• Chapitre 6

     

    8 juillet, 5 h 30

     

    « Venez… Venez… Venez… »

    La sueur perlait à son front, poissant ses cheveux emmêlés. Son pouls s’affolait. Elle se sentait nauséeuse et le cœur prêt d’exploser. Elle avait envie de hurler mais aucun son ne put franchir sa gorge si serrée qu’elle ne laissait plus passer l’air dans ses poumons. Elle allait succomber à l’asphyxie et à la frayeur.

    Elle devenait folle !

    S’accrochant désespérément à un reste de lucidité, elle se força à reprendre son souffle. Le calme revint.

    Qu’était-ce cette fois ? Quelque chose avait changé dans son habituel «rêve». Elle laissa les souvenirs fugaces remonter à la surface de sa conscience. Ils lui revenaient par bribes : la voix rauque qui l’appelait avec ces mêmes mots répétés lui enjoignant de venir, l’ombre environnante, ce mélange contradictoire de peur, de douleur et d’espoir vibrant intensément au fond de son cœur…

    Soudain, elle sut exactement ce qui avait changé : le cauchemar avait pris forme. À présent, faute d’avoir un visage, la voix détestée émanait d’une silhouette, celle d’un corps aux contours imprécis qui se devinait au milieu d’une sorte de brouillard bleuté.

    «Il» était grand, aussi grand que l’avait été son père, un bon mètre quatre-vingt-quinze mais ce n’était pas son père, elle en était sûre ! Lui au moins, se montrait toujours à visage découvert lorsqu’il visitait ses songes.

    « Il » avait de longs cheveux dont elle ne pouvait définir la couleur et qui flottaient librement sur de larges épaules. Pourquoi cette certitude résolument ancrée en elle qu’il s’agissait d’un homme et non d’une femme comme aurait pu le laisser supposer la longue chevelure dénouée ? La carrure impressionnante, sûrement !

    Il lui était apparu flou, voilé qu’il était par le nuage de brume bleue. Elle ne distinguait pas son visage dont les traits étaient à peine esquissés derrière ce voile. Ni son accoutrement, un jean peut être, une chemise ou un pull de couleur claire, blanc probablement. Cependant un détail précis lui, l’interpellait, l’aveuglait même : l’homme portait autour du cou, étincelant au bout de sa chaîne d’or, un pendentif parfaitement identique à celui que lui avait offert Félie et que la veille, incapable de l’avoir sous les yeux plus longtemps tant il lui inspirait d’instinctive répulsion, elle avait rangé au fond d’un tiroir. Un triangle d’or, un cercle rouge sang, une étoile à cinq branches d’un vert maléfique…

    Désormais bien réveillée, elle ne put s’empêcher de s’adresser au fantôme qui la harcelait depuis un mois :

    - Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous à la fin ?

    Elle se sentait tellement stupide de questionner ainsi une ombre, quelque chose ou quelqu’un d’imaginaire, certainement issu de son subconscient ! Elle… La réponse fusa, soudaine, impérieuse, à l’intérieur de son crâne douloureux : « Venez ! »

    Elle ferma les yeux et se boucha les oreilles. En vain ! Derrière ses paupières obstinément closes, «Il» était là, au centre de ses pensées les plus intimes, surgi de nulle part, environné de l’étrange halo bleu. Il l’appelait. Les mains tendues vers elle, paumes levées vers le ciel en signe de paix, de sa voix si particulière à la fois rauque, douce et persuasive, il l’appelait. Elle ! Et le pendentif sur sa poitrine, dans l’échancrure de sa chemise, brillait d’un éclat insoutenable, dangereux.

    Il portait une chemise !

    Elle se mit à rire tout haut. C’était tellement sidérant vu les évènements, d’être encore capable de s’arrêter à un détail aussi insignifiant ! Une chemise ! Quelle importance ? Puis tout se mit à tourner autour d’elle, ainsi que l’avaient fait les éléments du bijou la veille. Cette fois, elle était vraiment folle à lier ! Voilà qu’elle parlait à…Mais à qui parlait-elle au juste ? Qui lui avait répondu ? L’âme tourmentée d’un disparu qui ne trouvait pas le repos éternel ? Une entité facétieuse ? Un être vivant dans un monde parallèle et qui s’y ennuyait ferme ? Non! C’était plus sûrement son imagination anormalement débridée qui lui jouait des tours pendables !

    Elle ferma son esprit à la voix importune, secoua énergiquement la tête et se leva d’un bond, bien décidée à faire l’impasse sur ces inepties fabriquées par un cerveau fatigué. Douchée de frais, elle s’obligea à avaler un petit déjeuner consistant. Après quoi, vêtue d’un short, d’un tee-shirt et chaussée de ses baskets, elle sortit courir. Au retour, batteries rechargées, désintoxiquée des miasmes de la nuit, elle commença à préparer ses bagages pour le lendemain. La Provence l’attendait. Sa mère surtout ! Son séjour durerait un mois, il fallait prévoir en conséquence. D’un ton décidé, elle commanda : « Canal 7, infos-monde, mémo ! » puis elle s’attaqua résolument à ses valises.

    - À nous deux ! Lança-t-elle agressive, comme si elle s’adressait à ce salaud d’ennemi invisible qui lui pourrissait la vie.

    L’écran géant tridi intégré dans le mur de sa chambre, s’était instantanément allumé au son de sa voix et exécutait consciencieusement l’ordre ainsi donné.

    Il était 7h, le présentateur vedette de canal 7 Info, débitait son habituel blabla matinal. Elle l’écoutait distraitement tout en empilant sur son lit les vêtements qu’elle allait emporter, quand son attention s’éveilla. Elle lâcha le jean qu’elle tenait et fixa l’écran. Les sens soudain en alerte, elle écouta pour de bon cette fois :

    «…Monde, une surprenante vague de violence mobilise les Forces de l’Ordre. Partout, des groupuscules incontrôlés menacent la paix et la sécurité publiques, se réunissant au mépris de la Loi devant les bâtiments administratifs et gouvernementaux. Selon l’AMP (Agence Monde Presse), il s’agirait de membres extrémistes, d’une nouvelle secte néo-apocalyptique dont le gourou, considéré comme très dangereux, demeure encore inconnu des services de renseignement mondiaux. Un reportage de Stanislas Jankowski, notre envoyé spécial à Paris. À vous Stanislas !

    - Eh bien oui Marc-Antoine, je suis à quelques mètres de la mairie où les Forces de l’Ordre viennent d’appréhender une centaine d’hommes et de femmes dont les intentions hostiles étaient manifestes. Il a fallu pas moins de trois cents policiers armés pour les neutraliser. Comme vous pouvez le voir derrière moi, les manifestants sont en train d’embarquer dans les fourgons cellulaires. Ils vont être placés en détention en attendant d’être jugés. Ils risquent la peine capitale.

    - Avez-vous pu voir la manifestation Stanislas ?

    - Non Marc-Antoine mais nous avons pu filmer l’intervention efficace des gops.

    Suivaient les images en léger différé de l’arrestation des fauteurs de trouble devant la mairie de la capitale française, qu’elle regarda tout en continuant à préparer ses bagages.

    - Merci Stanislas ! Poursuivit le présentateur avant de continuer sur le sujet :

    « Ce phénomène inquiétant fait craindre aux Gouvernement Unique un retour en force des « Maîtres de l’Apocalypse » qui sévirent lors de la Grande Crise. Rappelons-nous : des millions de morts, une vague énorme de suicides collectifs…Ces fous ne reculèrent devant rien pour offrir à leurs adeptes, crédules, une vie meilleure dans l’autre monde ! Au regard de ce qui se passe aujourd’hui, comment ne pas penser à une résurgence de cette sombre époque dont voici quelques terribles images tirées de nos archives :

    Comme Mary, chacun put voir des hommes, des femmes, des enfants, brûlés, empoisonnés, les veines ouvertes…Tous ayant plus ou moins volontairement accepté la mort, souvent drogués avant de se suicider ou d'être suicidés, tels que les avaient autrefois découverts les enquêteurs dans les immenses propriétés privées transformées en véritables camps retranchés entourés de miradors desdits Maîtres de l’Apocalypse.

    Nous vous tiendrons informés des développements de ces évènements qui vont justifier dans les jours et les semaines à venir, le renforcement exceptionnel des mesures de sécurité dans le Monde entier. »

    «…Russie. Les travaux du futur Transsibhélio avancent à grands pas. Barcelone. Le salon mondial de l’agriculture va ouvrir ses portes… »

    Mary-Anne n’écoutait plus vraiment. Dans le sujet précédent, quelque chose l’avait frappée. Elle en sentait encore des picotements dans la nuque et tout le long de la colonne vertébrale. Une impression bizarre l’avait fait frémir, celle d’être…observée ! Elle était pourtant seule chez elle. Elle commanda « Revoir » et tandis que la suite du journal, s’enregistrait automatiquement, elle visionna de nouveau le début du reportage de l’arrestation.

    Pour de dangereux excités, ils lui paraissaient bien calmes. Ils devaient pourtant savoir ce qu’ils risquaient ! Le bras de la Justice frappait vite et fort. Tout rassemblement public, même pacifique, de plus de vingt personnes constituait un délit, quant aux manifestations clairement protestataires, elles étaient purement interdites et très sévèrement réprimées qu’il s’agisse d’une ou de plusieurs personnes. Or, ces gens ne montraient aucune peur. Au contraire ! Ils semblaient animés d’une espèce de force intérieure, tranquille et souveraine, presque tangible même au travers de l’écran. Ils se laissaient appréhender puis neutraliser sans esquisser le moindre mouvement de révolte ou de fuite.

    Ceux qui tremblaient de crainte, le doigt crispé sur le bouton de leur neutrolaser poussé au maximum, c’était les trois-cents valeureux gops chargés de les arrêter. Cette peur était aussi palpable que l’aura de puissance des prétendus manifestants. Les Gardiens de l’Ordre paraissaient rapetisser à vue d’œil en face de leurs impressionnants agresseurs qui n’avaient pourtant rien d’agressif même s'ils étaient tous très grands, hommes et femmes, tous bruns aux longs cheveux, tous dotés d’yeux d’un bleu étonnant. On aurait dit les membres d’une même fratrie. C’est peut-être cette étrange similitude qui l’avait interpellée ? Non ! C’était autre chose, elle en était persuadée. Même si elle ne parvenait plus à se souvenir pourquoi, elle savait qu’elle avait été plus qu’intriguée, appelée.

    Voilà qu’elle remettait ça ! C’en était vraiment trop ! Mais elle s’obstinait cependant. Encore et encore, elle commanda « Revoir ! », scrutant l’écran à s’en faire mal aux yeux. Elle observait les passants à l’arrière-plan. Anonymes, rien ne les distinguait les uns des autres. Ils n’étaient que de simples spectateurs, des badauds qui regardaient la scène, s’en tenant à distance respectueuse par mesure de sécurité. De la même façon, ils demeuraient assez loin les uns des autres afin de ne pas être pris pour des manifestants. L’événement était rare et de taille. Ils pourraient le raconter jusqu’à plus soif le soir venu, en clamant fièrement: « J’étais là ! ». Rien de bizarre là-dedans. Pourtant, c’était là ! Elle le sentait. Une fois de plus, elle se repassa le reportage. Soudain, son pouls s’accéléra. Elle avait trouvé !

    Dans l’assemblée disparate des spectateurs qui se régalaient en voyant les « méchants » tomber un à un sous les décharges neutralisantes, un seul n’était pas accaparé par le drame qui se jouait de l’autre côté de la rue, sur la place de la mairie. Un homme, grand, impressionnant, fier et droit, dominait l’attroupement.

    Tourné vers la caméra qui effectuait un travelling sur les curieux, il fixait sur Mary-Anne le bleu magnétique de son regard…

    Impossible ! Ce qu’elle voyait passait à présent en différé, alors comment pouvait-il la regarder là, maintenant ?

    Elle était encore en train de rêver ! Elle se frotta énergiquement les yeux puis les ferma, espérant ainsi effacer le mirage. Mais à peine les eut-elle rouverts qu’elle retrouva, intacte et insistante, la lumière d’azur profond des prunelles fixées sur elle. Et l’homme qui la regardait, lui paraissait aussi réel que s’il s’était réellement trouvé en face d’elle et non pas derrière un écran, à près de deux-cents kilomètres de là qui plus est ! Ce regard saisissant où se mêlaient tristesse, espoir et force farouche, la pénétra jusqu’à l’âme, la faisant trembler d’effroi. Elle se détourna pour ne plus le voir mais elle le sentait dans son dos. Il la brûlait, l’obligeant à faire face de nouveau. Sur l’écran, elle avait l’impression que tout se déroulait au ralenti. Seuls restaient étonnamment vivants, ces yeux à l’éclat d’acier qui, par-delà les ondes, lui lançaient un vibrant message :

    « Viens… Viens… Viens ! »

    L’homme lui tendit la main comme pour l’inviter à traverser le temps, l’espace et l’écran, afin de le rejoindre. Mais elle ne bougea pas, alors il détourna d’elle son regard puis, résigné, il se retourna et commença à s’éloigner à pas lents, comme à regrets se perdant peu à peu dans la foule qui peu à peu à se dispersait. Ses longs cheveux d’ébène flottaient librement sur ses larges épaules, pareils à ceux de l’homme de son rêve. Une dernière fois, il se tourna vers elle et ses lèvres formèrent en silence l’appel désormais familier : « Viens… Viens… » Puis il disparut d’un seul coup, comme happé par la ville. Elle se rendit compte qu’elle avait refermé les yeux. Elle se tenait debout, les poings si fort serrés contre sa poitrine oppressée que ses jointures en devinrent blanches. Elle était secouée de la tête aux pieds de tremblements incoercibles.

    Elle entendit quelqu’un gémir et s’aperçut que c’était elle. Machinalement, elle commanda : « Arrêt programmes ! » L’écran s’éteignit. Elle laissa enfin les larmes de soulagement s’échapper de ses paupières et s’assit lourdement sur le lit où s’entassaient pêle-mêle ses vêtements, près de la valise ouverte à-demi remplie. Elle entendit le léger bourdonnement de l’enregistrement qui se poursuivait.

    Incapable de reprendre ses esprits, elle demeura sous le choc. L’homme qui la sondait, oui, qui la sondait derrière l’écran et celui de son cauchemar ne faisaient qu’un, elle en était persuadée ! C’était la même voix, le même appel, bien qu’à présent «il» la tutoie telle une vieille connaissance. Cet homme existait quelque part et il possédait d’étranges et puissants pouvoirs, elle ne voyait aucune autre explication à ce troublant phénomène. À moins qu’elle ne soit dingue ou encore, sujette à d’étranges hallucinations !

    Soudain persuadée qu’elle avait omis un détail d’une importance capitale, elle pensa confusément qu’il lui fallait vérifier. Sur le point de rallumer la télé, elle se ravisa, comme poussée par une volonté plus forte que la sienne lui intimant l’ordre d’effacer tout ce qu’elle avait vu, ou cru voir. C’est malgré elle qu’elle s’entendit commander l’effacement des infos du matin. Le bourdonnement s'inversa puis s’interrompit au bout de quelques secondes.

    Elle comprit subitement qu'elle ne pourrait partir dans cet état. Elle était en train de perdre la raison ! Non, décidément, elle ne voyait pas d’autre explication à ce qui lui arrivait ! Jusqu'à ce dernier mois, elle avait toujours mené une existence sans complications, réglée comme du papier musique. Alors pourquoi maintenant et surtout pourquoi elle ?

    Invoquant un remplacement de dernière minute auquel elle ne pouvait se refuser, elle appela sa mère pour la prévenir qu’elle n’arriverait que dans deux ou trois jours. Ensuite, elle contacta Jézabel Beauregard.

    C’est à la thérapsy qu’elle s’adressa, pas à l’amie. Jézabel était la meilleure parmi les meilleurs dans la cohorte des psychothérapeutes qui jouaient un rôle prépondérant en cette époque où les dérèglements du comportement étaient devenus l’une des principales maladies. La seule en vérité qu’aucun vaccin n’avait pu éradiquer !

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  • Commentaires

    3
    Samedi 22 Octobre 2022 à 03:19
    colettedc

    Ouf !!! Quelle époque, Anne-Marie,

    Bises

    2
    Lundi 3 Octobre 2022 à 15:12

    Je ne tiens plus à vivre dans cette époque, et pourtant au début, j'aimais beaucoup toutes les technologies. Là, c'est angoissant. 

    Bises

    1
    Dimanche 2 Octobre 2022 à 19:55

    Une époque plus que troublante, merci, jill

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