• "Les rêves d’Élisa" - Chapitre 4-

    Ehi Sha repousse la lourde fourrure. Elle se lève, s’étire encore une fois puis, munie d’une grande jatte de terre et juste vêtue d’un pagne de peau parce que c’est la saison douce, elle sort saluer l’astre du jour. Les baies savoureuses l’attendent. Elle a bien en main le long bâton effilé et durci à la flamme qui lui servira à faire fuir les rampants au venin mortel. La veille, du haut d’un gros rocher surplombant la grotte, elle a repéré de nouveaux buissons couverts de fruits rouges. La récolte sera bonne. Mais d’abord, un plongeon dans l’eau fraîche de la rivière. Pahr Anh lui a montré comment évoluer dans cet élément fluide et vivant. Grâce à lui, elle n’a plus peur du long serpent liquide qui devient si large et si boueux lors des orages violents fréquents en cette saison.

    D’autres enfants, filles et garçons se joignent à cette baignade matinale. Puis, seul ou en groupe, chacun va accomplir sa tâche quotidienne : trouver de la nourriture. Pour les filles, ce sera la cueillette. Les baies pour les plus petites ou les moins agiles, les fruits pour les autres qui rempliront à ras-bord leurs sacs de peau, n’hésitant pas pour cela, à grimper aux arbres. Chez les garçons se révèlent déjà les futurs chasseurs ou les pêcheurs émérites. Eux ramèneront poissons luisants et petit gibier qui abondent en cette époque de douce chaleur. Ils enfileront leur butin sur de longues branches flexibles qu’ils porteront à deux sur leurs épaules, imitant leurs aînés qui font de même avec les énormes pièces de viande découpées sur les plus gros animaux dépecés sur place. Ce supplément de nourriture fraîche collecté par les enfants améliore grandement l’ordinaire des habitants de la grotte qui, sinon, devraient se contenter de viande boucanée en attendant le retour des chasseurs. Ce que Parh Anh et ses compagnons ramèneront, servira en outre à nourrir le clan lors de la longue saison froide durant laquelle ceux qui marchent debout deviennent eux-mêmes gibier de choix pour les bêtes sauvages affamées.

     

    Le soleil est encore bas dans le ciel. La jatte d’Ehi Sha ne se remplit pas vite et pour cause ! Pour une poignée de baies cueillie elle n’en met que la moitié dans le récipient, l’autre moitié, elle la mange. C’est normal, à cette heure matinale elle a toujours faim. Lorsqu’elle sera rassasiée, elle mettra toute sa cueillette dans la jatte. Le jus rouge coule sur ses mains, barbouille sa bouche et son menton. Elle se lèche les doigts. C’est bon ! Les buissons épineux l’égratignent mais elle n’y prend pas garde, tout à sa cueillette et à sa dégustation. Son sang se mêle à la pulpe vermeille. Elle a posé son bâton pour mieux récolter les baies délicieuses. Dans ce coin, pas de rampants venimeux. Elle n’en a vu aucun filer en ondulant sous ses pas. Elle est tellement occupée à remplir sa jatte qu’elle ne s’est pas rendu compte qu’elle s’est beaucoup éloignée des autres. Du haut de son rocher, les buissons ne paraissaient pas si loin. Elle n’entend plus les cris ni les jacassements de ses compagnes mais cela lui est égal. Jamais elle n’aura ramené autant de baies. Mah Rah sera contente d’elle. Sa mère aussi peut-être. Ni l’une ni l’autre ne penseront à la punir en voyant sa superbe récolte !

    Tout à coup, elle se fige, en alerte. Un bruit dans les hautes herbes…Un craquement de branches sèches suivi d’un silence pesant, comme si toute vie alentours avait cessé. Elle est seule, le souffle suspendu. Le danger est là, tout prêt. Elle a si peur qu’elle n’ose même pas ramasser son bâton. Une arme bien dérisoire, elle le sait, contre l’animal qui la guette, prêt à bondir sur elle. Elle sent son odeur fauve, sa faim pour la proie sans défense qu’elle représente. Agrippée à sa jatte, elle ne peut qu’attendre la mort. Le monstre surgit devant elle. C’est une ourse grise gigantesque, accompagnée de ses deux petits. Dressée sur ses pattes arrière, toutes griffes dehors, un grognement affamé découvrant ses crocs, la femelle va charger. Elle doit nourrir ses oursons, c’est la loi de la nature ! Chaque espèce a le devoir de subvenir aux besoins des siens. Résignée à mourir, Ehi Sha ferme les yeux. Elle ne reverra pas son frère ! Elle était si sûre pourtant ! Était-ce donc ça le sens de son rêve ?

    Soudain, un rugissement rauque et féroce s’élève derrière elle. Un autre animal qui réclame sa part de la petite proie humaine ? Qu’importe qui la mange puisqu’ en définitive, le vainqueur la dévorera ! Pourtant, ce cri terrible ne semble appartenir à aucun animal qu’elle connaisse. Elle n’ose ouvrir les yeux. Elle entend un bruit de cavalcade effrénée accompagné de grognements de rage et de dépit. L’ourse à cédé la place à la bête inconnue qui va faire d’elle son repas du jour ! Elle est tout près d’elle. Même son odeur est inconnue à ses sens pourtant aiguisés. Elle se décide à ouvrir les yeux, à affronter la mort en face… Et se perd dans un regard à la fois inquiet et amusé. C’est celui d’un garçon, un « marche debout » comme ceux du clan. Il est plus grand et plus massif que Pahr Anh mais un peu plus jeune cependant. Un pagne en peau de renne lui ceint la taille. Il brandit fièrement une lance à la pierre si fine et si effilée qu’elle ne s’étonne plus que l’ourse ait fui devant lui. Sa crinière est très claire, semblable à de l’herbe sèche qu’illuminerait le soleil avant de disparaître à la tombée du jour. Ses yeux, au lieu d’être marrons comme ceux de la tribu, sont presque aussi verts que l’eau du lac que l’on découvre en escaladant la colline, de l’autre côté de la rivière.

    Devant ce regard curieux qui l’observe, l’inconnu s’accroupit pour se mettre à sa hauteur puis il pose sa lance devant elle pour lui montrer qu’il ne lui veut aucun mal. Immobile, il se contente de la regarder droit dans les yeux, attendant patiemment que la terreur s’en efface. Son calme la rassure, elle cesse de trembler. Alors, évitant tout geste brusque, le garçon avance une main pour toucher ses joues et son menton taché de jus. Du bout de la langue, il goûte le liquide rouge et gluant qui ressemble à du sang.

    - Tu n’es pas blessée ! Décide-t-il. Tu as eu peur ?

    Elle ne pleurera pas, non ! Pas devant cet inconnu qui vient de lui sauver la vie et qui s’exprime d’une drôle de façon. Le langage qu’il utilise n’est pas tout à fait le même que celui du clan. Il est plus clair, moins guttural.

    - Réponds- moi petite fille ! Tu vas bien ?

    - Ou… oui ! Balbutie-t-elle.

    - Que fais-tu ici toute seule ? C’est dangereux !

    - Je… je cueille des baies…

    - Je le vois bien ! Et tu n’en as pas renversé ! Tu es très courageuse. Très inconsciente aussi ! Où sont tes compagnons ?

    - Je… Je ne sais pas ! Là-bas, près de la rivière.

    - Où habites-tu ?

    Peut-elle le lui dire ? Il l’a sauvée de l’ourse mais…

    - Comment t’appelles-tu petite fille ?

    - … Ehi Sha !

     

    Elle a hésité mais quelque chose dans les yeux de ce grand garçon, presque un homme, lui inspire confiance. Il lui semble l’avoir déjà vu.

    - Ehi Sha. Je connais ce nom ! J’aurais dû me douter que c’était toi. Pahr Anh ne tarit pas d’éloge sur sa si brave petite sœur ! Je te ramène à ta caverne fillette ! Ton frère t’y attend !

    Et d’un seul mouvement il l’empoigne, la soulève du sol et la juche sur ses larges épaules.

    - Accroche-toi bien ! Lui commande-t-il.

    Puis il se baisse pour récupérer sa lance et la jatte pleine à ras-bord. Lorsqu’il se redresse tout en puissance, la petite fille à l’impression d’être devenue une géante. Elle se sent bien, à sa place, plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été de toute sa courte vie. C’est sûrement parce qu’après une longue absence, elle va enfin revoir Pahr Anh !

    - Et toi, c’est quoi ton nom ? Ose-t-elle demander d’une toute petite voix à son étrange sauveur.

    - Mon nom est Roh Ahr Anh.

    Elle ne lui demande même pas pourquoi Parh Anh est déjà à la caverne alors que lui comme par hasard, est ici, arrivé juste à temps pour lui éviter d’être déchiquetée vive par l’ourse. Il est ici parce que le destin voulait qu’il la sauve de la mort, elle en est sûre. Sa présence auprès d’elle à ce moment crucial de sa jeune vie, donne maintenant son vrai sens à son rêve.

     

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  • Commentaires

    2
    Jeudi 12 Janvier 2023 à 14:52

    C'est un géant pour cette petite fille !

    1
    Mercredi 11 Janvier 2023 à 18:29

    Il faut être quelqu'un pour faire fuir une ourse... amitiés, JB

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