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L'Arbre -Livre 1- Chapitre 11
Chat est mort.
Il s’est éteint à mes pieds. De vieillesse. De maladie. De lassitude. Ou plus simplement parce que son heure était venue. Parce que sa septième vie, longue et bien remplie, devait s’achever à l’instant précis qu’avait prescrit le destin.
Chat savait qu’il allait partir dans l’autre monde, dans ce lieu impalpable où il se verrait attribuer une nouvelle vie dont il ignorerait jusqu’à sa renaissance la finalité.
Le seul ami que j’avais, le seul être à sang rouge qui ait témoigné une chaude affection et une fidélité sans faille à mon aimée, celui-là même que j’ai si souvent refusé d’écouter, nous a abandonnés tous deux à notre sort incertain.
Où va-t-il revenir ? Et quand ? Qui saura lui donner ce qu’il a reçu dans cette vie ? Qui, mieux que je ne l’ai fait, saura lui prêter une oreille attentive et ne railler ni sa sagesse ni ses conseils avisés ?
À mes pieds, là où elle l’a trouvé endormi, Elle a enterré sa dépouille mortelle. Comme moi, elle sait que son âme vagabonde erre à présent dans les limbes en attendant un corps digne de lui.
Chat, tu me manques déjà !
Le danger rôde et nous cerne. Un danger qu’il avait prédit et que j’ai trop longtemps nié, rejeté loin de moi, balayé comme une poussière importune. Un péril que j’ai traité de fadaise née d’un esprit pessimiste.
- Tu vois tout en noir. Tu deviens gâteux Chat ! Me moquais-je.
- Tu verras ! Et quand tu verras ce sera déjà trop tard. Répondait-il trop effrayé par ses visions pour prendre ombrage de mes moqueries.
Il savait.
Peut-être en fait est-ce lui qui a choisi le moment du départ afin de n’être plus là quand arriverait ce qui devait arriver ?
Il savait et las de tant d’iniquités, il désirait fermer enfin cet œil unique qui en avait déjà trop vu.
Il ne voulait plus voir.
Quelque part, en un autre lieu loin d’ici, il y a une autre femme. Pas plus jeune ni plus belle, non ! Elle possède seulement ce qui manque cruellement à ma tendre amie, l’ineffable don d’enfanter.
Il s’est longtemps et fermement refusé le droit de céder à ce doux enchantement. Il n’a tout d’abord fait qu’accepter de l’autre, la consolatrice amitié qu’elle lui offrait. Une amitié vraie, sans ambiguïté, croyait-il, en laquelle il ne voyait aucun mal, aucune trahison.
Elle était gaie, volubile, simple, sans affectation, sincère et libre de toute attache. Et surtout, saine de corps autant que d’esprit. Avec elle il pouvait flirter, bavarder de tout et de rien, s’adonner en riant à un marivaudage si léger qu’il effleurait ses sens sans altérer sa bonne conscience. Avec elle il redevenait un homme à part entière.
Fine mouche et très psychologue, elle devinait de ses problèmes plus qu’il n’osait lui en dire. En parlant beaucoup d’elle, de ses espoirs, de son rêve de trouver un jour l’homme idéal qui lui ferait les tas d’enfants qu’elle désirait, elle l’amena petit à petit à lui confier ce qu’elle avait pressenti de ses déboires conjugaux.
Au lourd chagrin qui suivit ces aveux douloureux, elle sut en véritable amie lui prêter une épaule compatissante, des bras consolateurs, des lèvres qui, de la joue pour une bise amicale, glissèrent sur sa bouche comme par mégarde pour un baiser dont il ne put bientôt plus ignorer l’appel sensuel. Un geste en entraînant un autre, il se retrouva au lit avec la belle intrigante et but avec délice le philtre d’amour jusqu’à la lie. Il en savoura chaque goutte. Ce divin nectar lui plut tellement qu’il en redemanda encore et encore. Elle le laissa boire tant qu’il voulait, sachant pertinemment qu’il est des soifs qu’on ne peut étancher.
Ce qui n’était au départ qu’une liaison pour l’hygiène, devint folle passion lorsqu’elle lui apprit la nouvelle qui devait combler tous ses espoirs : elle était enceinte.
- J’ai arrêté la pilule ! Je voulais un enfant de toi et quoi que tu décides, je serai heureuse ! Ce petit qui grandit dans mon ventre, ce sera un peu de toi et cela suffira à faire mon bonheur, même si tu restes avec ta femme !
Lui dit-elle sans détours en lui annonçant sa grossesse. Mais en même temps, elle lisait avec une immense satisfaction sur le visage de son amant les signes évidents de sa victoire sur cette rivale inconnue.
Il allait avoir un enfant, enfin !
C’est hélas vrai, l’autre est enceinte ! Pour lui, tout le reste est devenu insignifiant. Sa femme, son mariage, sa maison…Même son métier ne présente plus le moindre attrait à ses yeux. Il n’a plus besoin de fuir, il a trouvé son port d’attache. Pour elle, il est prêt à sacrifier sa liberté. Pour elle et pour l’enfant à venir, son enfant, il a accepté de changer radicalement de vie. Sans rien en dire à son épouse légitime, il a déjà trouvé un emploi sédentaire tout à fait convenable près de sa maîtresse. Pour elle, parce qu’elle lui donne ce qu’il a toujours désiré le plus, il est prêt à toutes les concessions, ce dont il n’a jamais été capable avec sa femme.
Il n’éprouve aucun remords envers celle qu’il délaisse. Juste de la pitié pour le mal qu’il lui fait. Froidement, très vite avant de manquer de courage, il lui a dit :
- Je te quitte. Je ne renie rien de ce qu’on a vécu ensemble. J’ai été très heureux avec toi. Ce n’est plus vrai depuis un bon bout de temps hélas ! Il y a quelqu’un d’autre dans ma vie. Je l’aime, elle attend un enfant de moi. Je pars vivre avec elle. Le divorce sera à mes torts bien entendu. Je te laisse tout à condition que tu acceptes d’en finir sans faire d’histoires. Tout est à toi ! La maison, les meubles, la voiture, la caravane, le chat…Et l’arbre ! N’a-t-il pu s’empêcher d’ajouter, laissant enfin filtrer l’inexplicable jalousie qu’il ressentait à mon égard. Mais je serais toi, je le ferais couper avant d’avoir des ennuis avec les voisins, a-t-il conseillé, décochant ainsi sa flèche du Parthe avant d’aller boucler ses valises.
Clouée sur place, vaincue sans combattre, anéantie, elle l’a regardé quitter la maison sans autre forme de procès. Une voiture l’attendait dehors. Une belle voiture avec une jolie femme au volant. Elle n’a rien tenté pour le retenir, sachant à l’évidence qu’elle n’avait rien à opposer à sa rivale. Rien qui vaille la peine comparé à cet enfant qui poussait dans la matrice de l’autre. Les yeux secs, le cœur sec, le ventre sec, face à cette porte définitivement refermée sur son amour défunt, elle a juste dit en éclatant d’un rire amer comme la ciguë pour ne pas pleurer :
- Dieu merci, je vais enfin pouvoir mettre fin à ces séances de confessions psychanalytiques aussi coûteuses qu’inutiles !
Puis, tel un automate bien réglé, elle est montée dans la chambre vide où désormais plus personne ne viendrait la rejoindre. Elle s’est allongée sur le lit devenu soudain trop grand et elle a fermé les yeux, bien décidée à ne plus jamais les rouvrir.
J’ai eu beau l’appeler, elle n’a pas voulu m’entendre.
À sa place et pour elle, j’ai pleuré comme pleurent les arbres, sans bruit. Oui, j’ai pleuré pour elle, car elle n’en était plus capable, ayant épuisé toutes ses larmes.
Pendant des jours et des jours, une suite interminable de jours dont je n’ai su faire le compte, elle est demeurée prostrée, muette, comme frappée de stupeur. Oubliant ma présence, sourde à mes cris d’amour, elle a continué d’accomplir les gestes du quotidien, par habitude. Elle s’est levée chaque matin, s’est lavée, coiffée, habillée sans se voir dans le miroir. Elle s’est nourrie pour survivre, a dormi assommée de somnifères. Elle est sortie pour faire quelques courses de première nécessité. Elle marchait sans rien voir des regards apitoyés qu’elle suscitait.
Pendant des jours et des jours, elle a vécu comme un zombie sans verser une larme. Jusqu’à ce que le divorce soit prononcé. Alors seulement, elle s’est effondrée, laissant enfin jaillir le chagrin qu’elle jugulait bravement depuis le départ de l’infidèle.
Ce jour-là, j’ai bien cru qu’elle allait commettre l’irréparable et j’ai hurlé de toutes mes forces pour l’en empêcher.
Elle m’a entendu. Comme un courageux petit soldat, elle est repartie à l’assaut malgré ses blessures à vif. Doucement elle a remonté la pente et si elle n’a pas vraiment repris goût à la vie, du moins a-t-elle fait semblant, pour moi.
La première chose qu’elle a accomplie lorsqu’elle a émergé de son deuil d’amour, a été de trouver acquéreur pour la grosse voiture et pour la caravane devenues des symboles d’un bonheur révolu. À la place, elle a acheté un véhicule plus petit.
- Afin de ne pas me couper totalement du monde. M’a-t-elle dit un soir, à l’abri des regards indiscrets, alors que pour ma plus grande joie, nous avions retrouvé la complicité de nos miraculeuses conversations.
- Pfffftttt ! Pour ce qu’il t’a apporté le monde jusqu’à maintenant ! Ai-je marmonné. As-tu vraiment besoin d’une de ces saletés puantes ?
- Il faut bien que je mange, je n’ai pas de racines moi ! Tu sais, je ne m’en servirai qu’en cas d’extrême nécessité ! Sinon, où veux-tu que j’aille désormais. Les vacances en solitaire, ça ne me dit rien, surtout que je ne peux t’emmener avec moi mon cher Arbre !
- Si tu partais ma douce amie, je crois bien que je trouverais le moyen de te suivre où que tu ailles malgré mes racines !
- J’ai bien failli t’abandonner tout de bon hein ? M’a-t-elle avoué en soupirant.
- Je ne t’aurais jamais laissée le faire.
- Tu me pardonnes alors ?
- Comment ne pas te pardonner, tu es tout pour moi.
- Et toi, tout pour moi, a-t-elle répondu faisant naître en moi un fol espoir.
Puis elle a ajouté comme pour tempérer cet aveu extraordinaire :
- Depuis que Chat est mort, n’es-tu pas tout ce qu’il me reste ?
Tags : l'arbre 1, chapitre 11
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Commentaires
C'est très émouvant
Merci
Bravo pour ce texte puissant qui donne à réfléchir
Bises et bonne journée
Ah ! La pauvre, seule avec son arbre maintenant ... la vie est si fragile pour eux deux ; espérons !!!
Bon vendredi,
Bisous ♥
Triste sort pour ce mariage sans enfant, comme l'arbre on a envie d'être à ses côtés, avec elle.... amitiés, JB
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Même avec des enfants, parfois les hommes partent. C'est ce que mon père a fait, je l'ai très mal vécu, j'avais 10 ans.
Il lui reste l'arbre et peut-être un nouvel amour ?
Bises