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Chapitre 12
28 octobre, parc des expositions de Munich
La nuit était tombée. À la fin de ce dernier jour, la foule avait déserté les allées. Le silence avait fait place au brouhaha incessant et aux piétinements erratiques des visiteurs. Chacun se souviendrait de cette magnifique exposition et beaucoup déjà espéraient sa réédition dans les années futures.
« Un monumental succès ! » Commentaient les médias sans se douter un seul instant du but véritable de cette « grandiose manifestation pluriculturelle ! »
Tandis que de loyaux hommes de main démontaient les stands, sous la plus vastes des bulles et sous couvert d'agapes réunissant les exposants et les organisateurs, se déroulait en fait le dénouement du Troisième Rassemblement de la Roue
Hawk et ses amis faisaient le point sur la multitude d'informations collectées pendant ces huit jours. Ils en extirpaient minutieusement tout ce qui concernait Mary. Car après un mois, on parlait encore d'elle. Les informateurs involontaires s'étonnaient qu'on ait déployé un tel luxe de précautions et de moyens pour mettre au secret une seule personne. Car en effet, puisque l'on ne parvenait plus à mettre la main sur le moindre mutant - depuis la mort d'un des leurs lors du procès, ces salauds ne se montraient plus - elle serait la seule de son espèce au fond de son QHI, totalement à part des autres prisonniers, bien gardée par des geôliers munis eux aussi d'implants de brouillage.
Dans les sphères autorisées, nul n'ignorait que les espèces de cons qui se faisaient encore arrêter aujourd'hui, n'étaient que de fantoches sympathisants de la secte abhorrée qui avaient le culot - la stupidité surtout - de le clamer haut et fort. Le pire, c'est qu'il y en avait de plus en plus et que ces abrutis allaient finir par engorger les prisons ! Des abrutis qu’il fallait entretenir et nourrir ! Ça faisait un sacré gaspillage d’argent qui venait s’ajouter au reste. Les mesures de protections exceptionnelles des sites d'incarcération coûtaient déjà assez cher comme ça aux contribuables mondiaux et elles étaient bien inutiles puisque depuis la mémorable et cuisante évasion des lobos détenus dans le bush australien, il n'y avait plus qu'un seul de ces monstres qui soit incarcéré : la Conroy-Defrance.
Lors de son procès, on avait bien essayé de s'en servir comme appât pour en capturer d'autres. Manque de pot, ça n'avait pas marché ! Un mutant isolé - pauvre débile - avait tenté de la libérer mais, face à l'échec de sa tentative, il avait préféré se suicider plutôt que d'être pris. Son amant, sûrement ! Les autres n'avaient pas levé le petit doigt. Elle ne devait pas être si importante que ça à leurs yeux. Ou alors ces salauds se doublaient de pétochards ! Peu importe ! Depuis, ils faisaient profil bas. On n'entendait plus guère parler d'eux et bientôt, on n'entendrait plus parler de leur complice. Elle pourrirait, oubliée de tous au fin fond de son trou perdu. Nul ne savait où.
Ou ceux qui avaient décidé d'arrêter Mary-Anne Conroy-Defrance s'étaient trompés sur toute la ligne, ou elle était tenue en réserve pour d'autres plans. Plus tard. Qui le savait ? Et celui qui le savait se garderait bien de les dévoiler !
La rumeur disait que le gourou de la secte courait toujours. Elle disait aussi que la prisonnière l'avait rencontré en personne mais que même sous la torture, elle ne l'avait pas trahi. Belle récompense pour sa loyauté ! Elle disait encore que si le but caché était de se servir de cette traîtresse pour l'attraper lui, alors pourquoi le lieu de son incarcération était-il tenu si secret ? On aurait dû au contraire laisser traîner de ci de là quelques pistes qu'il aurait pu suivre, quelques leurres où il se serait laissé prendre un jour ou l'autre. Si plan il y avait, il était issu d'un cerveau machiavélique car il n'y avait aucune trace de la femme et aucun bruit ne circulait sur le lieu où elle était retenue.
Mais les mutants aussi étaient machiavéliques. À coup sûr ils connaissaient les emplacements des QHI et savaient depuis longtemps qu'aucun des leurs n'y était emprisonné à l'heure actuelle ! Dans ces conditions, pourquoi y aurait-on enfermé la femme ? Ça aurait été trop facile pour le gourou ! À moins que le tordu qui avait concocté tout cela adore jouer au chat et à la souris ? Conclusion, elle était ailleurs que dans l'un des cent QHI existant ! « On » voulait qu'elle crève lentement mais sûrement. « On » pensait que le gourou était un malin et qu'il préparait minutieusement son coup, quitte à risquer la vie de sa complice car les chances de survie en QHI d'une femme - lobo qui plus est-étaient minces.
De toutes les façons, il finirait par se montrer et par commettre une erreur qui lui serait fatale, qu'il tente ou non de sauver la femme ! Le Gouvernement mondial ne préparait-il pas une opération de grande envergure contre les mutants et leurs adeptes ? Une opération qui forcerait ces rats à sortir de leurs égouts ! La prisonnière, qu’elle soit en QHI ou ailleurs, avait peu d'importance finalement !
« On » avait décidé de les avoir et « On » les aurait, si nombreux et organisés soient-ils.
Bien sûr, que les Sages voulaient leur peau ! Ce n’était ni une improbable rumeur, ni une nouvelle pour Hawk comme pour les siens qui le savaient depuis longtemps ! Mais ce « On » évoqué par les informateurs involontaires, à les en croire, le voulait lui, le gourou détesté, plus encore que tous les autres.
Qui était-il ? Un Sage parmi les Sages plus acharné que ses collègues contre les mutants ? Pourquoi avait-il choisi Mary comme bouc émissaire ?
À moins que ce ne soit comme otage pour l'avoir ? Pourquoi effectivement, si tel était son but, l'avoir mise si totalement au secret ?
Oui, pourquoi, puisque semblait-il, les services de renseignement gouvernementaux ignoraient encore les liens réels qui existaient entre eux ?
Pour le moment, elle n'était encore à leurs yeux habituellement si perspicaces, qu'une petite infirmière inconnue dont le seul crime avait été de « se faire avoir » par ces salauds de mutants. Des salauds qui, en dépit des pouvoirs extraordinaires qu'on leur prêtait, n'avaient pas été foutus de venir la délivrer !
Hawk n'était pas loin de penser comme eux. Qui étaient-ils et à quoi leur servait leur magnifique Pouvoir puisqu'ils ne pouvaient - pour l'instant du moins- rien entreprendre pour sauver Mary ? Pourquoi lui-même, malgré toute la force de son amour, ne parvenait-il pas à la joindre ? De quoi sa douce et innocente épouse était-elle l'enjeu pour que le tout puissant Gouvernement mondial s'en soit pris aussi sévèrement à elle ?
Aujourd'hui, il se battait contre une ombre indéfinie, malfaisante et contre la douleur de l'absence. Mary lui avait fermé la porte avant d'être mutilée et à présent, la lobotomie la privait plus encore de tout moyen de communication, de toute faculté parapsychologique. Elle était doublement prisonnière puisque son esprit amputé ne lui laissait même plus la possibilité que possède tout être humain emprisonné de s'évader par la pensée. Combien de temps son corps amaigri tiendrait-il ? Combien d'années allait-elle passer à tourner en rond dans sa cage comme un fauve ?
Et lui, combien de mois encore, combien d'années lui faudrait-il pour admettre qu'elle n'était plus là, que leur histoire d'amour n'aurait été qu'un épisode très court dans sa vie et qu'il lui fallait aller de l'avant ainsi que le lui conseillait les Anciens, pour le bien de la Roue ? Ces mêmes Anciens qui, se prévalant de leur âge, l'enjoignaient de faire son deuil de sa femme, de l'oublier au plus vite et de se chercher dès à présent une nouvelle compagne parmi les siens.
Une furieuse envie de leur casser la gueule l'avait saisi quand l'un d'eux, délégué par les autres, l'avait entrepris sur l’épineux sujet de sa descendance à assurer.
- Tais-toi ! Avait-il lancé le ton rogue. Et ses yeux bleus fulminaient.
- Je te comprends, c'est encore trop tôt mais il te faudra bien y penser un jour ou l'autre ! Avait insisté l'émissaire, un vieil ami de son père que ce regard incendiaire n'effrayait pas.
La sagesse et la force d’âme qui étaient les siennes de par sa naissance l'auraient poussé à suivre leurs conseils s'il n'avait été aussi épris de Mary. Pour elle il les avait défiés. Pour elle il avait délaissé la jolie Mu qui lui était soi-disant destinée et qui, reprenant espoir, avait depuis quelques jours recommencé à lui faire les yeux doux. Elle ne manquait pas d'atouts ni de charme mais elle n'était pas Mary, sa sirène aux yeux d'émeraude, son étoile, son Élue, son seul amour !
Depuis un mois, il n'était plus que l'ombre de lui-même, au grand désarroi de ses proches que son état dépressif inquiétait. Il tournait et retournait une seule idée dans sa tête : il aimait encore Mary. Jamais il ne pourrait cesser de la chérir mais elle, elle était devenue incapable d'aimer. Comme de toutes les autres facultés humaines, la lobotomie l'avait privée de celle-là. S'il ne la retrouvait pas à temps, plus jamais elle n'aimerait. Plus jamais elle ne l'aimerait lui. Alors deviendrait caduque la promesse qu'ils s'étaient faite le jour de leur mariage que, plus encore que l'intangible lien entre les membres de la Roue, le lien d'amour entre eux serait indissoluble.
Ce qui le blessait plus que tout, c'était de n'avoir pu lui dire adieu. Elle ne l'avait pas voulu et ce refus, parce qu'il ne le comprenait pas, le détruisait à petit feu, affaiblissant aux yeux des Mutants son aura de leader. Déjà quelques uns parlaient de se choisir un nouveau Rassembleur qui ne soit pas lui, aveuglé par le chagrin au point de ne plus voir ce qui était important pour la Roue. S'ils ne l'avaient pas encore fait c'est que malgré tout, la majorité des membres de la Roue respectait le deuil du Faucon. Ils espéraient que, fidèle à sa Mission, il allait très bientôt réagir et retrouver en lui l'énergie et le courage nécessaires pour reprendre son envol afin que le sacrifice de l’Élue ne soit pas inutile.
Pour eux en effet, il s'agissait bien d'un sacrifice, ils le comprenaient tous et l'admiration qu'ils en concevaient pour Mary, confinait à la dévotion. Hommes, femmes, jeunes et vieux, ils auraient volontiers risqué leur vie pour la sauver si cela avait été possible sans affaiblir la Roue, sans que la Mission ait à en pâtir. Car morts, comme ce fou d'Antonio, ils ne servaient à rien et ils savaient que jamais les chasseurs lancés à leurs trousses n'avait été aussi nombreux ni aussi déterminés.
Ils étaient nés avec cette haute idée qu'une mission sacrée leur avait été confiée et que pour la bien remplir, ils devaient se rechercher les uns les autres, se rassembler de plus en plus nombreux afin de renforcer ce fabuleux pouvoir qu'ils détenaient sans savoir ni pourquoi ni comment ni d'où il leur venait.
Ils savaient aussi que toutes les grandes causes de l'histoire ont leurs martyrs. La leur, sans nul doute à leurs yeux, était désormais Mary-Anne Bluestone, épouse du Rassembleur. S’il fallait qu'elle meure pour faire tourner la Roue plus loin…Toutefois, si l'opportunité se présentait de la sortir de sa prison, ils la saisiraient sans hésiter car grâce à son plaidoyer magnifique, bouleversant et tellement sincère, déjà les choses changeaient. Ainsi, la notion d'exemple se retournait contre ceux qui avaient voulu le donner. Ô oui elle était devenue un exemple pour beaucoup ! Un exemple de courage, de volonté, de probité, d'abnégation. Le symbole de la tolérance et de la liberté pour tous ceux qui vivaient dans l'ombre ou asservis malgré eux à des lois qu'ils trouvaient de plus en plus iniques et oppressives.
Le fait que Mary ait profité de ses derniers instants de libre parole, non pour clamer son innocence en se jurant victime des Mutants mais pour lancer un véritable cri d'alarme contre l'intolérance, la leur rendait très chère.
Elle avait déjà tant fait pour eux, avant même de devenir l'épouse de Blue Hawk. Sans les connaître et tout en avouant les haïr, elle avait néanmoins pris le risque incroyable de guérir Antonio. Grâce à son intervention, les lobos détenus en Australie avaient recouvré santé pour la plupart et liberté pour tous. Ceux qu'on n'avait pu totalement guérir étaient bien soignés et on ne désespérait pas de parvenir à leur rendre un jour toutes leurs facultés. Elle avait mis au monde le bébé de l'une d'entre eux. Elle avait fini, par amour pour Hawk bien sûr, par les choisir eux au détriment de sa sécurité et aujourd'hui, elle payait le prix fort pour ce choix contre-nature ! Déshumanisée, incarcérée à vie Dieu seul savait où ! Elle payait pour eux tous. Elle payait sciemment car savait avant que ces ordures ne la lobotomisent, le terrible coût de sa décision.
Tous, ils savaient par cœur chaque mot de son plaidoyer. Des mots pesés, réfléchis, choisis dans un but précis : défendre ceux que leurs différences mettaient au ban de la société bien pensante souhaitée par le gouvernement des Sages. Ils l'entendaient encore et l'entendraient toujours proclamer fièrement :
« ….Je ne me défendrai pas…Notre société ne demande plus à un noir de se défendre de n'être pas blanc… Être différent est-il condamnable ? Alors je suis coupable car je refuse de nier ma différence… Vous me croyez différente de vous mais ne l'êtes-vous pas autant de moi que moi de vous ? En quoi ma différence serait-elle plus condamnable que la vôtre ?… Quiconque diffère de la normalité décrétée par la Loi, se soumet à cette loi ou il meurt ! Est-ce juste ?… Combien parmi vous se sentent différents et en ont peur ? … Avant d'être un anormal selon la Loi, l'être humain qui n'entre pas dans le moule n'est-il pas en premier lieu un être humain ? … »
Oui, chaque mot de ce plaidoyer sans haine était désormais gravé en eux en lettres d'or ! Ils n'étaient pas les seuls à en avoir été secoués. Les autorités qui avaient pourtant la main mise sur les médias, avaient laissé faire sans mesurer l'impact que pouvaient avoir ces mots prononcés dans l'urgence, croyaient-ils, par une femme qui, se sachant condamnée, avait choisi, pauvre folle, de se défendre seule.
Or Mary avait eu tout le temps pour peaufiner son discours et tout ce qu'elle avait dit avait fait mouche, semant la graine de la rébellion dans plus d'un esprit déjà habité par le doute. Et là où il n'y avait pas doute justement, elle l'avait semé. Les graines avaient germé. Elles commençaient à porter leurs fruits. Le nombre de sympathisants et de ralliés à la Roue, augmentait sans cesse depuis le procès, multipliant les appuis des Mutants dans le monde des normaux et donnant au mouvement de Hawk et à sa mission, un coup de pouce inespéré.
Voilà pourquoi les amis du Rassembleur pensaient que le Destin de Mary avait été scellé de toute éternité.
N'avait-il pas lui-même dit, sur la falaise bretonne, lors du rite du savoir célébré pour elle, qu'elle était le ferment entre les deux mondes ? Cette espèce de prophétie semblait s'être réalisée. Hawk devait le comprendre, tout comme eux comprenaient sa douleur d'avoir perdu une si merveilleuse compagne. Ils ne renonçaient pas à la retrouver mais, ainsi qu'elle l'avait voulu, la Mission passait en premier. Aussi, en dépit de leurs craintes de perdre le chef qu'ils s'étaient choisis, étaient-ils tous venus, à sa demande expresse, à ce Troisième Rassemblement qui les voyait réunis plus nombreux que jamais.
Bien qu'amoindri par le chagrin, Hawk les « entendait » plus qu'ils ne le croyaient et puisait en eux, en leur confiance, la force dont il avait besoin pour poursuivre la lourde tâche qu'ils lui avaient confiée.
Tags : septième, rassemblement, séparation, Munich, 3ème rassemblement, Hawk, douleur, chagrin
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Commentaires
Il ne lâchera rien et elle non plus !
Bonne fin de semaine.