• "Les rêves d’Élisa" - Liberté - Chapitre 3

    L’été sera bientôt là.

    Voilà près d’un mois qu’elle attend. Chaque jour, du matin au soir, elle passe des heures près du ponton. Une main en visière sur le front, elle scrute l’horizon à s’en brûler les yeux. Elle est devenue maigre à faire peur. Les villageois jettent sur elle des regards de pitié non dissimulée. Elle n’en a cure !

    Elle ne se nourrit que pour ne pas mourir. Ne se lève qu’avec un seul but, aller attendre Jonathan. Chaque soir, désespérée, elle appelle le sommeil de tous ses vœux, juste pour y retrouver ses rêves d’autrefois ! Ceux où elle tombait amoureuse de son sauveur. Ceux où elle vivait heureuse avec lui. Ceux où ils faisaient ensemble le plus bel enfant du monde. Mais le sommeil, quand il vient enfin, se fait tellement chiche que les rêves en sont totalement absents! 

    Alors elle maudit Martha qui s’entête à lui apporter chaque jour au moins un repas qu’elle la force à avaler, la menaçant de la faire enfermer à la maison de cure si elle persiste à refuser de s’alimenter.

    Elle maudit les habitants de Liberté qui lui imposent leurs regards empreints de commisération, leurs visites pleines de sollicitude pour voir si elle ne manque de rien.

    Elle maudit Andrew, le doyen de Liberté qui lui envoie régulièrement les jeunes hommes célibataires censés lui apporter aide et protection, puisque son compagnon n’est plus là pour le faire.

    Elle maudit la Sphère qui lui a inoculé des rêves à son corps défendant et qui n’est plus là pour les générer alors qu’à présent, elle en aurait tellement besoin !

    Mais plus que tout, elle maudit Jonathan de l’avoir laissée seule.

    - Où que tu sois, tu as intérêt à revenir ! Hurle-t-elle à l’océan désespérément vide !

    Et en même temps, elle se dit que s’il apparaissait maintenant, elle pourrait le tuer tant sa colère contre lui gronde et enfle au fur et à mesure que le temps passe !

    Depuis quelques jours, une idée insistante trotte dans sa tête. Une idée tellement délirante qu’elle n’ose s’en ouvrir à personne, à Martha surtout ! La guérisseuse est déjà bien assez convaincue qu’elle devient folle !

    Cette idée lui est venue une nuit plus cruelle que les autres, pendant qu’elle suppliait une fois de plus le sommeil de venir la prendre. Les yeux clos, dans l’espoir qu’il l’exaucerait enfin, elle a vu, ou du moins, cru voir Jonathan dans les profondeurs de la Sphère, prisonnier, voué à plus ou moins long terme au niveau létal. Un Jonathan reformaté, robotisé, privé de ses souvenirs, privé de la parole, ce qui expliquerait pourquoi il ne l’appelle plus comme il l’a toujours fait jusqu’à présent.

    Cela expliquerait également pourquoi elle ne rêve plus, puisque Jonathan était le pilier omniprésent de ses vies oniriques ! Or seule la conscience lui permettait cette faculté.

    Un autre mois a passé. Entre temps l’étrange hypothèse d’un Jonathan prisonnier de la Sphère a fait son chemin en elle et bien qu’elle soit presque aussi effroyable que celle de sa mort en mer, elle a au moins le mérite de la conforter dans sa certitude qu’il est vivant autant que d’entretenir l’étincelle d’espoir qui la maintient en vie.

    Une vie à laquelle elle reprend goût petit à petit sans que quiconque soit en mesure d’en comprendre la raison. Même si l’appétit ne lui est pas vraiment revenu, elle s’efforce d’avaler chacun des repas que Martha lui prépare avec une obstination qui ne faiblit pas. Elle entretient scrupuleusement sa maisonnette. Elle participe autant que faire se peut à la vie de la communauté, assiste sans dire un mot aux réunions durant lesquelles, personne au demeurant ne lui pose la moindre question. On respecte son silence que l’on attribue au deuil.

    Personne non plus, y compris Martha, ne lui a demandé pourquoi elle ne se rend plus près du ponton pour y attendre Jonathan. Chacun se dit qu’enfin, elle s’est résignée à sa perte, comme l’ont fait les femmes des autres disparus. Andrew a néanmoins renoncé à lui envoyer les jeunes célibataires de Liberté. Cette femme muette et austère en rebute plus d’un d’ailleurs !

    Si elle a repris des forces et perdu cette maigreur inquiétante pour Martha qui la couve comme une mère, elle n’a toujours pas retrouvé les courbes qui faisaient d’elle la jeune femme si attirante dont s’était follement épris Jonathan. Elle ne veut plus attirer personne et pour bien le faire savoir, elle est allée jusqu’à couper sa longue chevelure brune et s’habille désormais comme les hommes du village.

    Chaque jour, quel que soit le temps, elle sort de l’enceinte de Liberté pour de longues promenades à cheval en solitaire. Weena, sa jument pommelée, ne demande pas mieux ! Elle dépérit depuis que sa maîtresse a accepté de céder Yaki, l’étalon noir de Jonathan qui partageait son enclos, à un jeune homme de Liberté. Nul ne s’avise de la suivre. Pas même Martha ou Mélodie devenue sa meilleure amie depuis la disparition de leurs compagnons respectifs. La seule fois où les deux femmes s’y sont essayées, le regard noir creusé de cernes d’Élisa les en a dissuadées.

    - J’ai besoin d’être seule ! A-t-elle lancé comme pour s’excuser.

    Elle s’en veut terriblement de les tenir ainsi à l’écart ! Elle a le sentiment de les trahir, de bafouer leur amitié qui se traduit par un profond besoin de la protéger. Elle a honte de son attitude envers Mélodie qui a beaucoup souffert elle aussi, de la disparition de Rafael mais qui, au contraire d’elle a admis la mort de son compagnon.

    L’argument dont elle use et abuse chaque fois que leur velléité de l’accompagner se manifeste un tant soit peu est la pure vérité, même si ce besoin de solitude n’est pas uniquement dû à son chagrin mais qu’il sert surtout de parfaite excuse à son inavouable projet. Elle est tellement sûre que si elle leur disait la vérité, Mélodie et Martha ferait tout pour l’empêcher de le mettre à exécution !

    Ce que ses protectrices dévouées ignorent, comme le reste du village, c’est qu’elle s’entraîne, allant chaque fois de plus en plus loin car une idée folle a germé dans sa tête, celle d’aller libérer Jonathan et les autres disparus, des griffes de la Sphère. Parce que si Jonathan n’est pas mort, eux non plus ne le sont pas. Elle ne peut parler de son projet à quiconque. Elle passerait pour une folle ! Tous sont tellement persuadés qu’elle a fait son deuil !

    Alors elle se prépare. Elle affûte son corps. La route sera longue et difficile, elle aura besoin de toutes ses forces pour l’affronter. Elle affûte sa mémoire aussi, pour qu’elle lui restitue détail après détail, le chemin emprunté de la Sphère à Liberté. Les montagnes, les collines, les cols, les vallées, les abris, les sentiers et les tumulus, les rivières, les forêts… Tout lui revient peu à peu. Afin de seconder au mieux sa mémoire à tout instant lors de son trajet, elle a reproduit au pinceau sur une toile de chanvre et à la seule lueur de sa lampe à huile, l’unique carte de l’itinéraire des extracteurs qu’elle subtilisait chaque soir et remettait subrepticement en place chaque matin, avant l’aube.

    Elle s’est construit une cabane dans une forêt assez éloignée de Liberté, sur le chemin de ce qu’elle appelle désormais « le retour vers l’enfer ». Elle y entrepose en secret tout ce dont elle aura besoin pour son expédition aventureuse : son sac à dos bien sûr et, réparti dans d’autres sacs de toile étanche, des vêtements et des chaussures de rechange, une longue veste à capuche pour la pluie, un large chapeau de paille tressée pour le soleil, quelques récipients pour cuisiner, de bonnes pierres à feu pour éviter d’avoir à en chercher, de la viande et du poisson séchés, des fruits secs, une boîte pleine de pilules nutritives prélevées par les extracteurs dans les distributeurs de la Sphère, qu’elle a discrètement récupérées dans la pharmacopée de la maison de cure. Elle a également prévu onguents, herbes médicinales diverses et pansements pour elle et la jument. Ses armes de chasse et de défense, complètent son équipement : l’arc et le carquois rempli de flèches que lui a offert Jonathan pour leurs parties de chasse, un gourdin noueux, un harpon pour la pêche en rivière. Elle s’est cousu deux grandes outres de peau pour ses réserves d’eau, comme le faisait Ehi Shah dans ses rêves. Elle pourra y remplir sa gourde et le bac abreuvoir de Weena, en l’absence de points d’eau. Elle n’a pas oublié les deux grands sacs de bat remplis d’avoine pour sa jument - merci Djibril et sa connaissance des plantes fourragères- ainsi que des fers de rechange et l’outillage nécessaire pour les poser. Le forgeron de Liberté lui a appris comment s’y prendre.

    Il est heureux qu’à l’instar de ses lointains ancêtres préhistoriques, la jeune communauté ait redécouvert  « l’âge du fer » ! Tout cela constitue un chargement assez volumineux, elle en a conscience mais il est indispensable pour le long périple qui l’attend. Un mois environ, a-t-elle compté, en croisant les doigts que rien de fâcheux ne la ralentisse.

    Pour le reste, elle espère bien trouver des compléments de nourriture fraîche pour elle et sa monture sur le chemin. Pour étancher leur soif et remplir régulièrement ses outres, il y aura les rivières et les différents points d’eau qui jalonnent son parcours, bien marqués sur la carte.

    Elle ne peut s’empêcher de remercier Ehi Sha, son double préhistorique, pour tout ce qu’elle lui a appris en matière de survie !

    Il y a maintenant une semaine, alors que le village dormait encore, elle a amené à la cabane, le chariot dont Jonathan et elle, ont le droit de disposer comme bon nombre d’habitants de Liberté. Solides et légers, ils servent entre autre, à rentrer les récoltes de la communauté. Curieusement et heureusement, nul ne semble s’être aperçu de sa disparition. Tiré par Weena qui en a l’habitude, il lui servira à transporter ses « bagages ».

    Elles seront bientôt prêtes toutes les deux. Le départ approche ! Il le faut ! Il en va de la vie de Jonathan et de ses compagnons d’infortune.

    Ce qu’il a fait pour elle, elle va le faire pour lui !

     

     

     

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  • Commentaires

    1
    Lundi 20 Février 2023 à 10:17

    Un juste retour des choses, surtout quand on aime quelqu'un... amitiés, jill 

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