• L'Arbre 1- Chapitre 6

    Il l’observe. Plus, il la scrute, cherchant à savoir ce qui cloche chez elle, ce qui a changé, ce qui fait qu’elle est à la fois la même et une autre. C’est si ténu qu’il ne parvient pas à saisir le truc.

    Après sa maladie, elle déjà si mince avait terriblement maigri. Ses yeux s’étaient creusés, ses joues émaciées. Sa taille était devenue si fine qu’il en faisait presque le tour de ses mains jointes. Tout cela, c’était la partie visible de l’iceberg.  Quant à la partie invisible, il était incapable d’en discerner la profondeur et les changements.

    Comme perdue en elle-même, pendant trois mois elle avait paru ne jamais vouloir sortir de l’étrange et inquiétante torpeur dans laquelle elle était plongée. Pire, elle semblait s’y complaire.

    Parfois, il avait l’impression qu’elle cherchait dans les méandres de son esprit quelque chose qu’elle y eût perdu. Muette, tendue, elle demeurait de longues heures assise, les poings serrés, les sourcils froncés sur ses yeux mi-clos, totalement immobile. De temps à autre, rompant cette parfaite immobilité, un long soupir de frustration soulevait sa poitrine. Exaspérée, elle faisait non de la tête plusieurs fois, serrant et desserrant convulsivement les poings puis elle retombait dans sa passive transe et reprenait ses secrètes recherches. Quand il rentrait, il la retrouvait ainsi, absorbée, aveugle et sourde à tout ce qui n’était pas cette silencieuse introspection. Ce n’est que lorsqu’il s’approchait pour l’embrasser qu’elle prenait enfin conscience de sa présence.

    Elle n’avait plus évoqué le mort de la montagne et paraissait avoir tout oublié de sa fugue. Ce qu’il ignorait c’est que précisément, ce sont ces souvenirs-là qu’elle tentait de retrouver. C’est ce vide dans sa mémoire qu’elle cherchait à combler. Un vide peuplé de bizarres réminiscences où les arbres semblaient jouer un rôle capital. Elle venait dans le jardin et me regardait d’un air perplexe, comme si j’eusse détenu les réponses à ses questions, sans savoir à quel point elle était près de la vérité. Une vérité qu’elle devait découvrir par elle-même. Elle m’encerclait de ses deux bras, posait sa joue veloutée sur l’écorce rugueuse de mon tronc et me parlait.

    - Peux-tu me dire, toi, ce qu’il m’arrive ?

    Je lui répondais mais elle ne m’entendait toujours pas.

    Il l’observe tandis qu’enlacée à moi elle implore en pleurant :

    - Aide-moi ! Je t’en prie, aide moi !

    Il s’approche, la détache de moi, la prend contre lui, l’entraîne loin de moi.

    - Je veux bien t’aider ma chérie mais il faut que tu me dises ce qui ne va pas.

    Elle le suit hébétée, sans comprendre ce qu’il veut, tout comme il n’a pas saisi qu’elle ne s’adressait pas à lui.

    Il doit s’avouer qu’il la comprend de moins en moins et se surprend à penser qu’il ne l’a d’ailleurs jamais vraiment comprise. Parfois, elle le regarde sans le voir ou le dévisage comme si elle ne le reconnaissait pas. Il se sent alors étranger dans sa propre demeure ; étranger face à une étrangère qui se rétracte dès qu’il la touche. Parfois au contraire, elle s’accroche à lui telle une naufragée, tremblante et secouée de sanglots. Quand il lui demande le pourquoi de cette indicible peine, elle lui répond :

    - Je ne sais pas…Je ne sais plus…

    C’est dans ces moments-là justement, tandis qu’elle cherche le réconfort dans le robuste abri de ses bras, qu’il se sent envahi, agressé, étouffé. Il lui répugne de n’être pour elle qu’une bouée de sauvetage et il enrage de la voir pleurer sans raison, alors il la repousse, la rejette hors de ses bras et de son cœur. Il ne peut plus supporter ses sautes d’humeur imprévisibles. Excédé quand elle passe sans préavis de la plus totale passivité aux plus excessifs débordements émotionnels, il se réfugie dans la colère ou dans la fuite. C’est ainsi seulement qu’il parvient à oublier sa peur, à échapper à la folie. Car elle le rend fou tant il craint qu’elle ne devienne folle. Pourtant, il l’aime encore et ce encore dans sa tête résonne, funèbre.

    Quant à moi, bien que je connaisse l’exacte étendue de son égarement, je n’en attends pas moins, pétrifié de crainte, qu’elle sorte enfin de son mortel engourdissement.

     

    Trois mois…

    Il l’observe…

    Du jour au lendemain, sans crier gare, elle est sortie de cette longue transe introspective qui ressemblait à un rêve éveillé.

    Elle a changé.

    Une lumière nouvelle s’est allumée dans ses yeux, une lueur chaude et joyeuse qui a effacé la froideur lointaine de son regard bleu.

    Du jour au lendemain, elle a aboli la distance qui ne cessait de grandir entre eux. Soudain, elle n’a plus été cette femme hagarde, échevelée, cette inconnue étrange et inaccessible qui lui faisait si peur, perdue qu’elle était dans des songes où il n’avait pas sa place.

    Elle a changé…

    Épanouie, sereine, elle sourit.

    En retrouvant le souvenir perdu de sa fugue dans la montagne, elle s’est elle-même retrouvée. Pendant ces trois longs mois, elle s’est tenue vacillante au bord d’un gouffre de ténèbres. Le retour inopiné de sa mémoire lui a rendu l’équilibre. Dans son esprit le soleil est revenu, dissipant l’épais brouillard qui l’obscurcissait.

    Elle sait…

    Elle a changé…

    Il l’observe balançant entre un infini soulagement et une inquiétude renouvelée face à ces subtils changements dont il ne discerne exactement ni la nature ni la teneur. Une multitude de petits détails qu’il tente en vain de répertorier ; des petits trucs, des petits riens, d’infimes variations de son comportement, le persuadent que cette femme est bien la sienne mais qu’elle est également très différente de celle qu’il a épousée.

    Calme et sereine comme elle l’était aux premiers temps de leur vie commune avant que la découverte de sa stérilité ne vienne tout bouleverser, elle semble maintenant animée d’une confiance en elle, d’une farouche détermination qu’il ne lui connaissait pas. Plus sûre, plus résolue, il a l’impression qu’elle le défie de la mener à sa guise comme il le faisait auparavant.

    Toujours tendre et amoureuse, elle n’est cependant plus celle qui accueillait l’étreinte et se donnait, s’abandonnait, même si c’était avec passion ; désormais, c’est elle qui provoque, suscite et prend autant qu’elle donne. Il n’ose admettre qu’il la préférait captive, soumise à ses désirs, prête pour lui chaque fois qu’il en avait envie. Une femme idéale en somme, qui n’avait jamais joué de la migraine pour se refuser à lui.

    S’il est heureux aujourd’hui qu’elle ait recouvré la santé, la raison et la mémoire, il n’est pas certain d’apprécier à sa juste valeur cette femme nouvelle, à la fois si totalement la même et si subtilement une autre.

    Elle a changé…

    Il ne reconnaît plus vraiment ces mains qui le caressent, cette voix si douce qui lui susurre des mots d’amour, ces seins ronds qui frémissent sous sa paume impatiente. Ce regard bleu qui l’enveloppe lui semble à présent énigmatique. Pourtant, ce sont ses mains, sa voix, ses yeux, sa poitrine voluptueuse. C’est bien le fruit rouge de sa bouche qu’il mord pour en retrouver la saveur oubliée. C’est bien sa chevelure de miel où s’emmêlent ses doigts fébriles. Cette femme qui gémit sous ses assauts, qui arque fougueusement les reins pour venir à sa rencontre, qui crie sa jouissance en même temps que lui, c’est bien sa femme…

    Est-ce bien elle ? Il ne sait plus ! Elle a changé…Trop !

    Elle rayonne d’une joie profonde, d’une force, d’une volonté dont il ne sait d’où elle les tient. Sans répit il se pose cette question qui le taraude :

    « Qu’est-il advenu de ma femme ? ».

    Elle a changé.

    Si sa mémoire lui a parfaitement restitué le film de sa fugue et celui de sa maladie, curieusement en revanche, elle semble sinon avoir oublié, du moins avoir totalement occulté le drame qui assombrissait leur vie : son impossible maternité. Elle n’aborde plus le sujet, non pas parce qu’elle s’est résignée mais plutôt comme s’il était définitivement clos ou pire, comme s’il n’avait jamais existé. C’est à tel point qu’il n’ose même pas lui en parler ne serait-ce que pour le lui rappeler à l’occasion. Juste pour s’assurer qu’elle a bien récupéré, qu’elle est réellement sortie de sa bizarre amnésie, tout à trac il voudrait lui poser la question qui lui brûle les lèvres :

    « Te rappelles-tu ? »

    Mais les mots restent bloqués dans sa gorge. Non ! Décidément il n’ose pas ! À quoi bon remuer le couteau dans la plaie à peine refermée ? Pour une fois, le silence est bienvenu et l’oubli salvateur.

    Cette femme dérangeante dont il appréhende de découvrir le nouveau visage, qui lui montre chaque jour les nouvelles facettes de sa personnalité, cette femme-là, superbe et rebelle, il va devoir s’y habituer pour leur bien à tous deux.

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  • Commentaires

    4
    Dimanche 14 Août 2022 à 13:56

    Ou il comprend, ou il s'adapte, les changements perturbent, mais telle que je te connais, il y a une raison et nous la connaitrons un jour ou l'autre. 

    Bon dimanche.

    3
    Dimanche 14 Août 2022 à 01:15

    Bonsoir Anne-Marie

    Superbe cette belle suite, tu as beaucoup d'imagination et de grand talent !

    Bravo ! Gros bisou

    Jane

    2
    Samedi 13 Août 2022 à 23:37

    Tout ceci bouleverse l'époux, on peut le comprendre, amitiés, JB

    1
    Samedi 13 Août 2022 à 23:01
    colettedc

    Bonsoir Anne-Marie, quel changement, en effet !!! Une chose est sûre, il va devoir s'y faire !!! Il n'a pas le choix. Gros bisous

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