• Chapitre 4

    6 juillet 2057

     

    - Toi ma puce, tu couves quelque chose !

    Elle ne parvenait même plus à rire de ce trait d’humour habituel de son petit bout de femme d’amie. La « puce » était lasse à mourir

    - Mais non, je te jure ! Mentit-elle encore une fois.

    - À d’autres ! Accouche ma vieille ! Et ne me parle pas de mal de crâne, ça fait un mois que tu me la sers celle- là !

    Elle savait que le temps des questions était venu et qu’elle ne pouvait plus taire la vérité à sa plus chère amie. Surprise était fine mouche. On ne lui faisait pas indéfiniment gober n’importe quoi. Comment aurait-elle pu lui cacher plus longtemps ce qui la rongeait. Tout ceux qui la connaissaient et la croisaient quotidiennement avaient remarqué le changement. Alors Surprise…

    Pendant plus d’un mois, chaque nuit, la voix surgie du néant l’avait appelée, affaiblissant sa volonté et nuisant à sa concentration. En même temps que l’appétit et le sommeil, elle avait perdu sa bonne humeur et son humour. En un mot, sa joie de vivre. Elle ne souriait plus. Elle avait pâli, maigri, s’était étiolée. Ses yeux cernés lui mangeaient le visage. Elle se couchait de plus en plus tard, retardant l’instant fatidique tant elle craignait qu’à peine endormie, la voix qui la hantait ne revienne troubler son repos.

    Quand elle cédait enfin à la fatigue, elle se tournait et se retournait pendant des heures entre ses draps froissés et trempés de sueur glacée, appelant en vain le sommeil et le repoussant lorsqu’elle le sentait venir, partagée entre la peur et le besoin de fermer les yeux. Quand elle finissait par s’endormir, c’était vaincue et brisée. Hélas, très vite le cauchemar ressurgissait.

    Toujours le même : elle était debout, seule au milieu de nulle part, figée. Le silence pesant, opaque, l’environnait, la retenant prisonnière. Incapable du moindre mouvement, à la fois emplie de terreur et d’impatience, elle attendait. Elle l’attendait. Alors soudain, la voix jaillissait de l’épais brouillard, profonde, obsédante. Elle pénétrait dans son esprit et l’appelait :

    « Venez… Venez… Venez ! »

    Son timbre grave, un peu rauque, la faisait frissonner jusqu’à l’âme. L’appel résonnait fouaillant son cœur. Il lui tordait le ventre, de plus en plus pressant, de plus en plus précis, l’emplissant à la fois du désir secret de l’entendre encore et encore et d’une haine féroce pour cette entité sans visage, sans même une silhouette imprécise, dont la voix fusant du néant, l’appelait, sans lui dire ni pourquoi ni d’où elle appelait. Sans lui expliquer pourquoi, chaque fois qu’elle l’entendait, la peur qu’elle éprouvait se teintait d’un incompréhensible élan, d’une attente presque douloureuse, d’une indicible tristesse, le tout baigné de cette fugitive lueur d’espoir insensé qu’elle ressentait nuit après nuit, depuis cette première au cours de laquelle la voix l’avait brutalement tirée d’un songe tranquille. Il arrivait même de plus en plus souvent qu’elle l’entende en plein jour. Ça lui était encore arrivé très récemment dans la rue, lors d’un après-midi de repos alors qu’elle se promenait sans but précis, tentant de calmer ses angoisses en faisant du lèche-vitrine, piéton parmi les piétons nonchalants ou pressés du centre ville.

    « Venez… Venez… » Avait murmuré la voix insidieuse au creux de son oreille.

    Puis plus rien ! Elle avait stoppé net au beau milieu du trottoir et regardé autour d’elle d’un air hagard puis aussitôt, sans préavis, elle s’était mise à trembler de tous ses membres. Les jambes flageolantes, elle avait failli tomber et s’était retenue de justesse à un quidam qui croisait son chemin. Elle pleurait et riait à la fois, attirant sur elle des regards curieux, apitoyés et même un brin suspicieux pour certains.

    « Cette femme égarée, hystérique plutôt, doit être folle ! Ou pire, anormale ! » Avait-elle l’impression de les entendre penser. Inquiet, l’homme qu’elle agrippait toujours par la manche tentait vainement de se dégager. Un gop s’était approché neutrolaser au poing.

    - Cette personne vous ennuie monsieur ? Avait-il questionné martial.

    - Je…. Heu… Non… Avait bredouillé le pauvre type qui n’y comprenait goutte.

    - Ce n’est rien. Juste un malaise. S’était-elle excusée Instantanément calmée par l’arrivée inopinée de l’agent.

    Il faut dire que ces gens-là ne badinaient pas avec la sécurité des honnêtes citoyens et que les trublions qui en menaçaient la tranquillité se voyaient promptement verbalisés, mis à l’amende ou pire, incarcérés pour deux ou trois jours dans les cellules du Poste Central de Police de la ville ! Et ce, sans jugement en cas de trouble avéré de l’ordre et de la paix publics.

    Ce qui n’était pas son cas fort heureusement !

    - Ça va aller mademoiselle ? Avait demandé l’agent rasséréné.

    - Oui ! Avait-elle répondu confuse.

    - Alors arrêtez-vous au plus proche cabinet médical avant de rentrer chez vous ! Avait-il ordonné, péremptoire.

    - D’accord !

    - Voulez-vous que je vous accompagne? Avait-il ajouté, soucieux.

    - Non, merci, ça va mieux à présent !

    L’avait-elle rassuré en commençant à s’éloigner le plus tranquillement possible. Puis, revenant sur ses pas, elle avait vigoureusement serré la main de l’inconnu qui l’avait soutenue bon gré mal gré.

    - Encore merci pour votre aide monsieur ! Lui avait-elle dit en guise d’au revoir avant de partir sans se retourner cette fois, ignorant volontairement le regard de totale incompréhension de son involontaire « sauveur » qu’elle ne devinait que trop bien.

    Les battements désordonnés de son cœur auraient démenti sa démarche assurée si quelqu’un d’autre qu’elle les avait entendus. À moins que le personnage désincarné de son cauchemar ne les ait perçus lui, et qu’il ne s’en amuse à ses dépens. Ce n’est que parvenue enfin chez elle qu’elle avait pu laisser libre cours à l’émotion qui l’étreignait. Elle s’était effondrée sur son lit et s’était mise à pleurer. Elle ne savait combien d’heures elle était restée là, secouée de sanglots convulsifs, un flot intarissable de larmes amères noyant son oreiller. La nuit était venue sans qu’elle y prenne garde. Elle n’avait rien pu avaler. Elle s’était glissée sous les draps sans prendre la peine de se déshabiller. Elle avait sangloté sans pouvoir s’arrêter. Elle pleurait tant, qu’écrasée de fatigue, elle avait fini par s’endormir. Cette nuit-là, la voix l’avait laissée en paix.

    Ce fut la seule fois.

     

    C’est tout cela qu’elle raconta à son amie interloquée. Le cauchemar, la voix qui la surprenait même éveillée désormais, les nuits sans sommeil, la peur de devenir folle…

    - C’est une blague? Non, c’est pas une blague ! Affirma Surprise qui ne pouvait imaginer que Mary, comme elle l’appelait affectueusement, soit capable de lui jouer une telle comédie. Et ça dure depuis…

    - Le début du mois de juin.

    - J’y crois pas ! Depuis le début juin et c’est seulement maintenant que tu m’en parles ! Tu mériterais des claques !

    - Je ne voulais pas t’ennuyer avec mes problèmes…

    - Mary-Anne Conroy-Defrance, tu abuses ! À quoi ça sert les amies d’après toi, hein ?

    - Ton histoire avec…

    - Il ne s’agit pas d’Alexeï et de moi pour l’instant ! Je suis ton amie bon sang ! Pour moi, ça compte plus que tout !

    Et c’était bien vrai, Surprise Moret-Montarel, S M M, ainsi que la surnommaient les autres infirmières de Chirec, ne rigolait pas avec l’amitié. Jusqu’alors, elle s’était seulement contentée de badiner avec l’amour mais depuis deux semaines, même avec ça, elle ne s’amusait plus. Alexeï Andrevski avait fini par fondre au brûlant soleil de ses sourires, à son éclatante personnalité et il avait rendu les armes. Détournant ses yeux profonds d’une Mary-Anne devenue terne, il avait enfin remarqué la petite merveille rousse qui était toujours à ses côtés, souriante, sémillante, sexy en diable. Le coup de foudre à retardement, ça existe ! Mais ce bonheur tout neuf n’entamait en rien l’inquiétude que la belle amoureuse ressentait pour Mary-Anne. Une inquiétude entachée d’un rien de remords. Tout à sa nouvelle romance, elle n’avait pas vu que son amie était en train de dépérir sous ses yeux, voilà pourquoi elle retournait sa colère contre Mary, lui reprochant son silence, l’accusant presque de lui avoir caché la vérité.

    - Pardonne-moi Surprise !

    - Non, toi, pardonne-moi ! Fit-elle honteuse. Je me sens bête et très égoïste ! Je ne me rendais compte de rien ! J’aurais dû voir…

    - T’inquiète ma biche !

    - Je m’inquiète justement ! Qu’est-ce que tu comptes faire ?

    - Rien…Partir en vacances. Je suis surmenée, ce doit être la cause de tout ça ! Félie va me remonter pièce par pièce, tu la connais !

    - Si je la connais ?

    Elle la connaissait depuis l’enfance. Leurs deux familles avaient été unies comme les doigts de la main, dès l’arrivée des Conroy-Defrance à Lille. C’est la raison pour laquelle, en dépit d’une différence d’âge de cinq ans, les jeunes femmes étaient comme des sœurs. C’est d’ailleurs ainsi que Mary-Anne, fille unique, avait considéré le poupon potelé au fin duvet roux, sitôt qu’elle l’avait découvert dans son berceau. Surprise avait représenté le plus merveilleux des cadeaux de Noël pour cette fillette un peu trop solitaire, le 26 décembre de l’année 2022…

    - Quand vas-tu la rejoindre au fait ?

    - Dans trois jours. Maintenant que j’ai fait vérifier ma vieille guimbarde, tout es OK. Maman est impatiente. En plus, sa voiture est HS, alors tu imagines !

    - Ça lui fait quel âge?

    - À la voiture ?

    - Ah ! Je te retrouve, j’aime mieux ça ! Je te parle de ta mère rigolote !

    - 55 en août. Elle pète la forme et elle a hâte de me présenter sa nouvelle amie.

    - Ah bon ?

    - Oui, une certaine Fleur de Lune dont elle me rebat les oreilles chaque fois qu’on s’appelle.

    Chère Félie. Elle espérait bien avoir réussi à lui masquer son lamentable état. Elle en doutait cependant, sa mère était tellement intuitive ! Et le visiophone un tel traître ! Elle avait sûrement remarqué mais ainsi qu’à son habitude, n’en avait rien dit, attendant de sa fille qu’elle se confie librement, comme elle l’avait toujours fait enfant.

    Cette fois, elle n’avait pas pu. Ce qu’elle vivait n’avait rien à voir avec ses chagrins de fillette ou ses peines de cœur d’adolescente.

    Rien !

    Pour l’heure, grâce à la verve de sa pétulante amie, elle avait un peu oublié ses soucis. Elle ne voulait pas, surtout pas y revenir ! La joie de vivre de Surprise était contagieuse et elle avait très envie de se laisser contaminer. De plus, le fait d’avoir enfin vidé son cœur, rendait son problème moins douloureux.

    - Bon ma jolie ! C’est pas tout ça mais faut que j’y aille moi, j’ai rencard ! Clama Surprise.

    - Rencard ?

    - Ben oui quoi ! Avec Al, tu sais, Al, ce super mec qui est notre patron ? Le beau gosse qui te laisse bof, comme tu dis ! Pffffttt ! Vrai ma vieille, il est temps que tu prennes tes vacances toi !

    - Excuse-moi ! Et les tiennes c’est ?

    - Dans une semaine ! Et tu sais quoi ? Ben je les passe avec Alexeï ! Le pied ! Au fait, n’oublie pas notre rendez-vous au resto demain, pour tes 30 ans. On t’a tous préparé plein de surprises !

    - J’y serai !

    - J’y compte bien ! Bon ! J’y vais cette fois ou Al va m’attendre ! Je ne vais pas dormir beaucoup cette nuit … Bye !

    Sa mine gourmande en disait long sur cette future et chaude nuit. Elle lui fit rapidement la bise et s’éloigna sans avoir entendu la réponse murmurée de Mary :

    - Moi non plus !

    Elle enviait son amie de n’avoir d’autre souci qu’un rendez-vous d’amour. Elle n’était pas étonnée que Surprise ait si vite oublié l’histoire extravagante qu’elle venait de lui raconter. Comment lui en vouloir ? C’était un vrai feu follet !

    Le seul rendez-vous qui l’attendait, elle, c’était celui que lui donnait chaque nuit la voix sans visage. Une rencontre troublante et angoissante qu’elle avait fini par espérer autant qu’elle la redoutait.

    Elle voulait savoir !

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  • Commentaires

    2
    Dimanche 9 Octobre 2022 à 02:14
    colettedc

    Quelle rencontre, en effet, pour elle, hélas, avec l'espoir qu'elle le sache bientôt !!!

    Bisous

    1
    Vendredi 30 Septembre 2022 à 19:57

    On peut la comprendre, savoir est une clé pour ouvrir un mystère... amitiés, JB

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