• "Les rêves d’Élisa" - Chapitre 5

    « Le réveil commence comme un autre rêve. »

    Paul Valéry

    *

     

    Élisa se réveille en nage. Quel drôle de délire ! Il y a bien longtemps qu’elle n’a plus cauchemardé ainsi. En fait, depuis la mort de son père et de ses frères et elle sait bien pourquoi elle ne rêve plus jamais.

    - Mais si tu rêves, comme tout le monde ! Lui assure sa meilleure amie péremptoire.  

    - Peut-être que tu dis vrai mais en tous cas, je ne me souviens de rien au réveil mademoiselle je sais-tout !

    - C’est bien ça le hic ! Ça dénote un problème inconscient de taille ma chère ! Rétorque la demoiselle.

    Et il en est ainsi chaque fois qu’elles évoquent ce sujet sensible ô combien ! Avec raison d’ailleurs !

    Il faut dire que la nuit d’avant le drame, elle avait vu l’accident en songe et n’avait voulu donner à ce cauchemar aucun sens prémonitoire. Elle n’en avait parlé à personne non plus. Qui l’aurait crue ? Elle avait mis cela sur le compte de son habituelle angoisse chaque fois que son père prenait le volant accompagné comme presque toujours de ses deux casse-cou de frères censés chaperonner leur imprudent géniteur. Michel conduisait vite, trop vite, au mépris de la loi mais surtout, au mépris du danger. C’était sa manière, disait-il, de concrétiser un peu ses rêves de jeunesse. N’avait-il pas toujours voulu devenir pilote de course. La vie en avait décidé autrement en faisant de lui un petit fermier dans un bled perdu, comme ses parents avant lui. Quelle désillusion ! Sa femme se contentait de ce bonheur simple, tout comme Patrick qui en cela ne ressemblait pas du tout à son jumeau ni à son aîné. Il était comme sa mère, préférant la nature, les animaux, le calme de la campagne au bruit et au mouvement de la ville. À ses deux autres fils et pour leur malheur, il avait légué ce goût immodéré pour la vitesse et pour l’agitation qui règne dans les cités. Ce soir-là, sur la route de Périgueux, ils avaient rejoué « la fureur de vivre » et en étaient morts. De l’amas de tôle froissée enroulée autour d’un platane, les pompiers avaient désincarcéré trois corps sans vie affreusement mutilés.

    Patrick qui ne conduisait que par nécessité, n’avait plus jamais repris le volant depuis l’accident. Il se contentait de son vieux vélo ou de ses pieds pour son déplacement les plus courts. Pour les autres, il utilisait le car ou le train. C’est de cette façon qu’il avait exorcisé sa douleur et sa colère. Elle, c’est en cessant de rêver qu’elle l’avait fait, ne se permettant plus le moindre songe susceptible de lui montrer un avenir, fût il radieux.

    En ce remémorant le terrible drame, elle se rappelle aussi son dernier rêve, le premier depuis deux ans. Il s’impose à elle, violent et si réaliste…Elle s’y est totalement identifiée à la petite fille de cette époque reculée.

    Ehi Sha …Où son imagination est-elle allée chercher ça ? Elle ne peut s’empêcher de penser que la réapparition de sa faculté de rêver coïncide étrangement avec son aventure de la veille.

    Jonathan Sauveur… Ce nom ne cesse de la troubler autant que l’a fortement troublée son propriétaire. Elle le revoit, puissant, si beau, si sauvage ! Plus vieux mais tellement semblable au jeune héros de son aventure onirique. Comment sa fertile imagination l’a-t-elle baptisé déjà ? Roh Ahr Anh… Il ya aussi Sha Rah, Pahr Anh, Mah Rah et les autres. Encore très nets dans sa mémoire, tous ces personnages lui paraissent aussi réels que s’ils avaient vraiment vécu. Elle impute néanmoins ces prénoms fantaisistes aux bizarres consonances, à sa passion pour les aventures de « Rahan, le fils des âges farouches », héros blond et musclé d’’un tas considérable de vieilles BD oubliées dans une malle au grenier, qu’elle a lues et relues sans jamais s’en lasser ! Elle trouve que son sauveur onirique lui ressemble beaucoup. Finalement, sans même le savoir, ce père auquel elle ne pense jamais sans colère, lui aura légué quelque chose de précieux : petite fille amoureuse du beau guerrier des âges farouches, elle l’est très vite devenue de la préhistoire. Car c’est bien depuis ce temps béni de lecture solitaire, assise dans la poussière du grenier avec pour seul éclairage une petite lucarne au-dessus de sa tête, qu’elle est fascinée par tout ce qui touche à l’apparition de l’homme sur la Terre et à sa longue évolution jusqu’à nous, de l’australopithèque au néandertalien jusqu’à l’homo sapiens et à l’homme de Cro-Magnon, notre plus proche parent. Elle a lu tout ce qu’on peut lire, écouté tout ce qu’on peut dire, vu tout ce qu’on peut voir sur le sujet, de la fiction pure et simple - tel le film « La guerre du feu » qu’elle a vu un bon nombre de fois et plus récemment « Ao le dernier Neandertal » - à des reconstitutions virtuelles telles « L’Odyssée de l’espèce » ou « Homo sapiens » qu’elle a regarde comme on regarde le plus passionnant des films d’aventures. Sa bibliothèque personnelle est pleine à craquer de bouquins sur la préhistoire, la paléontologie et la paléoanthropologie. Et pour cause, c’est l’objet même de ses études. « Ceci expliquant cela ! » Se dit-elle pour mettre fin aux fumeuses élucubrations de son esprit encore embrumé de sommeil. En effet, voilà-t-il pas qu’elle se met à voir des similitudes troublantes entre les prénoms de la réalité et ceux de son rêve : Élisa, Ehi Sha par exemple ! Sans parler de Sarah et Sha Rah ou encore de Jonathan et Roh Ahr Anh ! Son imagination bouillonnante lui joue de ces tours ! Mais peu importe, elle a recommencé à rêver et ce fait à lui seul est source d’inquiétude, voire d’angoisse. Ce qu’elle craint le plus au monde à présent, c’est de voir revenir avec les songes, de terribles prémonitions comme celle qui annonçait le drame qui a endeuillé sa famille et qu’elle n’a pas voulu interpréter. Elle a bien peur d’avoir perdu le contrôle étroit qu’elle exerçait depuis deux ans sur son subconscient. Elle espère de toute son âme n’avoir pas rouvert la dangereuse boîte de Pandore.

    Comme Ehi Sha; - décidément, ce rêve l’a marquée - elle s’ébroue, repousse le drap et se lève. Il est déjà six heures. Dans une heure elle doit être partie si elle ne veut pas être en retard. Une bonne douche lui remet les idées d’aplomb. Par la fenêtre de sa chambre elle voit le ciel bleu de ce superbe matin d’été. Il fera encore beau et chaud aujourd’hui. Pas besoin de se couvrir, un jean et le tee-shirt emblématique du magasin sur lequel figurent en photo-impression les peintures rupestres des célèbres grottes de Lascaux, feront l’affaire. Elle entend le doux remue- ménage dans la cuisine. Comme d’habitude, sa mère est la première debout. Elle prépare un copieux petit déjeuner pour eux trois. Patrick est sûrement déjà en train de faire son sac. En fin de matinée, il reprend la route pour la Haute-Provence. Le car jusqu’à Sarlat, puis le train pour regagner ses montagnes où il retrouvera ses chers moutons.

    Aujourd’hui, c’est dimanche, jour de repos pour Sarah qui travaille du lundi au samedi en pleine saison. Pour ce qui est de ses propres repos, cette année exceptionnellement, elle bénéficie de son lundi ainsi que d’un week-end sur deux que lui fait Chloé, tout comme elle a accepté de lui faire tous ses lundis. Sans cet arrangement avec son amie et en l’absence de la vendeuse habituelle, elle aurait dû travailler sans interruption tout son mois de juillet puis enchaîner illico le mois d’août avec ses horaires au Musée. Autrement dit la galère mais elle a besoin d’argent pour financer ses études alors…

    Il faut qu’elle s’active. Le week-end, la boutique fait le plein de clients, surtout en cette période de vacances durant laquelle les touristes affluent dans la région.

    La douche l’a revigorée. Elle en avait bien besoin. En effet, sa mésaventure de la veille l’a beaucoup fatiguée et sa nuit ne l’a pas reposée car son aventure onirique n’a fait que rajouter à son immense lassitude. Ses vêtements enfilés, elle remonte sa longue chevelure brune en un discret chignon. Elle termine par un très léger maquillage. La voilà prête. Les odeurs qui s’échappent de la cuisine la mettent en appétit. Café, croissants chauds, pain de campagne, confiture et miel maison- ils ont deux ou trois ruches et une centrifugeuse- lait et beurre frais de la ferme d’à côté, jambon de pays…Tous ces délices odorants n’attendent plus qu’elle. Sa mère et son frère sont déjà attablés.

    - Bonjour ma chérie ! L’accueille Sarah.

    - Bonjour mamoune ! Répond-elle en se penchant pour l’embrasser.

    Puis elle fait de même avec Patrick

    - Bonjour grand frère !

    - Bonjour sœurette ! Bien dormi ?

    - Pas vraiment ! Après hier soir tu sais …

    - Je comprends ! C’est vrai que tu as les yeux cernés petit cœur !

    - Il a raison ma puce ! Renchérit sa mère. Il faut vraiment que tu ailles travailler aujourd’hui ?

    - C’est mon tour maman, tu le sais bien. Chloé m’a déjà fait mon samedi, je ne peux pas lui demander de me remplacer encore une fois.

    - Bon, alors dépêche-toi d’avaler ton petit déj’ ou tu seras en retard. Tu ne veux pas prendre le car, ou au moins ton vélo ce matin ?

    - Non maman, je préfère marcher. Allez, je me dépêche !

    Entre ces deux êtres qu’elle aime plus que tout au monde, elle se sent protégée, à l’abri malgré l’angoisse qui s’est réveillée en elle. Elle repense à la petite Ehi Sha de son rêve qui lui ressemble tellement. Elle aussi a perdu son père et deux de ses frères. Elle aussi attend chaque fois avec la même impatience le retour du seul qu’il lui reste. Sa mère elle aussi, bien que ce soit pour d’autres raisons, a eu à subir la honte et l’ostracisme des habitants des Eyzies après la mort de son compagnon et de ses fils. Ce rêve qui semble ne pas vouloir quitter son esprit lui revient encore et encore. La fin surtout qui se rappelle soudain à elle avec une étonnante acuité :

    …Roh Ahr Anh n’a fait qu’un  court séjour à la caverne. La journée de leur arrivée, son frère et lui ont accepté de rester quelques jours afin de se reposer de leur longue saison de chasse. Mais avant cela, il a fallu que Pahr Anh narre comment les deux étrangers les ont secourus vaillamment lors de l’attaque des loups qui avait déjà fait deux victimes chez les chasseurs de la caverne, car dès qu’ils sont apparus, ainsi que l’avait prévu Ehi Sha, hommes et femmes valides ont d’abord levé massues et lances contre eux en grognant de défiance ! Ensuite ils leur ont fait la fête en voyant le surplus de viande fraîche que les deux jeunes hommes apportaient en compensation de leur séjour ainsi que de la mort des deux chasseurs du clan. Un beau bison - dont l’épaisse fourrure a été offerte à la toute jeune mère en deuil pour la consoler de la perte cruelle du père de son enfant - ainsi qu’un renne splendide. Puis a eu lieu la veillée autour du feu. Face à une assemblée émerveillée, Roh Ahr Anh et Rah Fahêh son frère aîné, ont raconté leurs aventures de nomades sans cesse à la recherche de nouveaux territoires de chasse. Ils ont décrit et même dessiné sur les parois à l’ocre et à la suie, les tribus qu’ils ont rencontrées. Certaines très amicales les ont accueillis aussi bien que le clan de la caverne, tandis que d’autres, féroces et sanguinaires les ont fait fuir à toutes jambes après leur avoir volé leur gibier.

    Les deux jours qui ont suivi ils ont appris au clan de la caverne à fabriquer de bizarres abris de branches entrecroisées tendues de peaux assemblées afin de vivre plus à l’aise durant la saison chaude. Aidés des hommes de la tribu, ils ont élevé les deux premières huttes sur le large méplat en bas de la grotte.

    -De cette façon, vous serez encore suffisamment En-Hauteur pour surveiller les alentours autant que pour éviter les crues de la rivière. Leur a assuré Roh Arh Anh

    Même les plus vieux l’ont écouté tellement il montrait de mâle autorité et de grande sagesse pour son jeune âge.

    La veille était déjà le dernier soir autour du feu encore riche d’histoires partagées…

    Lorsque l’aube survient, Ehi-Sha n’a pas dormi. Elle est très triste. Elle sait que son sauveur va partir et elle s’étonne d’en éprouver autant de chagrin. Cependant, comme le soleil levant illumine le jour naissant, une lueur d’espoir illumine son cœur serré. La veille, avant d’aller s’étendre sur la couche désertée d’un des deux absents, il lui a dit : « Ne soit pas triste petite sœur de Pahr Anh ! Nous nous reverrons ! » Du coup, elle se lève presque joyeuse. Pour rien au monde elle ne voudrait manquer ses adieux avec le jeune chasseur.

    Elle a eu raison de se lever si tôt. Roh Ahr Anh et Rah Fahêh sont déjà sur le départ. On leur a donné des fruits et une bonne provision de viande boucanée en échange du bison et du renne qu’ils offrent au clan. Avant de se mettre en route, Rho Ahr Anh s’est approché d’elle, il s’est baissé et lui a dit à l’oreille : « Rappelle-toi ce que je t’ai dit, je te le jure, nous nous reverrons Ehi Sha ! Ne m’oublie pas ! »…

    Élisa sursaute. Ce sont à peu près les mêmes mots que ceux de Jonathan la veille. Décidément, le beau dompteur l’a marquée bien plus qu’elle ne le croyait.

    - Eh ma fille ! Tu rêvasses ? Ce n’est pas le moment ! L’interrompt sa mère, la faisant sursauter une seconde fois.

    Elle voudrait bien pouvoir s’attarder sur des choses futiles comme celles qui occupent les pensées des filles de son âge ! Non, elle ne rêvasse pas ! En revanche, elle a rêvé la nuit dernière et c’est bien ça le problème. Dans sa tête, songe et réalité se mêlent inextricablement.

    - Non… Je repense à hier soir. C’est bizarre ce qui m’est arrivé, hein?

    - Je te l’accorde ! Ce n’est pas tous les jours qu’un tigre s’amourache de toi !

    - Ce n’est pas drôle m’man ! J’ai eu la frousse de ma vie !

    - Allons ma puce, oublie ça et remue-toi sinon le magasin n’ouvrira pas à l’heure !

    Le petit déjeuner terminé, ce sont les embrassades à n’en plus finir avec Patrick qui sera parti quand elle rentrera. Elle refoule courageusement quelques larmes. C’est toujours aussi difficile de le voir s’en aller. Ce qui la console, c’est ce qu’il leur a annoncé un sourire faraud au coin des lèvres : « Au fait les filles, la prochaine fois que je viens, je vous amène une surprise…et demi ! ». Le grand frère a donc enfin trouvé chaussure à son pied de montagnard et des petits chaussons avec ! Génial ! Allez, trêve de rêverie ! Sa mère a raison, l’heure tourne.

     

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  • Commentaires

    4
    Vendredi 13 Janvier 2023 à 10:46

    Je ne me souviens de mes rêves que très exceptionnellement et c'est mieux car souvent ce plus des cauchemars. 

    Bises

    3
    Jeudi 12 Janvier 2023 à 20:02

    Bonjour Anne Marie

    tu nous laisses sur une belle note de curiosité

    Une histoire qui nous captive !Super bien écrit !

     

    Je te souhaite une bonne journée du jeudi

    Jane

    2
    Jeudi 12 Janvier 2023 à 19:03

    Comme Elisa, je ne me souviens pas de mes rêves mais des cauchemars oui !

    Joli ton écrit avec pleins de détails.

    bisous mon amie

    1
    Jeudi 12 Janvier 2023 à 18:48

    Le prochaine visite, avec une surprise... et demi, sourire...  amitiés, jill 

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