• Chapitre 14

    Septembre 2057, Lille

     

    Pas plus qu’elle ne l’avait fait pour Blue Hawk, Mary-Anne n’avait pu pardonner à sa mère. Elle lui en voulait d’avoir continué à lui cacher sa vraie nature après la mort de Patrick, même si cela avait été pour respecter la promesse faite à un mourant. Elle aurait au moins dû lui révéler la vérité à sa majorité.

    Le rite célébré sur la falaise lui avait appris qu’Ophélia Conroy, connaissait le secret de Patrick depuis leur première rencontre. L’amour permet de tout accepter semble-t-il et c’était dans sa nature que d’aimer sans restriction. De plus, elle connaissait les « Mus » sans vraiment comprendre ce qu’ils étaient bien avant de rencontrer son futur mari. En effet, anthropologue, passionnée par la civilisation et la culture indienne, elle avait vécu quelque temps dans une tribu navajo. Pendant son séjour à Black Mesa, elle avait observé chez deux d’entre eux, et à leur insu, d’étranges pratiques dont elle avait tout d’abord cru qu’elles relevaient du chamanisme navajo. Elle les avait vus léviter et déplacer des objets d’un simple regard. Leur fils, un adorable bambin de presque quatre ans, déjà très grand et très précoce pour son âge, était capable des mêmes prodiges.

    Elle constata vite que les autres membres de la tribu, médecine-man compris, ne possédaient aucune de ces formidables facultés.

    Lorsque Patrick débarqua un jour à la réserve ainsi qu’il le faisait régulièrement pour rendre visite à ses amis, elle eût aussitôt le coup de foudre pour ce français si semblable à ses sujets d’observation secrète. Comme il tomba lui aussi amoureux d’elle dès qu’il la vit, elle cessa de se poser des questions, même quand elle constata qu’il était aussi doué que ses deux amis et leur phénoménal rejeton pour lesquels il était venu…

    Il était déjà le leader de la Roue alors. Il l’avait épousée et dès qu’elle avait été enceinte, il avait quitté ce mouvement qu’il avait lui-même créé. Ensuite, il avait décidé d’élever leur fille dans l’ignorance des dons et de la nature que les gènes paternels lui avaient pourtant transmis, faisant promettre à sa femme de ne jamais les lui révéler. Ophélia avait bien tenté de le fléchir mais rien n’y avait fait. Elle avait fini par renoncer, lui promettant de taire la vérité. Elle avait tenu sa promesse.

    Plus elle y pensait, plus Mary-Anne leur en faisait grief à tous deux. Tant d’années perdues sans savoir qui elle était vraiment ! Emplie de contradictions, elle se disait aussi qu’elle aurait aimé continuer à vivre sans savoir, voilà pourquoi c’est à ces fous d’anormaux, à Hawk surtout qu’elle en voulait à mort. Elle le haïssait de lui avoir dévoilé sa vraie nature, la rendant ainsi haïssable à ses propres yeux. Elle se sentait désormais aussi anormale que lui, que son père. Elle n’était plus en conformité avec le monde dans lequel elle avait toujours vécu paisiblement, en totale sécurité. Un monde où l’anormalité, établie selon des critères nombreux et répertoriés dans les livres de la Loi, était durement réprimée. Un monde où la délation avait cours et que les arrestations de mutants qui avaient eu lieu dernièrement, avaient encore exacerbée. Pire que tout cela, un monde où l’on conditionnait depuis des années, les gens à penser que l’anormalité était le plus abominable des crimes.

    Elle craignait à présent d’être prise à son tour pour l’un de ces mutants abhorrés et montrée du doigt. Elle n’osait plus sortir si ce n’est pour son travail.

    Sa haine pour le Faucon se doublait d’une peur viscérale. Depuis quelque temps, libérés par le rite, les pouvoirs qu’il lui avait dit être les siens de par sa naissance, se réveillaient et se manifestaient par à-coup, sans qu’elle y prenne garde, la mettant en danger.

    À cause de ces pouvoirs émergeant, elle ne parvenait pas à oublier cet homme arrogant qu’elle s’était pourtant juré de bannir de ses pensées. En fait, depuis son retour à Lille, elle ne vivait plus, elle survivait tant bien que mal. Sa vie était devenue une lutte de tous les instants, chaque journée un combat acharné dont elle sortait victorieuse mais exténuée. Elle avait totalement fermé son esprit afin qu’aucun de ces malades, lui surtout, ne parvienne à y pénétrer.

    Elle ne rêvait plus, elle ne pouvait se le permettre car l’intense concentration qu’elle devait déployer le jour pour se verrouiller à toute intrusion mentale indésirable et empêcher en même temps ces maudits pouvoirs de se manifester, affaiblissait considérablement ses défenses Or, elle ne pouvait permettre à Hawk de s’immiscer dans ses songes. Il n’avait déjà que trop prouvé sa force à ce jeu pervers ! Elle s'abrutissait donc d’anti D et de somnifères chaque soir avant de se mettre au lit, le plus tard possible, au risque de nuire gravement à sa santé. Au réveil, elle avalait d’autres cachets censés la remettre sur pied au propre comme au figuré mais parfois, cette chose immonde qui était en elle fissurait le mur qu’elle avait érigé et sortait malgré elle, n’importe quand, n’importe où ! Et elle ne savait comment la maîtriser. Elle n’avait pas laissé le temps à ses ennemis de le lui apprendre. Elle prenait sciemment tous ces médicaments dont elle connaissait désormais la nocivité sur la volonté et le libre arbitre en espérant qu'ils lui rendraient sa tranquillité d’esprit et sa normalité passées mais cela ne marchait pas. Chaque matin elle se réveillait anormale et terrorisée de l'être à ce point.

    Cela avait commencé quand Surprise l’avait accueillie à son retour. Mary tenant la promesse qu’elle lui avait faite, était en effet passée chez elle avant de rentrer à son appartement. Elle lui devait des explications au sujet de son retour différé. Surprise l’attendait néanmoins avec une joyeuse impatience. Elle goba ses fumeuses excuses sans vraiment y prêter attention, elle avait quelque chose à lui dire. Mais Mary savait déjà. Elle l’avait lu dans l’esprit de son amie avant même de passer la porte : Alexeï lui avait demandé de devenir sa femme, elle avait dit oui. La date du mariage était fixée au 7 décembre.

    Elle avait dû se mordre la langue pour ne pas lui dire :

    « Je suis heureuse pour Al et toi mais n’est-ce pas aller un peu vite en besogne ? »

    En voiture déjà, puis en Bretagne, bon gré mal gré, elle avait fait l’expérience de la télépathie. Le contexte s’y prêtait et dans l’exaltation du moment, elle ne s’en était même pas étonnée mais là, c’était effrayant ! Et le phénomène s’était amplifié lorsque Surprise l’avait prise dans ses bras pour lui dire bonjour. L’exubérance de ses pensées l’avait frappée de plein fouet. Des scènes d’amour très chaudes entre son amie et Al, des caresses, des baisers… Elle croyait revivre ses propres débordements amoureux avec Hawk, là-bas, sur la falaise. Certes, ils n’avaient été que psychiques mais… Elle mit un frein à ce souvenir importun et reporta son attention sur sa jeune amie dont les folles pensées lui donnaient le tournis.

    « Calme toi ma jolie et garde ton excitation pour Al ! » Avait-elle voulu dire mais là encore, elle avait ravalé in extremis.

    « Juste ciel ! Je suis devenue télépathe ! » Se dit-elle. « Non, je l’ai toujours été ! » Rectifia-t-elle tristement.

    Les jours suivants, en sortant dans la rue, elle avait été submergée jusqu’à la nausée par les pensées des passants. Elle captait même, fugaces, celles des automobilistes pourtant bien à l’abri dans leurs voitures. Elle ne faisait pas le tri. Elle ne le pouvait pas. Dans sa tête, c’était une effroyable cacophonie où s’enchevêtraient des bribes de réflexions, des plus sombres aux plus futiles, de la liste des courses à des idées plus morbides. Joies, chagrins, peurs, colères, désirs troubles, calculs sordides, méchanceté sournoiserie, sombres complots…Elle était noyée, étouffée ! Elle avait l’affolante sensation de se débattre dans la boue glauque des égouts, un magma bouillonnant et visqueux qui l’entourait puis l’avalait. Partagée entre le dégoût et la terreur, elle avait vacillé. Envahie par toutes ces pensées étrangères, sa tête explosait. Elle avait été obligée de s’arrêter et elle avait vomi sur le trottoir, amenant sur elle les regards suspicieux de tous ces gens qui ignoraient que c’était à cause d’eux qu’elle était malade !

    Les fois d’après, elle avait eu beau essayer de se préserver de cette agression, elle n’y était jamais totalement parvenue. Elle respirait les pensées des autres comme l’on respirait autrefois les miasmes de la pollution, sans pouvoir s’en prémunir. Comment l’aurait-elle pu ? La partie la plus dure de son esprit luttait si farouchement pour maintenir ses défenses contre l’intrusion de Hawk qu’elle n’avait plus de force pour se protéger des autres. Le pouvoir du Faucon était très grand, si puissant qu’il perçait parfois ce mur qu’elle croyait solide. Il lui arrivait alors de se réveiller en pleine nuit, son nom sur les lèvres et les larmes aux yeux.

    « Ne pars pas Mary ! » L’entendait-elle encore lui murmurer et comme là-bas, cette supplication devenait hurlement d’agonie. L’appel d’avant leur rencontre résonnait dans sa tête : « Viens … Viens … » Répétait-il à l’infini mais ce qu’elle entendait, c’était : « Reviens… Reviens… » Tandis que son corps se souvenait avec une cruelle précision de ses baisers, de ses caresses.

    « De nos baisers, Mary, de nos caresses… »

    Cela ne finirait donc jamais ? Ce rappel brûlant lui faisait si mal qu’elle en pleurait, bourrelée de honte, de remords et de regrets. Après quoi elle se haïssait et le haïssait plus encore. Comme dit si bien le proverbe : « Le cœur à ses raisons que la raison ne connaît pas. ».

    Parfois, quand elle se relâchait, épuisée, elle se surprenait à le chercher dans le flot des piétons qui se pressaient sur les trottoirs. Elle croyait le reconnaître dans chaque quidam pour peu qu’il soit grand et brun. Curieusement elle n’avait plus vu aucun de ses semblables depuis son retour. Après avoir si fortement attiré son attention sur eux au mépris du danger, ils semblaient à présent se cacher d’elle. Craignaient-ils qu’elle ne les dénonce ? Bien qu’elle s’en défende avec l’énergie du désespoir, elle était des leurs ! Mais même sans cela, en dépit de la haine féroce qu’elle leur vouait, elle ne l’aurait pas fait. La délation n’était tout simplement pas dans sa nature.

    Les médias non plus, n’évoquaient plus les mutants. Les arrestations avaient-elles cessé ? S’il y en avait encore, elles étaient passées sous silence car nul ne s’en faisait l’écho. Pourquoi ? Hawk avait pourtant affirmé que désormais la chasse contre eux était ouverte. Avaient-ils fini par déployer ces fameux moyens de défense dont le rituel de la Pierre levée lui avait appris l’existence? Si c’était le cas, c’était probablement parce qu’ils se réunissaient en nombre de plus en plus important et qu’ils s’organisaient peut-être en secret pour libérer leurs amis. Elle ne saurait jamais…

    Elle avait repris le travail la mort dans l’âme mais avec un acharnement redoublé qui inquiétait Surprise.

    - Juste ciel ! C’est pire qu’avant les vacances ! Même Hortensia ne t’arrive pas à la cheville, tu te rends compte ! Et les collègues t’ont baptisée le bourreau du boulot tellement tu en abats ! Moi, je t’avoue que tu me fais peur !

    - J’ai la pêche, c’est tout ! L’avait-elle rassurée.

    Elle n’avait rien osé lui raconter de son éprouvant périple avec Fleur de Lune et ses étranges compagnons, ni de sa rencontre troublante avec l’homme de ses rêves et moins encore du rite sorcier qui l’avait révélée à elle-même.

    Aucun de ses amis ne connaissait les raisons exactes de ses congés prolongés. Sa voiture était tombée en panne juste avant son retour. Point. C’est ce prétexte qu’avait invoqué Félie lorsqu’ils lui avaient visiophoné le 5 août, inquiets de ne pas la voir revenir comme prévu. Avec les deux semaines «cadeau » d’Alexeï, ses dimanches et les récupérations que lui devait l’hôpital, elle aurait dû rentrer ce jour-là mais elle était alors sur la route, partie contre son gré à la rencontre de son destin, ce que n’ignorait pas l’occupante de la Villa bleue. Sa mère chérie avait été l’épouse d’un Mutant et elle avait fait de son unique enfant la moitié d’un de ces monstres ! Jamais elle ne pourrait avouer cela à sa meilleure amie sans risquer de la perdre, elle en était persuadée.

    Désormais, quand elle se regardait dans la glace, elle ne voyait plus qu’une étrangère qui lui ressemblait vaguement. Dans ses yeux verts ne brillait plus la moindre étincelle de joie. Elle n’était plus la Mary-Anne Conroy-Defrance qu’en toute bonne foi elle avait cru être. Cette femme-là était morte au pied du menhir sacré. Comment aurait-elle pu pardonner à ceux qui avaient fait d’elle cette inconnue, ce spectre pâle qui faisait semblant de vivre, de respirer, de rire pour donner le change à ceux qui avaient encore leur place en ce monde où elle, n’aurait plus jamais la sienne. Elle aurait tant voulu pouvoir se mentir encore, continuer à croire qu’elle était toujours des leurs !

    Elle n’avait pas revu Jézabel, ne l’avait pas appelée et la thérapsy ne lui donnait plus signe de vie non plus. À quoi bon ? Elles n’auraient rien eu à se dire. Elle n’était pas psychiquement malade au sens où l’entendent les thérapsys, non ! Elle était seulement « anormale » au sens légal du terme. Par conséquent condamnable aux yeux de tous, même à ceux de ses amis les plus chers. Jézabel surtout, qui en tant que psy était tenue comme ses confrères, de dénoncer tout cas suspect aux autorités. C’était une femme de devoir et elle l’aurait probablement fait quoi qu’il lui en coûte !

    Elle ressassait à n’en plus finir les tourments qui ne la quittaient plus. Elle aurait aimé avoir la faculté d’oublier comme l’avait fait son père mais c’était impossible. D’ailleurs, s’il l’avait refusée, avait-il réellement tout oublié de sa nature profonde ? Dix ans plus tôt, il avait emporté tous ses secrets dans la mort !

    Pour expliquer son lamentable état à Surprise, elle avait fini par invoquer un chagrin d’amour. Un homme dont elle s’était éprise en vacances et qui l’avait déçue. Ce nouveau mensonge frôlait de bien près la vérité en somme.

    - Je m’en remettrai ! Avait-elle assuré.

    - Bien sûr ! D’ailleurs, comme on dit, un de perdu dix de retrouvés. Et puis peut-être le reverras-tu l’année prochaine et que tout s’arrangera entre vous ! Avait rétorqué Surprise avec son optimisme coutumier.

    - Jamais !

    Cette véhémence avait titillé la curiosité de la jeune fille.

    - Mince alors ! Il t’a fait un rude effet ce beau ténébreux ! Car il ne peut être que beau, je me trompe ?

    - C’est peu dire ! Un beau salaud, en effet ! N’en parlons plus s’il te plaît, aide -moi plutôt à l’oublier !

    Sa pétulante amie l’avait prise au mot. Avec le concours d’Alexeï, elle avait entrepris de la caser au plus vite. Dans leur entourage, il ne manquait pas de célibataires qui ne soient prêts à succomber au charme très spécial de la belle Mary-Anne. Depuis bien longtemps, les paris étaient même engagés entre eux, à qui ferait capituler cette déesse aux yeux d’émeraude un peu froide mais tellement belle !

    Mettant à profit leurs repos communs, Surprise l’entraîna donc dans un tourbillon de fêtes et de sorties, remplies de rencontres soi-disant imprévues avec des hommes susceptibles de l’intéresser et d’effacer le souvenir de « l’autre », comme elle disait avec mépris. Cet « autre » - un imbécile assurément - ne la méritait pas puisqu’il n’avait pas su garder une fille aussi géniale et bien foutue qu’elle !

    Confiants en la réussite de leur amical complot, les fiancés n’avaient pas lésiné sur les moyens - Al n’en manquait pas - et elle avait joué le jeu pour leur faire plaisir, peu convaincue elle, qu’il puisse servir à quelque chose sinon à ne lui laisser qu’un minimum de temps pour s’appesantir sur ses rêves chimériques. Restaurants, cinéma, théâtre, opéra, nuits effrénées dans les boîtes à la mode, soirées intimes dans lesquelles il y avait toujours au moins dix invités dont deux ou trois beaux mâles pendus à ses basques. Le but, c’était de lui trouver un cavalier décent en vue de leurs épousailles qui approchaient à grands pas.

    Pour le reste, c’était le train-train quotidien, le travail, le travail et encore le travail dans le but de s’abrutir et de ne penser à rien d’autre.

    De temps en temps, elle appelait sa mère afin de ne pas totalement couper les ponts entre elles. Leurs échanges étaient plats, presque froids dans leur banalité. Ils se terminaient toujours par la même question posée par l’une ou l’autre, suivie de la même immuable réponse :

    - Tu n’as rien à me dire ?

    - Non ! Et toi ?

    Un silence pesant, chargé de non-dits suivait immanquablement, alors elles se disaient au revoir et raccrochaient en soupirant. Un profond fossé s’était creusé entre elles qu’aucune des deux ne voulait combler.

    « Chapitre 13Chapitre 15 »

    Tags Tags : , , , , , , ,
  • Commentaires

    2
    Mercredi 12 Octobre 2022 à 16:44

    Parfois, je pensais que j'aimerais bien savoir lire dans l'esprit de mes interlocuteurs, et en te lisant; je me dis que non, ça doit être très perturbant. 

    Elles s'éloignent la mère et la fille !

    Bises

    1
    Mardi 11 Octobre 2022 à 22:42

    La fin du texte est triste entre mère et fille, amitiés, jill

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :