• L'Arbre 2- Chapitre 5-Le Promeneur

    Aussi loin que remontaient mes souvenirs, j'avais entendu parler d'une forêt mystérieuse au cœur de laquelle nul n'osait s'aventurer. Mes grands-parents l'avaient maintes fois évoquée comme un lieu mythique, dangereux. Un lieu étrange auquel s'attachait une terrible légende. Durant toute ma petite enfance, friand de contes à faire peur, outre l'ignoble croque-mitaine dont me menaçait perpétuellement ma mère pour me faire obéir, je l'avais peuplée de dragons sanguinaires, de sorcières malfaisantes, de gnomes repoussants, de goules et de vampires…

    En grandissant, je l'avais oubliée. Je n'avais plus besoin de récits fantastiques pour nourrir mes frayeurs. La Cité, monstre tentaculaire, y suffisait amplement et j'avais eu largement le temps de perdre ce goût qu'ont souvent les gosses pour les histoires effroyables. Et voilà qu'à cinquante balais, le souvenir glauque remontait à la surface, percutait ma conscience de plein fouet, ranimant du même coup, violemment, ce désir obscur et latent de tout foutre en l'air pour partir à l'aventure. Aller voir de plus près si les légendes avaient quelque fondement.

    Qui n'a pas rêvé au moins une fois dans sa vie, de parcourir les profondeurs magiques de la forêt de Brocéliande ? Et qui sait, d'y rencontrer l'Enchanteur Merlin ?

    Moi, je n'en demandais pas tant. Je ne courais plus après les sortilèges Je voulais juste vérifier si cette mystérieuse forêt n'était pas que le fruit de l'imagination de mes adorables grands-parents qui assuraient que leurs propres parents avaient vécu là-bas avant la catastrophe, sans préciser jamais de quelle catastrophe il s'était agi, pour l'unique raison qu'ils n'en savaient rien, parce que leur père et mère n'en avaient jamais rien dit. Or, la tradition orale n'étant pas toujours fiable en raison même des inévitables déformations que lui font subir les décennies, ils avaient voulu consulter les archives départementales, espérant y découvrir la mention d'un cataclysme censé s'être produit à une quarantaine de kilomètres de la Cité… Rien ! Rien de rien ! Et pour cause, on leur apprit que tout ce qui concernait cette année-là et seulement celle-là, avait mystérieusement brûlé…

    Était-ce là ? « Et si c'était vraiment la forêt interdite dont me parlait mon grand-père… » Me dis-je pour la ixième fois le cœur battant. Même de loin, huit ou dix kilomètres à vue de nez, elle paraissait vraiment étendue…Il n'en existait pas de telles ailleurs dans la région d'après ce que j'en savais. Et j'en savais si peu. Il me fallait de toute urgence aller y voir de plus près. Briser le tabou. Entrer dans la forêt interdite…

    La curiosité m'empoignait les tripes, me fouaillait le cerveau, faisait battre mon cœur à deux cents à l'heure, provoquait des fourmillements dans mes membres. Comme mus par ce besoin de savoir, pressés d'arriver à destination, mes pieds, d'eux même, accentuèrent la cadence.

    Était pure coïncidence ? Au fur et à mesure que la forêt se rapprochait, non seulement les lieux habités se raréfiaient mais de surcroît, ils me paraissaient de plus en plus désertés. Bientôt, je ne traversai plus que des hameaux fantômes totalement abandonnés par leurs habitants.

    « C'est donc cela, la désertification du monde rural dont les politiques nous rebattent les oreilles depuis des décennies ? » me dis-je pour me rassurer, car mes pensées prenaient un tout autre chemin. « Et si la proximité de la forêt y était pour quelque chose… » Me soufflait une petite voix insidieuse de plus en plus insistante.

    -  Là tu déconnes mon vieux ! Elle a raison ta femme, c'est la cinquantaine qui te joue des tours. L'andropause te guette pépé !  Lançai-je tout haut, histoire de faire fuir ces pensées dérangeantes.

    Et si cette fugue de gamin en quête de sensations fortes, n'avait pour raison profonde que la peur de vieillir, l'envie de croire que l'avenir était encore devant moi ? Je pouvais faire demi-tour, il était encore temps, j'avais rempli le contrat que je m'étais assigné…Non ! Je n'allais pas reculer ! Pas si près du but !

    J'intimai silence à mon esprit qui battait la campagne et je continuai bravement à avancer, ignorant sciemment la petite voix dans ma tête.

    «  Ah ! J'avais raison ! » Me dis-je en riant de mes craintes débiles.

    En effet, à peine à deux ou trois encablures de ma destination finale, je pénétrai moulu mais totalement rassuré dans un hameau d'une dizaine de maisons. De petits corps de ferme où une poignée d'irréductibles paysans survivait en autarcie grâce à l'élevage de poules, de lapins, de cochons, de chèvres, de moutons et de quelques vaches. Une ou deux parcelles de blé pour la farine, de luzerne, d'orge et de seigle pour nourrir les bêtes, des potagers pour les légumes. Quelques arbres fruitiers, des treilles accrochées aux murs les mieux exposés pour la piquette maison. Pour l'eau, une fontaine sur la place, alimentée par une source et un puits dans chaque cour. Quelques arpents de bois pour le chauffage.

    J'avais l'impression d'avoir fait un énorme bond en arrière dans le temps. Seuls les antiques tracteurs me rappelaient que ce village aux mœurs surannées, était bien de mon époque. Les engins en question fonctionnaient au carburant vert de fabrication locale, ainsi que je l'appris par la suite en questionnant un vénérable ancêtre. Je trouvai le vieil homme assis sur un banc de pierre, à l'ombre généreuse d'un grand chêne plusieurs fois centenaire, près de la fontaine gazouillante. Un gros chat tigré ronronnait sur ses genoux et un chien roux ronflait, couché à ses pieds. Les autres habitants ne se montrèrent pas. Sans doute vaquaient-ils, indifférents à ma présence, à leurs habituelles occupations. Ôtant la pipe de bruyère de sa lippe soulignée de bacchantes à la gauloise aussi blanches que ses cheveux, il me regarda approcher d'un œil circonspect.

    - Eh ben, mon gars! Qué qu'tu fais donc par ici ? On n'a pas bézef de visites dans c'trou à rats ! Commença-t-il intrigué, tandis que je remplissais ma gourde presque vide à l'eau fraîche de la fontaine.

    - Je me promène ! Répondis-je sans m'offusquer de ce tutoiement d’emblée.

    - Tu te promènes ! Et tu viens d'où comme ça ?

    - De là-bas ! Dis-je, montrant d'un doigt approximatif la direction de la Cité.

    - De la Bétonnière ! Elle est garée où ta puante,

    - Ma…puante ?

    - Ouais, ta foutue bagnole quoi !

    - Euh…Je suis à pieds.

    - Non ! Vrai ? Crédieu ! Ça fait une trotte à pinces ça petit ! Ben mon lascar, on en fait pu des comme toi, tu sais !

    Quoique teintée d'un brin de méfiance, je pouvais lire l'admiration dans ses yeux d'un bleu délavé.

    - Et tu vas où comme ça ?

    De nouveau je tendis un index évasif :

    - Par-là…

    - La forêt ? Ben merde alors, t’as pas les foies petiot ! Eh ma bonne, apporte donc un coup d' pich'nette à c'te jeune inconscient ! Cria-t-il à une vieille femme chapeautée de paille qui s'avançait timidement vers eux.

    Je riais intérieurement, pas du tout vexé que ce digne ancêtre me traite de jeune inconscient. Je n'étais plus à cela près. Cette escapade bien venue ne me rendait-elle pas mon adolescence ?

    - Ehhh !!!! Ma mie, viens y donc ! Y va pas t'manger le p’tit gars d'la ville ! Rapplique, vite fait nom de d'là! Lança-t-il à l'aïeule qui paraissait figée sur place à mi-chemin entre sa maison et nous. Puis, remarquant un léger froncement de mes sourcils à ce ton martial, il reprit :

    - L'est un peu sourde ma moitié, faut brailler pour qu'elle entende si t'y causes.

    Il avait une voix de stentor, rocailleuse et naturellement autoritaire.

    La mamie avait fait demi-tour pour rentrer chez elle.

    Elle revint assez vite vu son grand âge évident. Elle portait calés contre son giron, un pichet de grés brun et trois grands verres empilés.

    - Euh… C'est quoi votre…pichenette ? Questionnai-je inquiet.

    Le vieil homme éclata d'un rire aussi rauque que sa voix.

    - Sûr que tu trouves pas ça dans tes hypermarchés à la gomme ! Ça mon gars, c'est du vrai cidre bouché d'chez nous, sans colorants ni conservateurs comme y disent les gens d'la ville. Pas d'la pissette pour gamins, crois-moi ! La cuvée d'y a deux ans, rude comme nous mais j'te jure qu'elle casse bien la soif par ces chaleurs ! Allez, bois sans crainte, c'est pas du poison, Goûte z’ y et t'en redemanderas d'ma pich'nette !

    Hésitant, je trempai mes lèvres dans le frais breuvage pétillant.

    - Hum, c'est bon ! Un peu acide mais ça désaltère bien votre truc !

    - Acide comme nos pommes petit ! Si t’aimes, j' t'en donne une bouteille. Tu la boiras à not' santé quand tu s'ras là-bas. Mais avant d'rentrer dans c'te maudite forêt hein!

    Ce conseil ne sonnait-il pas comme une espèce d'avertissement ? Je ne voulais pas m'arrêter à cette impression saugrenue.

    - D'accord ! Dites-moi, j'en ai encore pour combien de temps ?

    - T'as l'air solide et pas trop mauvais marcheur pour un type de la Bétonnière. T'y s'ras dans une bonne heure…si tu traînes pas en ch'min. Mais bon sang d' bois, qué qu'tu vas donc faire là bas mon gars ?

    - Rien de spécial. Juste vérifier…une vieille histoire que me racontaient mes grands parents maternels…

    - Libre à toi mon gars, libre à toi…

    Encore ce ton de mise en garde sur lequel je ne voulais pas m'apesantir, aussi ne lui demandai-je pas ce qu'il entendait par là. Il n'insista d'ailleurs pas, semblant comprendre mon désir fou d'aller là-bas en dépit du halo de danger qui entourait les lieux. Avant que je ne reprenne ma route et répondant à une question que je n'avais osé formuler, il m'expliqua pourquoi lui et les autres avaient choisi de rester dans ce bled perdu au milieu de nulle part.

    - On n'est plus guère nombreux dans c' trou mon gars mais ceux qui restent sont tous natifs d'ici et tout comme ma femme et moi, ils veulent y mourir et y être mis en terre. L'cim'tière est pas ben grand, mais y a encore d'la place pour not' petite communauté. La seule question qu'on s'pose, c'est qui enterrera l' dernier d'entre nous vois-tu... Y'a assez d'bois pour la chauffe près d'ici, assez d'garennes et d'faisans pour la chasse. Pis l'reste, tout c'qu'on raconte sur c'te drôle de forêt, nous on s'en fout ! Elle nous gêne pas vu qu'aucun d'nous y a jamais mis les pieds et tu d'vrais faire pareil petit, crois-moi ! Mais bon, j'vois ben que j'cause à une tête de bois toute prête à aller au feu…

    Je rougis sous la gentille moquerie de cet ancêtre si sage. Peu m'importait ce qu'il pensait de moi pourtant. La forêt m'attendait et j'étais bien décidé à y faire une incursion avant la fin de cette magnifique journée d'été. Après avoir remercié le vieil homme pour son hospitalité, je le saluai. Il avait remis la pipe à demi éteinte au coin de sa bouche. Il hocha la tête, comme pour approuver l’idée qui paraissait soudain le traverser…À mon sujet, sans nul doute. Je m'en fus sous son regard bleu pénétrant

    - Ah ces gens d'la ville ! Rien dans l’ciboulot ! L'entendis-je murmurer tandis que je tournai les talons.

    - Pense ce que tu veux pépé, je m'en tape ! Marmonnai-je entre mes dents, plus pour moi-même que pour lui. Je vais là où je brûle d'aller depuis…quarante-cinq ans.

     

     

     

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  • Commentaires

    3
    Vendredi 9 Septembre 2022 à 22:08
    colettedc

    Il y va, Anne-Marie !!! Super ... je cours vers la suite ... bonne soirée de ce vendredi. Bisous

    2
    Vendredi 9 Septembre 2022 à 14:46

    Il fait comme il veut, le problème des générations !

    Toujours aussi agréable à lire ce livre.

    Bonne fin de semaine.

    1
    Jeudi 8 Septembre 2022 à 21:30

    Et quelqu'un de décidé l'est.... amitiés, JB

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