui est antérieur à ce que nous appelons le Cataclysme, faute de savoir ce qu’il a été, est dûment archivé. Tout ce qui est advenu après l’est aussi. Entre les deux, un grand blanc.

    - Qu’entends-tu par grand blanc ?

    - En fait il nous manque quarante ans. Quatre décennies effacées de notre mémoire collective, intentionnellement selon toute vraisemblance.

    - Impossible ! Volontaire ou pas, l’erreur est humaine, je veux bien mais comment la Machine pourrait-elle nous avoir sciemment trompés ?

    - Tu parles de la Machine comme si elle était vivante mais ce n’est qu’une machine justement. Un ordinateur ultra perfectionné, effectivement capable de s’auto programmer ou de s’auto réparer certes, mais seulement en partie ! Pour le reste, tu oublies qu’aussi dotée qu’elle soit de facultés presque humaines, la grande régisseuse du monde sphérique n’en demeure pas moins une machine, un outil fabriqué et programmé à l’origine par des ingénieurs hors pairs, puis perfectionnée et maintenue en état durant des siècles par les descendants de ces mêmes ingénieurs.

    -Mais…

    - Je t’assure Élisa ! La Machine ne peut sciemment nous tromper ! Ce qu’elle nous délivre, c’est ce que des êtres humains ont décidé de classer dans ses neurones artificiels. Et dans ses neurones, il y a ce blanc de quarante ans ! L’histoire du monde de la surface, baptisé Ancien Monde dans nos lointaines archives, s’arrête en 2015. Le décompte du calendrier ne reprend qu’en l’an 2055 de l’ancienne ère, devenu l’An Un du Monde sphérique.

    -Mais pourquoi cette amnésie imposée puisque nous sommes programmés pour ne rien ressentir, pour obéir aveuglément, pour n’intégrer dans nos petites cervelles de robots que ce que la machine-école est censée nous apprendre ?

    - Parce que ceux d’En-Haut n’auraient probablement pas pu vivre en connaissant la vérité.

    - Quelle vérité ?

    - Celle des choix qui ont dû être faits pour assurer la survie de l’espèce humaine.

    -Explique-toi à la fin !

    - J’y arrive Élisa. En 2015, notre planète comptait un peu plus de sept milliards d’habitants…Voilà ce qu’ils ont voulu effacer !

    - J’ai peur de comprendre

    - Tu as raison d’avoir peur ! Tu ne peux savoir, et pour cause, que chaque sphère, de la surface au dernier niveau, n’est conçue que pour une population maximum d’un million d’êtres vivants. Et je ne te parle pas du programme de préservation d’un minimum de l’ancienne biodiversité de la Terre dans le complexe « Biodiv » établi à la surface. Des arbres, des plantes, des animaux sous la haute surveillance d’une équipe de « conservateurs » en charge de leur régulation. Une population constante à tous les étages Élisa, par tous les moyens, tel est le prix de la survie dans les Sphères.

    Elle n’a retenu que deux chiffres : sept milliards, un million. Il a dû voir l’horreur s’inscrire dans ses yeux car il a devancé sa question.

    - Dix sphères Élisa ! Seulement dix réparties entre les cinq continents d’après ce que nous avons fini par découvrir après des années de recherches infructueuses !

    Les larmes se sont mises à couler malgré elle ! Elle est aussi bouleversée, horrifiée que s’il ne s’était écoulé que quelques jours et non pas plus de 1000 ans depuis ce maudit cataclysme sans nom !

    - Dix sphères ? Dix millions d’habitants sauvés pour des milliards d’autres sacrifiés ! Sur quels critères et d’où tiens-tu ce chiffre ?

    - Pour les critères de sélection, je suis hélas aussi incapable de te répondre que pour les causes qui ont amené les concepteurs du projet à faire ces choix iniques ! Un archiviste opiniâtre a fini par trouver un enregistrement si bien caché qu’il a pu échapper à l’effacement programmé.

    - Et il disait quoi cet.enregistrement ?

    -Je peux te le répéter mot pour mot parce que je l’ai si souvent écouté qu’il restera à jamais gravé dans ma mémoire. Voila ce qu’il disait : 

    « Je suis le dernier pape. Je me suis réfugié en France pour échapper à ceux qui veulent me forcer à les suivre. Ils m’ont dit que je devais accepter de faire partie des survivants. Survivre ? Comment le pourrai-je avec ce poids terrible sur la conscience ? Je vais donc mourir. C’est mon choix. Voici mon témoignage pour le futur. S’il y a un futur possible. C’est la fin du monde tel que nous l’avons connu depuis des siècles. Pour que l’humanité ait une chance de survivre au déluge de feu, dix arches de Noé seront construites. Dix arches souterraines où prendront place les élus qui assureront la descendance de l’humanité. Nul ne peut aujourd’hui garantir que ces arches résisteront au cataclysme qui attend notre planète mais c’est le seul espoir qu’il reste aux Hommes. Les lieux où doivent être construites ces arches, ont été choisis par les grandes instances planétaires. Les listes des Élus sont prêtes. Dix millions d’êtres humains. Que Dieu, s’il existe, nous pardonne pour tous les sacrifiés »

     

    Elle l’a fait taire. Elle en savait assez pour être écœurée jusqu’à sa dernière heure.

    Savoir si toutes les sphères avaient pu être terminées à temps, ou si celles qui l’avaient été avaient résisté au « déluge de feu » comme disait le dernier souverain pontife, lui importait peu en somme. Parce qu’à entendre les aveux de Jonathan, elles étaient censées fonctionner toutes à l’image de celle qu’elle avait fuie, la Sphère du continent européen construite sur le sol français. Sur un million de « sphériques », dix mille sous le dôme de surface constituant l’Élite : dirigeants tout puissants, scientifiques, chercheurs, informaticiens… Vingt-mille au premier sous sol, aux ordres de ceux d’En-Haut et de la Machine, constituant le corps des gardiens, le corps médical, la maintenance et l’intendance de la Sphère.

    Tout le reste, soit sept-cent-quatre-vingt-dix-mille « ouvriers » répartis par fonctionnalité et par secteurs linguistiques entre les étages inférieurs. La réserve immuable parce que régulée par tous les moyens, d’esclaves robotisés au service de l’élite. Esclaves jusqu’à la fin de leur misérable vie. Jusqu’au dernier niveau où, après qu’ils aient été « interrompus » comme on débranche une machine devenue inutile, on se sert encore d’eux et de leurs restes pour nourrir les vivants.

    Même après 15 siècles, apprendre qu’elle devait la vie à des milliards de pauvres gens qui n’avaient pas plus choisi de mourir anéantis par un inévitable cataclysme, qu’elle n’avait choisi de vivre en robot sans conscience, était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Ceux d’En-Haut lui avait volé son humanité comme ils le faisaient sans honte ni remords pour tous ceux d’en bas depuis plus d’un millénaire. Ils avaient volé sa vie, sa conscience, ses rêves… Et le pire, le plus insupportable est que celui qu’elle aime, soit l’un d’eux. Un voleur de rêve. Un voleur d’âme !

    Il a essayé la prendre dans ses bras. Elle l’a repoussé avec une telle violence qu’il a failli tomber. Elle aurait voulu le frapper mais pour le faire, il aurait fallu qu’elle le touche encore et ça, c’était au-dessus de ses forces.

    Alors il est parti sans se retourner, le dos courbé. Le poids de la culpabilité sans doute.

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 5 Février 2023 à 18:20

    Des paroles pas faciles à entendre.... amitiés, jill 

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