• "Les rêves d’Élisa" - Chapitre 7

    Le mois d’août est arrivé avec son cortège de touristes. Sa mère est en vacances. Chloé, aussi qui a moins besoin d’argent qu’elle pour financer ses études. Sans être des nababs, ses parents gagnent bien leur vie. Sa mère est prof de Français à Périgueux, son père médecin aux Eyzies. Si Chloé travaille l’été, c’est autant par souci d’indépendance vis à vis d’eux que pour se faire un peu plus d’argent de poche, avoue-t-elle. C’est vrai qu’elle est assez dépensière !

    Joyeuse, Élisa a entamé son job d’hôtesse d’accueil au Musée de la préhistoire.

    Elle commence bien plus détendue que d’habitude. Il faut dire que cette année, elle n’a pas été fatiguée par la mauvaise humeur permanente de Maryse, la vendeuse titulaire du magasin de souvenirs qui a exceptionnellement pris ses congés en Juillet. Ce qui explique aussi qu’elle ait pu partager un peu de son emploi du temps à la boutique avec Chloé et qu’elle l’ait fait de si bon cœur bien que ce partage l’ait privée du surcroît de rémunération dont elle aurait bénéficié en l’absence de l’irascible Maryse. Laquelle se taille habituellement la part du lion d’habitude, ne lui octroyant pour la remplacer que les deux jours du week-end. Les plus chargés certes mais qui ne compensent pas pour autant la paye qu’elle a gagnée cette année en effectuant quatre semaines quasi complètes de travail en plein boum estival, période durant laquelle la boutique ne ferme pas. De plus, chaque fois que la pétasse blonde prend le relais, elle vérifie et revérifie la caisse au cas où.

    « On ne sait jamais avec ces petites étudiantes. La dope ça coûte cher, pas vrai ? » Clabaude-t-elle sitôt que la petite étudiante en question a le dos tourné.

    Des allusions empoisonnées, elle en fait d’autres à son sujet, du style :

    « Tel père, telle fille, tels frères telle sœur ! Eux, c’était les femmes et l’alcool, elle c’est sûrement la drogue et les hommes, ceux des autres naturellement ! » Ou « Ne vous fiez pas à ses airs de sainte nitouche. C’est juste pour ici. Vous pensez bien qu’à Bordeaux, ça doit défiler dans sa piaule d’étudiante ! »

    Il ne manque pas de bonnes âmes pour lui répéter ses propos venimeux. Maryse n’a aucune raison de la détester et si elle n’était pas la fille Barjac, peut-être auraient-elles pu être amies. D’autant plus qu’elles ont même failli devenir belles-sœurs. Le mariage était prévu, les faire-part envoyés, la salle retenue, la robe commandée et payée rubis sur l’ongle par ses parents. Le couple très épris ne cachait pas son bonheur. Tout fut brisé à la mort de son futur beau-père et de ses deux fils délinquants, lorsqu’elle apprit, comme tout un chacun aux Eyzies, qu’il ne laissait que des dettes à sa femme et à ses deux enfants survivants. Elle rompit sine die avec l’indigne fiancé, la rage au ventre d’avoir été bernée, comme elle dit alors. Elle empocha les cadeaux qui avaient déjà été livrés et poussa la mesquinerie jusqu’à se faire rembourser sa robe par Patrick.

    « Pendant que tu peux encore » Cracha-telle.

    Pour y parvenir-la robe étant hors de prix - il vendit son tout terrain. Il le fit également par réaction à l’accident violent qui avait tué son père et ses frères et pour aider sa mère qui ne s’en sortait pas. Il lui donna la presque totalité de ce qu’il lui restait du produit de la vente ne gardant que quelques économies. Un mois à peine après le drame, doublement miné par le chagrin, désireux de s’éloigner de la pimbêche qui avait été son amour et qui le montrait désormais du doigt comme le pire des pestiférés, il quitta les Eyzies pour la Haute-Provence où il se fit embaucher comme apprenti berger.

    Le fait qu’il ne soit pas là pour se défendre, n’empêche pas Maryse de l’accabler de sa vindicte

    « Et saint Patrick, vous croyez qu’il fume de l’herbe de Provence et boit seulement de l’eau de source dans sa bergerie ? » Répète-t-elle à qui veut l’entendre.

    Heureusement, beaucoup de ceux qui ont agi comme elle au moment des faits, ont depuis révisé leur jugement envers les Barjac. Aujourd’hui, la veuve et ses deux enfants sont estimés à leur propre valeur, plus à l’aune des trois noceurs qu’étaient Michel, Marc et Paul. Voilà pourquoi en dépit de Maryse mais surtout grâce à la mère de son amie la plus chère et la plus fidèle, Élisa a obtenu cette providentielle place de vendeuse. Peu lui importe la méchanceté de Maryse et de celles et ceux qui l’écoutent. Elles ne sont jamais en même temps derrière la caisse, elle n’a donc pas à subir de plein fouet sa langue de vipère. De plus, totalement en règle avec sa conscience, elle se sent à l’aise face à ses détracteurs, répondant par le silence et le mépris aux accusations mensongères qu’ils colportent. Ce qui la met très mal à l’aise en revanche, c’est son propre mensonge envers sa meilleure amie. Un mensonge qui concerne ce qu’elle ressent pour Jonathan dans le secret de son cœur alors que devant Chloé, elle joue l’indifférence à s’en faire mal !

    Il lui a dit qu’ils se reverront alors pourquoi ne se manifeste-t-il pas ? Parce qu’il a autre chose à faire que de s’embarrasser d’une godiche comme elle pardi ! Il y est allé de son boniment avec elle comme il l’a sûrement déjà fait avec d’autres spectatrices ensorcelées par son charme dévastateur. Avec combien d’entre elles est-il allé plus loin qu’un simple baiser ? Sans compter qu’il n’a probablement que l’embarras du choix rien que parmi les femmes qui l’entourent quotidiennement au cirque, à commencer par la jolie Carla. Elle a bien vu de quelle manière possessive la jeune danseuse le regardait pendant leur numéro ! Il y a aussi l’écuyère, le trio d’antipodistes, la gracieuse funambule, les deux partenaires féminines du quatuor de trapézistes et toutes les autres, de la caissière à l’entrée aux vendeuses de bonbons et de programmes… En plus, il n’y a pas beaucoup de laiderons au cirque d’après ce qu’elle a pu voir ! Elle est jalouse et se sent folle de l’être. N’est-elle pas complètement ridicule de fantasmer ainsi sur un homme qu’elle n’a vu qu’une fois ? Ridicule au point d’en occulter le côté étrange de son histoire : le tigre amoureux, l’inconnu qui l’appelle par son prénom, qui lui écrit avant de l’avoir rencontrée, le baiser sous les étoiles…. Elle ne comprend décidément rien à ce qui lui arrive et cela lui semble parmi tant d’autres, une bonne raison de ne rien dire à Chloé.

    Le souvenir trop vif de Jonathan ajouté à ce mensonge qui la tourmente, tout cela la mine et nuit à son habituel entrain, l’obligeant à se remettre en cause. Elle est consciente de s’enfoncer dans une espèce de pot au noir dont il lui sera difficile de sortir si elle ne réagit pas rapidement. Les somnifères lui pompent toute son énergie. Le matin, elle est vaseuse et la journée, elle a bien du mal à se maintenir à son habituel top niveau. Si le sourire, la politesse, le dynamisme sont des qualités indispensables dans le commerce, elles le sont tout autant à l’accueil du Musée. Or elle n’est plus sûre de les posséder en totalité. Certaines remarques aigres-douces qu’elle a entendues à son sujet, lui prouvent qu’il est plus que temps qu’elle se reprenne. Quant à sa mère, elle commence à se poser des questions sur son état et sur la raison pour laquelle elle lui pille sa réserve de comprimés. Elle a inventé un nouveau mensonge rien que pour elle en lui disant que depuis sa mésaventure au cirque, elle fait des cauchemars épouvantables.

    - Il faut arrêter ça tout de suite ma fille ou tu vas devenir dépendante, comme moi ! Je te jure que je préfèrerais mille fois m’en passer tu sais ma chérie ! Pour toi, ça n’est pas trop tard, alors arrête maintenant, crois-moi !

    A supplié Sarah, inquiète. Elle lui a promis juré d’arrêter avant la rentrée universitaire.

    D’ici là, elle espère bien avoir mis un point final à ses chimères et réussi à oublier le dompteur. Peut-être qu’alors elle décidera de tout raconter à Chloé. Elles pourront en rire toutes les deux comme d’une bonne blague en se moquant d’elle, de son romantisme à l’eau de rose et de son imagination délirante. En attendant, chaque soir, avant d’avaler le comprimé qui lui donne un sommeil sans rêve, elle sort la feuille chiffonnée de son tiroir et elle en lit et relit jusqu’à se faire mal aux yeux les mots sibyllins :

    « Nous nous reverrons Élisa, ne m’oublie pas !

    Demain, elle ira voir Martha. À elle probablement, dira-t-elle tout comme elle l’a toujours fait. Plus qu’une amie, Martha est comme une deuxième maman pour elle depuis sa plus tendre enfance. Un peu plus âgée que sa mère, mais toujours aussi brune et hâlée qu’une gitane et vêtue de longues jupes dansantes, elle a l’air bien plus jeune et remplie de vitalité que Sarah. Elle habite à Manaurie dans une ancienne ferme isolée. Une belle propriété sur laquelle se dresse une grande maison bien trop grande pour deux. Avec Harold, son mari - « l’English » comme on l’appelle dans le coin - un brave homme aussi baba cool qu’elle, Martha vit de l’apiculture et de l’herboristerie. Accessoirement aussi, elle écoule une partie de la production de laine de Patrick dont elle est la marraine. Chère Martha, lorsque sa mère a été dans le trente sixième dessous après le drame et le scandale qui ont failli la détruire, elle a été là pour la famille endeuillée. Pour Sarah que le chagrin étouffait au point qu’elle en devenait aveugle et sourde à celui de ses deux autres enfants. Pour Patrick fou de rage envers les trois défunts et rongé de remords de n’avoir pas su empêcher ses frères de suivre leur père. Mais c’est surtout pour elle que Martha a été là, parce que tout à leur peine, les deux autres n’ont pas eu la force de la consoler de cette triple perte ni de la défendre contre la méchanceté de ceux qui, à l’époque, se sont mis à la traiter de bâtarde.

    Dernière née dix ans après les jumeaux alors que Michel trompait déjà sa femme pis que pendre, on murmurait que celle-ci le lui avait bien rendu ! À n'en pas douter, ce fruit tardif ne pouvait être que celui de la vengeance pour Sarah. D’un coup, nul n’a plus vu la moindre ressemblance entre le père et la fille. Encore reconnaissante, elle se souvient qu’avec la pugnacité et la tchatche qui la caractérisent, « cette espèce de sorcière »- comme l’appellent les gens du cru qui vont néanmoins s’approvisionner en remèdes de toutes sortes chez elle - est alors montée au créneau et a réussi à faire taire la rumeur.

    Oui, demain elle ira voir Martha et elle lui parlera même de la Mah Rah de son rêve insolite qui lui ressemble comme une sœur d’une autre époque.

     

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  • Commentaires

    2
    Dimanche 15 Janvier 2023 à 13:57

    Toujours aussi passionnant !

    Bon dimanche.

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    1
    Samedi 14 Janvier 2023 à 20:06

    Cette Martha, amie précieuse... à suivre, amitiés, JB

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