• La lumière est tellement aveuglante qu’elle les referme aussitôt. La panique la submerge. Ça ressemble au gros spot de la salle d’examen où elle est passée avant chaque reformatage. Les traîtres ! Ils l’ont ramenée à la Sphère. Ses bras sont entravés, ses jambes aussi. Elle sent les électrodes sur son crâne, les tuyaux qui instillent dans ses veines les habituelles substances chimiques facilitant le reformatage. Incapable de se redresser, elle ne peut voir mais elle sent d’autres choses incongrues auxquelles ses passages en salle d’examen ne l’ont pas accoutumée. Un tiraillement entre ses cuisses, un tube souple qui partirait de là et se prolongerait le long de ses jambes. Et puis ce poids sur son ventre, comme s’ils lui avaient greffé une monstrueuse excroissance. Et encore, cette horrible sensation d’avoir le nez et la gorge obstrués.

    Que lui ont-ils fait ? Á quelles odieuses expériences se livrent-ils sur elle ?

    Elle a envie de hurler mais aucun son ne franchit ses lèvres. Alors elle tente de se libérer sans succès. Elle est si faible. Le poison fait son effet dans ses connections nerveuses. Ses membres ne répondent déjà plus. Elle perd conscience. Un trou noir sans images ni rêves…La mort peut-être…

     

    Une voix, l’appelle, toujours la même.

    -Bon sang Élisa, tu ne vas pas me faire ça, pas maintenant ! Tu es revenue une fois, tu peux le refaire, tu le dois ! Allez ma belle, réveille-toi !

    Comment lui résister ?

    Elle n’ose ouvrir les yeux. La lumière…

    -Jo…na…than ? Coasse-t-elle.

    - C’est moi ! Répond-il…étonné.

    - Lu…mière…mal. Prononce-t-elle péniblement.

    - Bon Dieu Élisa, enfin ! Je finissais par désespérer.

    L’entend-elle bafouiller comme s’il venait de subir un grand choc.

    - Lumière. répète--elle

    Sa gorge est douloureuse mais elle lui semble libérée de ce qui l’encombrait, tout comme son nez. En revanche, elle n’est toujours pas libre de ses mouvements. Elle s’agite, tentant vainement de se détacher.

    -N’essayez pas de bouger Élisa, commande la voix de Jonathan devenue totalement impersonnelle.

    Elle croirait entendre la Machine.

    Elle entrouvre les yeux. Il a éteint le gros spot. Elle le distingue à peine mais elle le reconnaît même s’il a incroyablement changé depuis son départ pour la Sphère.

    -Pour...quoi Jo…na…than ? Ânonne –t’elle.

    Sa langue pâteuse et sa gorge irritée rendent son élocution laborieuse.

    - Vous risquez de vous faire mal.

    Ce qu’elle veut qu’il lui dise, c’est pourquoi il lui a fait ça. Une nouvelle trahison qui lui fait bien plus de mal que sa vaine tentative pour arracher liens et perfusion.

    - Elle est réveillée, l’entend-elle hurler à la volée.

    Une immense fatigue l’envahit. Á quoi bon lutter ? Elle n’est pas de force contre ceux d’En-Haut.

    -Pour...quoi Jonathan ? Répète-t-elle, lasse à mourir

    -Tout va bien Élisa ! Tout va bien ! Reposez-vous !

    Elle réalise seulement qu’il la vouvoie maintenant ! Un comble après ce qu’ils ont vécu ensemble !

    Elle se sent repartir mais ce n’est plus comme avant. Elle ne tombe pas dans un puits sans fond cette fois. Elle s’endort. L’effet des drogues. Ils vont parvenir à leurs fins.

    « Sauvée de la mort, pas de la Machine ! » se dit-elle éperdue de chagrin. Elle se laisse aller. Que faire d’autre ? Juste avant que le sommeil ne l’emporte, elle sent un baiser léger sur son front tandis qu’une voix douce murmure tout contre sa joue.

    - C’est ça, dors Élisa. Tout va bien aller maintenant.

     

    Elle émerge petit à petit du brouillard cotonneux qui l’enveloppe encore. Un brouillard douillet ou elle a dormi, juste dormi, d’un paisible sommeil sans rêves, sans tunnel lumineux, sans ombres mouvantes. Elle hésite à ouvrir les yeux. Peur de ce qu’elle va découvrir.

    Á côté d’elle, on parle. Des voix qu’elle reconnaît et qui la font frémir de crainte. Une en particulier. Khaled… Si elle pouvait le faire, elle s’enfuirait. Mais elle est toujours allongée, attachée à son lit, branchée de toute part.

    - Tu te rends compte Khaled, elle m’a appelé Jonathan, comme si elle me connaissait !

    Parce que je te connais voyons !

    -Les comateux nous entendent tu sais, ça a été prouvé !

    Comateux ? Qu’est ce qu’il raconte ?

    - Ok, ça je le sais mais elle ne m’a pas vu ! Elle n’a pas ouvert les yeux à cause de la lumière.

    - Elle a reconnu ta voix depuis le temps !

    « Depuis le temps ? Combien de temps ? Elle n’y comprend décidément rien.

    -C’est vrai remarque ! Je me suis beaucoup occupé d’elle depuis qu’elle…

    Depuis qu’elle quoi ? Elle na pas saisi la suite de sa phrase. Il a baissé d’un ton, comme s’il craignait qu’elle ne l’entende. L’autre s’en moque bien ! Il continue à brailler sans se soucier d’elle. »

    - Et tu lui as beaucoup parlé ! « Réveille-toi Élisa » Impressionnant le nombre de fois où on t’a entendu lui répéter ça ! Et tous ces trucs que tu lui racontais sur sa vie, sa famille, ses occupations, ses passions, ses amis…

    « C’est vrai que je t’entendais Jonathan. Ta voix m’a tant de fois empêchée de sombrer. »

    - Ne te moque pas veux-tu ! J’y ai toujours cru et avoue que j’étais bien le seul avec Martha !

     Martha est dans le coup ? Pas étonnant ! Ils s’y entendent en traitrise ces deux-là !

    - C’est vrai, je le reconnais ! Moi, je n’y croyais pas des masses ! Encore moins après ce premier réveil et sa rechute dans la foulée ! Là, j’ai bien cru qu’on allait la perdre pour de bon. Plus de réaction aux stimuli, plus de mouvements oculaires. Même toi tu as failli baisser les bras cette fois-là. Si sa famille avait insisté pour le faire, je l’aurais débranchée !

     Débranchée ? Et allez donc ! Salaud ! Elle ne méritait même plus un reformatage alors ?

    - Je ne t’aurais pas laissé faire !

    - Tu ne serais pas un peu amoureux d’elle ? Sacré Jon’ va !

    Il l’aime, elle le sait bien mais après ce qu’il lui a fait… Les écouter parler d’elle comme si elle n’était pas là, l’épuise infiniment, pourtant, elle s’oblige à garder l’esprit en éveil. Peut-être en apprendra-t-elle plus sur son état et sur l’endroit inconnu où elle se trouve…

    - Arrête tes conneries doc ! Tu les as prévenus ?

    - Pas encore ! J’hésite ! Sa mère est crevée ! La pauvre femme ne supporterait pas le choc d’une rechute !

    - Tu as raison ! Il ne faut pas aller trop vite, on ne sait jamais !

    - Un vrai dilemme en fait ! Ils ont le droit de savoir qu’elle s’est réveillée et je ne voudrais pas trop tarder à le leur annoncer au cas où elle replongerait. Mais j’ai vraiment peur pour la maman ! Si elle fait une nouvelle crise, tu imagines !

    - C’est sûr !

    - Tu sais ce que ça veut dire si sa fille replonge encore mon ami !

    - Oui, je sais ! Elle risque de ne pas revenir cette fois ! Dans le cas contraire, tu crois qu’elle gardera des séquelles ?

    - C’est à voir ! Mais je ne pense pas ! Le fait qu’elle t’ait parlé et mieux, qu’elle t’ait reconnu en quelque sorte, prouve que son cerveau fonctionne plutôt bien ! Et même qu’il est resté actif  tout ce temps ! De plus, grâce à toi, le reste devrait se remettre à fonctionner impec’. Tu paries combien qu’elle va bientôt réclamer à manger ?

    Qu’elle l’ait reconnu…en quelque sorte ? Est-ce à dire qu’elle n’était pas supposée le reconnaître ? Cet homme là ne serait donc pas son Jonathan ? Son éternel sauveur? Un clone peut-être, comme ceux que les cuves-matricielles « produisent » depuis des siècles ?

    - Que le ciel t’entende doc ! Que le ciel t’entende !

    -S’il m’entend, tu vas avoir du boulot Jon’ ! Je suis sûr que l’idée te plait !

    -Ça va maintenant ! Basta avec tes insinuations douteuses !

    - Douteuses, douteuses ! Pas tant que ça ! Tu as passé bien plus de temps avec elle qu’avec n’importe quel autre de tes patients. Bien plus que n’en nécessitait ton taf mon cher, avoue-le !

     

    Il n’a pas répondu. Jonathan ou elle ne sait qui, est parti en claquant la porte. Une porte ? Il n’y a pas de portes dans la Sphère. Juste des panneaux coulissant sans plus de bruit qu’un très léger chuintement. Ce monde est fou. Ou c’est elle qui devient folle…La tête lui tourne…Quelle conversation étrange entre ces deux hommes ! Ils ne parlaient pas d’elle, c’est impossible ! Elle n’a pas de famille. Aucun des ouvriers de la Sphère n’a de famille. Ou s’ils en ont une, ils l’ignorent. Pas d’amis non plus ! Pourtant…

    Elle pourrait replonger ont-ils dit. Ça n’arrivera pas. Elle le sent aussi sûrement qu’elle ne comprend rien à ce qui se passe. Non ! Pas question qu’elle retombe dans le puits. Elle veut savoir où elle est, qui elle est et qui sont ces gens qui doivent venir la voir, sa famille, ses amis inconnus. Et aussi qui est ce Jonathan qui semble n’avoir rien de commun avec celui qu’elle connaît ? Elle veut demander des comptes à Martha qui les a laissés la ramener ici !

    L’autre, Khaled, a éclaté de rire après le départ de son ami. Lui, est bien tel que celui qui était prêt à la laisser mourir seule dans la cabane. Elle coule un regard vers lui. Il est tout de blanc vêtu. Jonathan porte le même bizarre accoutrement d’après ce qu’elle a pu entrevoir de lui à son réveil. L’uniforme de ceux d’En-Haut sans doute.

    Il s’approche d’elle. Elle est terrorisée. Son souffle se précipite. Elle doit se calmer. Vite, fermer les yeux ! Lui faire croire qu’elle dort. Ça ne devrait pas être difficile, elle est aussi fatiguée que si elle n’avait pas dormi depuis des jours et des jours ! Les drogues qu’ils ont utilisées sur elle sont vraiment puissantes.

    Dieux des Sphères que se passe-t-il ? Est-ce un nouveau rêve ? Un cauchemar infernal ? Que va-t-il lui arriver cette fois ?

    Il se penche sur elle, prend son pouls. Elle a réussi à maîtriser ses tremblements et sa respiration…

    - Elle dort, c’est parfait ! Eh bien mademoiselle Barjac, vous nous faites une sacrée surprise ! Perso, je ne m’y attendais plus !

    Oh la la ! Ça devient vraiment glauque ! Barjac, Barjac.... Elle fouille dans ses souvenirs oniriques et se rappelle. Barjac, c’est le nom qu’elle portait dans les rêves où elle vivait au vingt-et unième siècle !

    Ce qui la surprend le plus c’est d’être encore capable de réfléchir et surtout, de ressentir, ce qui n’est absolument pas possible après un total reformatage, même pour un sujet aussi anormal qu’elle !

    La haine qu’elle éprouve envers Khaled, doc, comme l’appelle Jonathan, est telle qu’elle risque d’accélérer les battements de son cœur. Il va voir qu’elle fait semblant de dormir. Il était prêt l’abandonner à son sort, comme dans la cabane. Pire, il voulait la débrancher. Autant dire, la supprimer. Elle s’efforce de réfréner les pulsions de colère qui montent en elle. Heureusement, il se lève enfin et s’éloigne, rassuré.

    -Bon, tout baigne ! Dormez bien mademoiselle Barjac ! Nous n’en avons pas fini avec vous !

    Lance-t-il en s’éloignant. La porte se referme sur lui.

    Ils n’en ont pas fini avec elle ! Elle ne le sait que trop. Elle respire un grand coup, soulagée. Se retenir l’a vidée de toute énergie. Les larmes se mettent à couler malgré elle. Elles débordent de ses paupières closes, glissant de ses joues à son cou en un flot ininterrompu. Elle ne peut même pas les essuyer. Toujours attachée à son lit par les poignets, elle ne peut que serrer et desserrer convulsivement les poings.

    Elle n’a pas entendu la porte s’ouvrir. Une femme assez corpulente se tient à son chevet. Le large sourire qu’elle arbore, ne colle pas avec son regard inquiet. Elle aussi est vêtue de blanc. Un blanc qui paraît éblouissant par opposition à sa peau très noire. Comme Senghor, l’extrait masculin du deuxième groupe. Sauf que lui était un ouvrier esclave, comme elle, alors que la femme fait manifestement partie de l’élite d’En-Haut d’après sa tenue immaculée.

    - Alors comme ça, on est réveillée ! Un vrai miracle ! Oh ! C’est quoi ce gros chagrin mam’zelle Barjac ? Vous avez mal quelque part ? C’est de revenir parmi nous qu’est si difficile ?

    Quelle singulière façon d’articuler ! Elle avale tous les R d’une drôle de manière. Senghor n’avait aucun accent lui. Elle ne cesse de parler tout en s’activant autour d’elle. Elle a séché ses larmes, essuyé son visage avec un grand rectangle de tissu moelleux.

    - Allez on va enlever tout ça. Vous n’en avez plus besoin maintenant mais faudra être sage et pas s’agiter inutilement hein !

    Dit-elle en libérant ses jambes et ses bras des liens qui les enserraient.

    - Là. C’est mieux non. Pas encore envie de répondre ? Pas grave, ça va venir et vous serez peut-être aussi bavarde que moi !

    Elle la redresse sur ses oreillers avec douceur, glisse sous sa tête un autre grand rectangle de tissu. Une serviette. Elle se rappelle…Ses rêves…Que de gentillesse de la part d’un de ces monstres sans âme d’En-Haut ! Elle n’y comprend rien !

    - On garde la perf encore un peu ! Faut reprendre des forces d’accord ? Dans quelques jours, vous pourrez manger normalement puisqu’ils vous ont déjà retiré la sonde gastrique On va clamper régulièrement la sonde urinaire pour que vous réappreniez à réguler vous-même votre vessie et après, hop, on la vire aussi et on passe au bassin jusqu’à ce que vous soyez capable de vous lever. Alors patience Élisa, bientôt, vous allez retrouver toutes vos facultés et vous pourrez serrer votre maman et votre frère dans vos bras. Martha et votre amie aussi.

    Pfttt ! Vous me regarder avec vos grands yeux étonnés. Vous pigez rien de rien hein ma pauvre petite ! Normal ! Mais ça reviendra, croyez-moi !

    Elle voudrait lui demander de se taire. Pas le courage ! Pourtant, elle a tellement besoin de calme et de silence pour réfléchir tranquillement à cette situation incompréhensible. Où l’ont-ils donc emmenée. Elle réalise petit à petit que ça ne peut pas être la Sphère. Elle n’a jamais rien vu qui ressemble au lieu où elle se trouve sinon…dans ses rêves. Ceux où elle a une maman, un grand frère, une amie qui s’appelle…Chloé et qui ressemble étonnamment à Melody. C’est une pièce plus grande que son habitacube, blanche, très claire avec… avec… elle n’en croit pas ses yeux… Une ouverture sur le monde du dehors ! Á travers la matière translucide dont elle paraît être composée, elle voit un coin de ciel bleu ! Impossible ! Des niveaux inférieurs de la Sphère, aucun ouvrier- esclave ne peut voir l’extérieur.

    Une alarme stridente se déclenche dans sa tête. Chambre…Hôpital !

    Elle est encore en train de rêver. Il n’y a pas d’autre explication plausible. De tels lieux n’existent que pour l’Élisa du XXIème siècle. Dans la Sphère on parle d’Unité de Remise à Niveau, ces maudites UNR ! Pas d’hôpital ! Ils sont encore en train de manipuler son cerveau là-haut.

    Et si elle ne rêve pas, où a-t-elle atterri ?

    Une autre femme qu’elle n’a pas vu entrer, a fait rouler près de son lit, un drôle d’engin qui brille autant que les parois de métal de la Sphère. Un…chariot… Dessus, un récipient blanc, cylindrique, pas très haut, rempli aux trois-quarts de ce qui semble être de l’eau chaude. Une pile de serviettes, des flacons et des tubes aux mystérieux contenus…

    - Bon, Jessica va m’assister et on va faire votre toilette maintenant, histoire de vérifier si mes mains délicates vous font réagir comme il faut. Je dois pouvoir dire à Jon’ s’il a bien travaillé ou non. Comment vous sentez-vous ?

    - Peur…Où.suis-je ? Qui…êtes- vous ?

    -Écoute ça Jess ! Elle parle ! Essaie de trouver le patron, et Jonathan s’il est toujours dans les parages. Faut leur dire. Craignez-rien mon petit bouchon, vous êtes entre de bonnes mains. Vous êtes à l’hôpital. Moi, c’est Marla, je suis infirmière. Et la jeunette, elle est là pour apprendre le métier. Allez, file Jess’ et reviens aussi vite que tu peux, je vais avoir besoin de toi.

    -Mar…tha ?

    - Non, Marla ! Martha, c’est quelqu’un qui vient souvent vous voir avec votre maman. Comme Jon’, elle était sûre que vous finiriez par vous réveiller.

    Elle craint de comprendre. Elle a l’impression que sa conscience encore vacillante, commence à rassembler les pièces d’un puzzle démoniaque. Le rêve et la réalité sont toujours étroitement entremêlés dans son esprit mais ici et là, le voile se déchire.

    - Combien. de temps ?

    -Ça mam’zelle Élisa, c’est pas moi de vous le dire ! Demandez au doc’ il vous expliquera. Mais avant, faut me laisser vous faire belle.

    -Vous.êtes des leurs ?

    -Des leurs? Qui ça donc ?

    - Ceux… d’En-Haut.

    - Ouille ouille ouille ! C’est encore tout embrouillé là-dedans hein. Ceux d’En-Haut ! En voilà une drôle d’idée ! Je suis infirmière, pas médecin petite ! Allez, on se laisse faire gentiment ! Vous poserez toutes les questions que vous voudrez à Jon’ et au patron. Bon, Jess’ a bien changé la poche. On va en faire quelque chose de cette gamine ! On peut passer à la toilette.

    Là-dessus, elle a entrepris de la laver avec une douceur infinie. Puis, aidée de Jessica de retour dans la chambre, elle l’a délicatement retournée sur le côté pour la masser des épaules aux talons avec un onguent malodorant.

    -Sent…pas bon !

    Marmonne-t’elle le nez dans l’oreiller.

    -Pas fait pour ça petite. Ça pue mais ça empêche votre peau de s’abimer. On vous a évité les escarres avec cette crème qui pue, jolie demoiselle !

    Un immense bien-être l’envahit. Les vertus lénifiantes du massage renforcent son irrépressible envie de dormir. Elle s’amollit sous les mains douces qui pétrissent sa peau.

     

    Aucun songe obsédant n’est venu perturber son sommeil réparateur. Elle a seulement eu la sensation de planer, légère, au cœur d’une douce nébuleuse. Elle se réveille tranquillement, apaisée sans savoir pourquoi. La peur s’est envolée. Cependant, elle n’ose pas encore ouvrir les yeux. Et si elle avait changé d’endroit, comme à chacun de ses rêves. Sans même le voir, elle sait que Jonathan est assis près d’elle, guettant une fois de plus son réveil avec inquiétude.

    - Jonathan…

    - C’est moi. Comment vous sentez-vous ?

    - Mieux…Pourquoi me vouvoies-tu ?

    -Je ne comprends pas !

    - Je t’en veux, je le sais mais le vous…c’est… trop ! Tu… Tu en as extrait combien ?

    - Extrait quoi ? Que voulez-vous dire Élisa ?

    - La Sphère…Les esclaves…Tu… Tu…

    - Calmez-vous Élisa !

    Elle se rappelle soudain ! Il lui ressemble mais il n’est pas…

    -Vous n’êtes pas Jonathan, mon Jonathan. Qui êtes-vous ? Où suis-je ?

    La panique reprend possession d’elle. Il l’a senti, car il se penche vers elle, la redresse pour la serrer contre lui avec douceur mais fermeté.  « C’est pas gagné ! » l’entend-elle prononcer, blottie contre son torse, tandis qu’elle tente de réprimer les tremblements qui l’agitent.

    - Du calme ! Tout va bien jeune fille. Vous êtes réveillée. Il vous faut juste reprendre pied avec la réalité. Vous avez beaucoup rêvé, je le sais. Je suis bien Jonathan, votre kiné, vous êtes dans le service neuro du Chu de Bordeaux. Vous vous appelez Élisa Barjac, vous avez 25 ans…

    -Stop ! Hurle-t-elle en s’éloignant brusquement de lui ! Le Chu, Bordeaux ? Qu’est ce que tout ça veut dire ?

    -Vous êtes à l’hôpital Élisa. Vous venez de sortir d’un long coma.

    Le mot s’insinue dans son esprit encore embrouillé. Mais lui aussi, se réveille petit à petit. Coma. Elle se rappelle ce que c’est…

    -Combien de temps ? Pourquoi ?

    -Doucement Élisa, doucement.

    Elle se met à pleurer sans pouvoir s’en empêcher. C’est trop d’un coup.

    - J’appelle Khaled. Le professeur Brahim. Il vous expliquera.

    - Non ! Pas lui ! Je ne veux pas le voir. Il…Il voulait me débrancher… Vous, dites moi !

    - C’est lui le patron, je dois d’abord lui demander. Vous voulez bien ?

    -D’accord.

    - Je vais le faire mais vous allez vous calmer et cesser de pleurer, hein !

    - Oui, murmure-t-elle de nouveau épuisée.

    Obéissante, elle s’adosse à ses oreillers. Avec tendresse, elle en jurerait, il tamponne ses yeux gonflés de larmes à l’aide d’un petit carré de papier blanc très doux…Un…un mouchoir. En même temps que sa conscience toujours effilochée, lui reviennent les mots et quelques bribes fragiles de souvenirs. Un cirque… Lui… Non pas lui… Un autre qui lui ressemble… Un tigre. La nuit… Un taxi. Ça tourbillonne dans son crâne. Une folle spirale qui va l’aspirer. Arrêter de réfléchir. Fixer son attention sur l’homme debout à côté de son lit… Solide, réel…

    Réel ?

    Stop !

    Il a sorti un étrange objet rectangulaire d’une poche. Il y compose ce qui semble être un code et le porte à son oreille…

    - Doc ? C’est Jon’ Oui… Oui… elle veut savoir mais elle paraît avoir peur de toi. Oui. Je ne comprends pas pourquoi mais… Comment sait elle que tu voulais la débrancher ? C’est vrai, tu as raison, c’est ça ! Bon, je fais quoi moi. Hum…Ok ! Je peux lui dire  alors? Hum… Oui, j’ai évoqué le long coma. Oui, je sais j’aurais dû ... Oui… Bon c’est pigé, je m’y colle… D’accord… Je vais essayer. Merci mon pote !


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  • Elle est malade. Elle ne verra pas Liberté. La promesse d’une nouvelle vie auprès d’un homme digne de l’amour qu’elle est désormais capable d’éprouver, ne sera pas tenue. Des années d’esclavage, une fuite éperdue, des jours et des jours de marche, de fatigue, de souffrance pour finir là, si près du but, dans cette cabane exposée à tous les vents, au sommet de ce mont pelé où rien ne pousse. Elle a froid, si froid ! Son corps entier suinte d’une sueur glaciale alors que la fièvre pourtant, la consume de l’intérieur.

    - Réveille-toi Élisa ! Lui intime une voix pour la énième fois.

    Elle a cru reconnaître celle de Jonathan. Elle ouvre péniblement les yeux. Ce n’est pas lui. C’est cette traîtresse de Martha. Une voleuse de rêve comme le sont tous les extracteurs. Des esclavagistes repentis. Elle ne peut pardonner mais elle n’a plus une once d’énergie pour se rebeller contre eux.

    - Jo…na…than ? Articule-t-elle péniblement.

    Le feu et le froid qui la dévorent lui ont asséché la bouche. Elle a tellement de mal à parler à chacun de ses retours à la conscience qu’elle ne le fait que pour prononcer son nom, interrogative.

    - Il n’est pas revenu. Répond la vieille femme.

    Pourquoi s’inquiète-t-elle pour celui qui l’a si odieusement trompée ? Elle ne sait pas. Ce qu’elle sait en revanche, c’est qu’elle ne se hisse du fond de son inconscience fiévreuse, que parce que chaque fois que quelqu’un lui demande de se réveiller, c’est sa voix à lui qu’elle entend. C’est pour lui qu’elle remonte de ce puits insondable, un peu plus épuisée à chaque émergence, tellement est intense l’effort douloureux qu’elle doit fournir pour parvenir à s’en extirper. Après quoi elle y retombe inexorablement et s’y enfonce de plus en plus profondément. La mort l’appelle, ultime délivrance. Elle ne l’accueillera que lorsqu’elle aura revu Jonathan. Pour lui pardonner ? Pour le maudire ? Qu’importe ! Il lui faut le revoir pour partir en paix. Pour accéder à cet au-delà qu’elle a entrevu dans l’espèce de no man’s land impalpable où elle erre lorsqu’elle replonge dans le semi-coma qui suit ses  réveils.

    Là, elle ne souffre plus.

    Elle a vu plusieurs fois le tunnel de lumière radieuse à l’extrémité duquel l’attendent des ombres iridescentes qui lui tendent les bras et l’appellent, l’attirant irrésistiblement. Qui sont-elles ? Des êtres qu’elle a perdus. Des êtres qui l’aimaient…qui l’aiment. Leurs voix se fondent pour n’en faire qu’une seule, enjôleuse, murmurante, pleine de douceur et de tendresse.

    -Viens Élisa ! Rejoins-nous ! Insiste mélodieusement le chœur céleste.

    Et au bout de leurs bras qui ondulent tels des vagues, leurs mains ouvertes lancent vers elles des rets scintillants de lumière bleue qui lui montrent le chemin du Paradis.

    D’où lui vient cette étrange idée de paradis ? Et qui sont tous ces gens vibrant d’amour qui l’implorent de les rejoindre ? Pas de la Sphère en tout cas ! Là-bas, l’amour n’existe pas et la mort y a un caractère définitif qu’elle ne ressent pas en ce lieu de sérénité absolue. Au bout du passage vaporeux, l’orbe lumineux où dansent les ombres lui apparaît comme une porte ouverte sur un monde meilleur. Elle pressent que la mort n’y est pas une fin mais un recommencement.

    Cette fois encore, elle s’y est engagée, heureuse à l’idée de ce qui l’attend. Cette fois encore, la voix de Jonathan, ou ce qu’elle croyait être sa voix, lui a fait rebrousser chemin.

    Réveil. Douleur. Inextinguible soif… L’eau fraîche glisse sur sa langue, coule dans sa gorge… Elle souffre mais n’a plus la force de tourner la tête pour refuser le mince filet de vie qui se diffuse malgré elle dans son corps amaigri.

    Á quoi ça sert ? Le mal qui la ronge finira par vaincre de toute façon. On l’enveloppera dans sa couverture et on l’ensevelira dans un trou, sous un tumulus de pierre. Comme Jacob.

    Depuis combien de temps est-elle dans cet état, entre la vie et la mort comme elle a entendu Martha le dire aux autres réfugiés de la cabane ? Des jours, des semaines ? Une bestiole rampante et venimeuse l’aurait piquée, croit-elle se souvenir, faisant d’elle cette presque moribonde aux yeux creux, aux narines pincées, pâle et maigre comme un cadavre. Tout s’embrouille dans sa tête. Le venin empoisonne sa mémoire. Il n’y a que de l’autre côté, dans le no man’s land brumeux, qu’elle retrouve toutes ses facultés. C’est dans la béate inconscience qu’elle redevient consciente. Voilà pourquoi elle sait exactement à quoi elle ressemble à présent. Quand elle est de l’autre côté, elle se voit. Seule la notion de temps se corrompt.

    Elle se voit et elle voit les autres. Martha, fatiguée, inquiète, désespérée. Les quatre membres du deuxième groupe avec lequel elles ont fini par faire la jonction, elle ne sait plus quand. Ils la regardent avec pitié. Elle les entend aussi. Le savent-ils ? Qu’est-ce que ça peut faire ? Elle ne survivra pas pour leur dire ce qu’elle pense de leurs réflexions. Celles de Melody sont compatissantes. C’est elle qui la veille et s’occupe d’elle quand Martha tombe d’épuisement. Bien qu’elle soit membre de l’élite honnie, la jeune femme semble douce et généreuse. Comme Martha en fait. Ou comme Jonathan, elle doit bien le reconnaître. En devenant des « extracteurs », pensaient-ils se racheter ?

    Il y en a un que la compassion n’étouffe pas, c’est Khaled. Il s’est auto proclamé chef de l’expédition en l’absence de Jonathan. Elle les retarde et il ne se prive pas de le dire. S’il n’est pas encore parti en la laissant mourir seule, c’est que les autres ont refusé de le suivre et que son éthique d’extracteur lui impose de ramener ses protégés à Liberté. Or, eux non plus n’ont pas voulu partir. L’homme s’appelle Senghor, la femme Hanneke. Eux aussi se relaient pour la soigner du mieux qu’ils peuvent.

    - C’est l’une des nôtres, nous ne l’abandonnerons pas, ont-ils rétorqué à Khaled qui revenait à la charge, invoquant le retard déjà pris à cause d’un autre malade.

    Mais elle a pu lire dans leur regard triste, les premiers signes du renoncement

    Quand était-ce ? Hier ? Á l’instant ?

    Martha lui parle mais elle ne comprend pas ce qu’elle dit. Penchée au-dessus d’elle, une main soutenant sa tête, elle essaie de lui faire avaler une de ses mixtures infâmes. Elle voudrait refuser ou recracher, elle n’y arrive pas. Elle voudrait lui dire qu’Khaled a raison, que ses efforts pour la maintenir en vie sont vains, qu’il faut la laisser et partir avec lui. Elle n’en a pas la force non plus. Rassemblant les bribes de son esprit égaré, elle se concentre sur ce que marmonne la vieille femme, comme une prière :

    -Tu dois vivre petite ! Tu dois vivre !

    Ses yeux se ferment malgré elle. Elle se sent repartir…

    - Reste avec nous Élisa, reste avec nous.

    Supplie une voix qui ressemble à celle d’une amie d’un autre monde, d’une autre vie. Une vie d’un lointain passé qu’on l’a obligée à rêver. Elle s’appelait.elle s’appelait…Chloé.

    -Je…Je…ne…peux…pas…Chloé…Ils…m’att…Ils m’attendent.

    Parvient-elle à articuler.

    -Je suis Melody. Qui est Chloé ?

    Entend-elle avant de retomber la tête la première dans le puits qui la ramène dans le territoire de brume apaisante où elle n’a plus mal et où s’ouvre devant ses pas hésitants, le chemin qui mène au Paradis.

    -On la perd, on la perd ! Hurle quelqu’un tout près d’elle.

    Et cette fois, elle est sûre que c’est Jonathan. D’autant plus sûre que du fond de cet état de conscience-inconscience dont elle bénéficie au cours de ses phases comateuses, c’est bien lui qu’elle voit penché sur elle, l’inquiétude assombrissant son beau regard mordoré.

    La mort attendra se dit elle. Et eux aussi ajoute-t-elle en tournant délibérément le dos au fascinant tunnel de lumière au bout duquel les ombres se diluent, comme si elles avaient compris que le moment n’est pas encore venu pour elle de les rejoindre.

     

    *

     

    Pourquoi ne se réveille-t-elle plus dans la cabane ? Ont-ils finalement décidé de la transporter en dépit de son état, pour qu’elle meure à Liberté ?

    Non, ils ne se donneraient pas le mal de ramener une mourante dans ce monde nouveau créé pour la vie. Et de toute façon, lors de ses « retours » si brefs qu’ils passent inaperçus aux yeux de ceux qui la veillent, elle se rend bien compte qu’elle est totalement inerte. Se réveille-t-elle vraiment d’ailleurs ? Elle n’est plus sûre de rien. Parfois, elle a la sensation de flotter, indécise, entre le monde des vivants et celui des ombres qu’elle ne voit pourtant plus mais dont elle perçoit les murmures lointains. Pourquoi ne l’appelle-t-ils plus ? Ne veulent-ils plus d’elle ? 

    Jonathan est-il réellement revenu ? Certainement puisqu’elle le sent tout près d’elle, attentif au moindre signe qui lui prouverait qu’elle va survivre. Ou ce n’est qu’un rêve de plus  à l’image de ceux qui se mêlent, se démêlent, s’entremêlent dans son esprit, avant de fuir puis de revenir y danser une sarabande infernale.

    Est-elle Ehi Sha, la gamine du temps des cavernes ou Élisa, la paysanne du moyen âge ? Est-elle la jeune fille du vingt et unième siècle férue de la préhistoire et amoureuse d’un dompteur de tigres, ou Élisa 7, la trieuse sans conscience des serres de la Sphère ?

    De laquelle de ces époques vient le Jonathan qui veille sur elle ? Chasseur d’aurochs ? Chevalier sans peur ? Dompteur  magnifique ? Extracteur-voleur de rêves ?

    Ceux d’En-Haut sont-ils encore en train de la manipuler ? Les ombres ne sont plus au bout d’un tunnel lumineux. Elles sont près d’elle, autour d’elle, au-dessus d’elle. Elles l’appellent. Non plus pour l’emmener vers cette au-delà si tentant mais pour la ramener à la vie. Au monde réel où la douleur se réveille sitôt qu’elle y tente une incursion…

     

    Une main sur la sienne, forte, chaude, rassurante…

    Et cette voix douce mais ferme qui répète inlassablement :

    -Réveille-toi ! Reviens parmi nous ! Allez Élisa, tu peux le faire !

    C’est-Jonathan… Est-ce vraiment lui ?

    Elle ouvre les yeux…


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  • Il veut sauver d’autres innocents au risque de se faire prendre ! Grand bien lui fasse ! Aujourd’hui, bien qu’elle soit libre, elle se sent aussi esclave que dans la Sphère, prisonnière de son amour pour lui. Un amour qui ne veut pas mourir mais qu’elle est bien déterminée à ne plus lui montrer. S’il revient de sa folle équipée !

     

    Il a parlé. Curieusement, il a commencé par une question surprenante pour elle :

    - Quel âge as-tu Élisa ?

    - Euh... Eh bien en fait, je ne sais pas vraiment ! 20 ans ? Plus ?

    - Tu as 25 ans !

    - 25 ans ? Et toi ?

    - J’en ai 33 !

    - Comment se fait-il que tu saches et moi pas ?

    Presque aussitôt, elle a regretté sa question. Comme si elle avait pressenti que ce qu’elle allait entendre n’allait pas lui plaire.

    Il l’a regardée. Ses yeux étaient ancrés sur les siens, les scrutant pour y lire ses réactions…

    - Parce que je suis des leurs Élisa !

    - Arrête ! Je ne veux pas savoir !

    -Il le faut pourtant ! Notre avenir en dépend ! Je continue ?

    - Oui. Quand tu dis que tu es des leurs, de qui parles-tu ?

    Elle voulait de toutes ses forces nier encore l’évidence. Il savait parce qu’il… Non, c’était impossible. Il était dans ses rêves, comme elle utilisé, manipulé, victime de ceux d’En-Haut. Mais alors, pourquoi cette petite voix insistante qui ne cessait de répéter : « Il interfère…Il interfère »

    Ses yeux attentifs ne la quittaient pas. Elle savait qu’il devinait sans mal le cheminement douloureux de ses pensées. Elle a serré les poings contre ses oreilles pour ne plus entendre la voix froide de Septime, dont les propos sibyllins pour elle lorsqu’elle les avait perçus au sortir de son dernier  rêve, prenaient soudain tout leur sens : 

    « Je ne peux rien faire ! Il interfère Serena, je n’ai plus le contrôle ! »

    - Tu commences à comprendre, n’est-ce pas ?

    - Tu…Tu es…

    - Un de ces monstres froids et sans âme qui dirigent tout de là-haut sans se préoccuper réellement de la vie qu’ils font mener à ceux d’en bas ? Je l’étais, oui !

    -NON !

    L’incrédulité la tenaillait encore. Cet homme elle l’aimait de toute son âme depuis…Qu’elle avait commencé à rêver !

    - Si Élisa ! Hélas ! Et l’un des pires ! Je recrutais des rêveurs pour eux. Parce qu’au contraire de toi ou de moi, ils ne peuvent pas rêver par eux-mêmes.

    - Tu leur fournissais d’autres…anormaux, comme moi ! Depuis quand ?

    - Depuis que j’ai découvert que j’en étais un moi aussi.

    Elle avait bien compris qu’il était comme elle, affublé de ce foutu don qui lui avait causé tant d’ennuis mais elle n’arrivait toujours pas à imaginer qu’il existe de telles anomalies chez ceux d’En-Haut ! Il fallait pourtant qu’ils connaissent eux aussi quelques défaillances dans les réglages stricts qu’ils avaient eux-mêmes instaurés, pour que quelques uns d’entre eux aient besoin de rêver, ne serait-ce que par l’intermédiaire des cognitifs comme elle ou Jacob.

    Ils contrevenaient à leurs propres lois ! Impensable !

    Comment en étaient-ils arrivés là !

    - 15 siècles Élisa ! 15 siècles que l’Humanité survit en vase clos dans les Sphères. 15 longs siècles au cours desquels l’objectif d’origine des grands décideurs qui était de sauver la race humaine de l’extinction avec l’espoir chevillé au corps de remonter un jour à la surface, s’est progressivement effacé de leur mémoire au profit d’un seul credo : « Notre monde, c’est désormais celui qui nous a permis de survivre et c’est ce monde-là, celui des Sphères, que nous devons préserver à tout prix ! »

    - Mais pourquoi ? Pourquoi ont-ils fini par faire des survivants, des rats pour l’éternité ? Pourquoi nous ont-ils privés de notre libre arbitre, faisant de nous des robots-esclaves à leur service, Pourquoi se sont-ils arrogé le droit de vie et de mort sur nous ? Pourquoi se sont-ils permis ce qu’ils nous interdisent sous peine d’être reformatés ou supprimés ? Était-ce là le prix à payer pour préserver non plus les Hommes mais le monde qu’ils ont créé pour les sauver ? Et surtout, pourquoi en sont-ils arrivés à trahir leurs propres lois ? Car c’est bien ce que la Machine nous apprend dès l’enfance à l’école puis toute notre vie à grands coups de reformatages dès que nous dévions des diktats immuables : « Les lois sont les mêmes pour tous, de même que les sanctions pour ceux qui y contreviennent, il en va du bon fonctionnement et de la sécurité de la Sphère, donc de ses habitants ! »

    -Tu poses trop de questions d’un coup Élisa !

    - Et alors ? Tu fais partie de l’Élite, pas vrai !

    - Plus maintenant !

    - Ne joue pas sur les mots ! Tu en faisais partie, donc tu es censé pouvoir répondre à toutes mes questions ! C’est toi l’être supérieurement intelligent, moi, je ne suis qu’une idiote de robot, même si j’ai l’outrecuidance de m’interroger alors que je ne devrais même pas être capable de penser !

    - Ne sois pas si amère ! Je t’ai libérée, rappelle-toi !

    - Ça ne te rend pas moins coupable d’avoir abusé de moi comme l’ont fait les autres ! Et puis arrête d’essayer de gagner du temps et réponds-moi !

    - Je ne peux pas !

    - Comment-ça, tu ne peux pas ?

    - Je ne peux pas, parce que je ne sais pas !

    - Ne te moque pas s’il te plaît !

    - Je t’assure que je ne sais pas ! Pas plus que ne savent Serena, Septime ou tout autre parmi les habitants d’En-Haut ! Je ne peux que supposer !

    - Et tu supposes quoi pour l’asservissement des sphériques d’en bas ?

    - Outre le maintien de l’ordre et de la paix, la nécessité absolue de réguler la population pour éviter le surpeuplement !

    - Quelle froideur cruelle !

    -La règle est la même pour ceux d’En-Haut tu sais !

    - Vous asservissez, vous n’êtes pas asservis !

    - Détrompe-toi ! La seule différence, c’est que nous, nous en sommes conscients ! Il fallait bien que les dirigeants gardent leur libre arbitre !

    - Ainsi parlent depuis toujours je pense, ceux qui ont tous les droits à ceux qui n’en ont aucun ! Ils sont si heureux, n’est-ce pas, tous ces humains parqués dans les Sphères, qui n’ont qu’à suivre les ordres sans réfléchir ! Ça leur est d’autant plus facile qu’il leur est impossible de le faire, tandis que vous, pauvres Élus d’En-Haut, vous devez tellement vous fatiguer les méninges pour que tout continue dans le sens que d’autres ont déterminé il ya des siècles de cela !

    - Tu as raison Élisa ! Le sort de ceux d’en bas est injuste ! Dans la mesure où depuis longtemps, il n’est plus justifié ! Nous aurions dû remonter à la surface sitôt que les détecteurs nous ont signalé que l’atmosphère terrestre était redevenue respirable !

    - Parce qu’avant, il était justifié, selon toi qu’une toute petite partie de l’Humanité survivante, décide de transformer les autres en robots obéissants ?

    - Je le crois oui !

    - Comment peux-tu dire ça en me regardant dans les yeux ?

    - Parce que j’ai eu tout loisir de consulter les archives conservées par mes pairs et qu’elles m’ont démontré l’incroyable instinct d’autodestruction des Hommes depuis l’aube des temps : guerres fratricides, pollution, pillage organisé des ressources naturelles et j’en passe ! Quelle chance aurait eu l’Humanité confinée, de survivre sans l’éradication de nos instincts belliqueux. En supprimant tous les sentiments, les dirigeants des Sphères pensaient à juste titre préserver la paix.

    - Comme c’est bien dit ! À t’entendre, s’ils pouvaient réfléchir par eux-mêmes, les sphériques devraient vous remercier pour le simple fait d’être en vie !  Comment en sommes nous arrivés là ? Tu peux me répondre là-dessus ?

    - Non !

    - Comment ça non ?

    - Parce que je ne sais pas ! Parce qu’aucun de ceux d’En-Haut ne sait ! Même la Machine ne pourrait te répondre ! Tout a été effacé de nos mémoires, de la sienne !

    - Comment est-ce possible ?

    - Ça l’est même si je ne peux t’expliquer ni comment ni pourquoi ! Tout ce qui est antérieur à ce que nous appelons le Cataclysme, faute de savoir ce qu’il a été, est dûment archivé. Tout ce qui est advenu après l’est aussi. Entre les deux, un grand blanc.

    - Qu’entends-tu par grand blanc ?

    - En fait il nous manque quarante ans. Quatre décennies effacées de notre mémoire collective, intentionnellement selon toute vraisemblance.

    - Impossible ! Volontaire ou pas, l’erreur est humaine, je veux bien mais comment la Machine pourrait-elle nous avoir sciemment trompés ?

    - Tu parles de la Machine comme si elle était vivante mais ce n’est qu’une machine justement. Un ordinateur ultra perfectionné, effectivement capable de s’auto programmer ou de s’auto réparer certes, mais seulement en partie ! Pour le reste, tu oublies qu’aussi dotée qu’elle soit de facultés presque humaines, la grande régisseuse du monde sphérique n’en demeure pas moins une machine, un outil fabriqué et programmé à l’origine par des ingénieurs hors pairs, puis perfectionnée et maintenue en état durant des siècles par les descendants de ces mêmes ingénieurs.

    -Mais…

    - Je t’assure Élisa ! La Machine ne peut sciemment nous tromper ! Ce qu’elle nous délivre, c’est ce que des êtres humains ont décidé de classer dans ses neurones artificiels. Et dans ses neurones, il y a ce blanc de quarante ans ! L’histoire du monde de la surface, baptisé Ancien Monde dans nos lointaines archives, s’arrête en 2015. Le décompte du calendrier ne reprend qu’en l’an 2055 de l’ancienne ère, devenu l’An Un du Monde sphérique.

    -Mais pourquoi cette amnésie imposée puisque nous sommes programmés pour ne rien ressentir, pour obéir aveuglément, pour n’intégrer dans nos petites cervelles de robots que ce que la machine-école est censée nous apprendre ?

    - Parce que ceux d’En-Haut n’auraient probablement pas pu vivre en connaissant la vérité.

    - Quelle vérité ?

    - Celle des choix qui ont dû être faits pour assurer la survie de l’espèce humaine.

    -Explique-toi à la fin !

    - J’y arrive Élisa. En 2015, notre planète comptait un peu plus de sept milliards d’habitants…Voilà ce qu’ils ont voulu effacer !

    - J’ai peur de comprendre

    - Tu as raison d’avoir peur ! Tu ne peux savoir, et pour cause, que chaque sphère, de la surface au dernier niveau, n’est conçue que pour une population maximum d’un million d’êtres vivants. Et je ne te parle pas du programme de préservation d’un minimum de l’ancienne biodiversité de la Terre dans le complexe « Biodiv » établi à la surface. Des arbres, des plantes, des animaux sous la haute surveillance d’une équipe de « conservateurs » en charge de leur régulation. Une population constante à tous les étages Élisa, par tous les moyens, tel est le prix de la survie dans les Sphères.

    Elle n’a retenu que deux chiffres : sept milliards, un million. Il a dû voir l’horreur s’inscrire dans ses yeux car il a devancé sa question.

    - Dix sphères Élisa ! Seulement dix réparties entre les cinq continents d’après ce que nous avons fini par découvrir après des années de recherches infructueuses !

    Les larmes se sont mises à couler malgré elle ! Elle est aussi bouleversée, horrifiée que s’il ne s’était écoulé que quelques jours et non pas plus de 1000 ans depuis ce maudit cataclysme sans nom !

    - Dix sphères ? Dix millions d’habitants sauvés pour des milliards d’autres sacrifiés ! Sur quels critères et d’où tiens-tu ce chiffre ?

    - Pour les critères de sélection, je suis hélas aussi incapable de te répondre que pour les causes qui ont amené les concepteurs du projet à faire ces choix iniques ! Un archiviste opiniâtre a fini par trouver un enregistrement si bien caché qu’il a pu échapper à l’effacement programmé.

    - Et il disait quoi cet.enregistrement ?

    -Je peux te le répéter mot pour mot parce que je l’ai si souvent écouté qu’il restera à jamais gravé dans ma mémoire. Voila ce qu’il disait : 

    « Je suis le dernier pape. Je me suis réfugié en France pour échapper à ceux qui veulent me forcer à les suivre. Ils m’ont dit que je devais accepter de faire partie des survivants. Survivre ? Comment le pourrai-je avec ce poids terrible sur la conscience ? Je vais donc mourir. C’est mon choix. Voici mon témoignage pour le futur. S’il y a un futur possible. C’est la fin du monde tel que nous l’avons connu depuis des siècles. Pour que l’humanité ait une chance de survivre au déluge de feu, dix arches de Noé seront construites. Dix arches souterraines où prendront place les élus qui assureront la descendance de l’humanité. Nul ne peut aujourd’hui garantir que ces arches résisteront au cataclysme qui attend notre planète mais c’est le seul espoir qu’il reste aux Hommes. Les lieux où doivent être construites ces arches, ont été choisis par les grandes instances planétaires. Les listes des Élus sont prêtes. Dix millions d’êtres humains. Que Dieu, s’il existe, nous pardonne pour tous les sacrifiés »

     

    Elle l’a fait taire. Elle en savait assez pour être écœurée jusqu’à sa dernière heure.

    Savoir si toutes les sphères avaient pu être terminées à temps, ou si celles qui l’avaient été avaient résisté au « déluge de feu » comme disait le dernier souverain pontife, lui importait peu en somme. Parce qu’à entendre les aveux de Jonathan, elles étaient censées fonctionner toutes à l’image de celle qu’elle avait fuie, la Sphère du continent européen construite sur le sol français. Sur un million de « sphériques », dix mille sous le dôme de surface constituant l’Élite : dirigeants tout puissants, scientifiques, chercheurs, informaticiens… Vingt-mille au premier sous sol, aux ordres de ceux d’En-Haut et de la Machine, constituant le corps des gardiens, le corps médical, la maintenance et l’intendance de la Sphère.

    Tout le reste, soit sept-cent-quatre-vingt-dix-mille « ouvriers » répartis par fonctionnalité et par secteurs linguistiques entre les étages inférieurs. La réserve immuable parce que régulée par tous les moyens, d’esclaves robotisés au service de l’élite. Esclaves jusqu’à la fin de leur misérable vie. Jusqu’au dernier niveau où, après qu’ils aient été « interrompus » comme on débranche une machine devenue inutile, on se sert encore d’eux et de leurs restes pour nourrir les vivants.

    Même après 15 siècles, apprendre qu’elle devait la vie à des milliards de pauvres gens qui n’avaient pas plus choisi de mourir anéantis par un inévitable cataclysme, qu’elle n’avait choisi de vivre en robot sans conscience, était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Ceux d’En-Haut lui avait volé son humanité comme ils le faisaient sans honte ni remords pour tous ceux d’en bas depuis plus d’un millénaire. Ils avaient volé sa vie, sa conscience, ses rêves… Et le pire, le plus insupportable est que celui qu’elle aime, soit l’un d’eux. Un voleur de rêve. Un voleur d’âme !

    Il a essayé la prendre dans ses bras. Elle l’a repoussé avec une telle violence qu’il a failli tomber. Elle aurait voulu le frapper mais pour le faire, il aurait fallu qu’elle le touche encore et ça, c’était au-dessus de ses forces.

    Alors il est parti sans se retourner, le dos courbé. Le poids de la culpabilité sans doute.


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  •  Elle est une petite fille de la préhistoire tremblante de peur, toute seule au fond de la caverne où le feu est en train de s’éteindre. Sur les parois rocheuses faiblement éclairées par les flammes mourantes, chasseurs, aurochs, bisons, chevaux, rennes et rhinocéros sont presque effacés.

    Elle est seule, seule, seule ! Le clan a disparu. Comment ? Elle ne sait pas. Un matin, elle s’est réveillée, surprise par le silence inhabituel qui régnait dans l’abri sombre et froid. Il n’y avait plus personne.

    Elle est seule. La nuit est tombée. Elle sait sans savoir pourquoi elle le sait, que plus jamais l’astre du jour ne s’allumera derrière la colline.

    Elle est seule. Elle entend les grognements affamés des bêtes sauvages. Elle est bien trop petite pour se défendre. Ils vont venir la dévorer et aucun chasseur étranger ne viendra la sauver…

    - Ce n’est qu’un rêve ! Hurle-t-elle.

     

    … Elle se réveille…

     

    …Elle est une toute jeune fille et elle est seule au monde. Elle est en train de courir pour échapper au cavalier noir qui la poursuit. Elle a déjà vu le visage grêlé et ricanant de l’homme. Elle court à perdre haleine mais ses jambes sont lourdes. Aussi lourdes que son cœur vide. Personne ne l’attend, nulle part ! Le seul être qui s’intéresse à elle, est ce monstre hideux qui n’a d’humain que l’apparence et qui ne veut d’elle que la candeur de sa virginité. Il n’est plus très loin. Le vacarme assourdissant des sabots de son satanique destrier fait battre son cœur trop fort et résonne en elle tel le glas.

    Il va se saisir d’elle… Aucun preux chevalier ne viendra la sauver…

    Elle se met à genoux au milieu du chemin, incapable de continuer à fuir son destin.

    Le cavalier noir a arrêté sa monture. Il est tout prêt d’elle maintenant. Elle sent son odeur fauve. Les yeux clos, elle attend.

    - Ouvre les yeux Élisa ! Ordonne une voix qu’elle croit reconnaître

    - Non ! Se rebelle-t-elle

    - Ouvre les yeux et regarde-moi !

    Elle obéit, la peur au ventre et résignée parce qu’elle sait ce qu’elle va voir.

    Le cœur broyé, elle lève la tête vers celui qui parle.

    Deux yeux mordorés, hypnotiques, sont posés sur elle. Deux yeux magnifiques dont la cruelle lueur détruit la parfaite harmonie de ce beau visage mâle.

    Un rire démoniaque se déverse sur elle, semblable à une pluie glacée et acide, achevant de la détruire.

    - Ce n’est qu’un rêve ! Juste un rêve ! Hurle-t-elle

     

    …Elle se réveille…

     

    « Élisa 7, contrôle ! Élisa 7, contrôle ».

    La voix honnie résonne dans ses oreilles. Elle est partout, en elle, autour d’elle, au-dessus d’elle… Elle remplit la Sphère. Les intonations métalliques se répercutent à l’infini contre les parois lisses et brillantes où elle se reflète, petite silhouette esseulée dans cette immensité vide. Les héliolumis clignotent désespérément. Leur lueur falote n’éclaire qu’à peine le sinistre désert où, spectre pâle, affolée, elle se tient debout, les mains sur les oreilles pour ne plus entendre la voix maudite.

    Elle est seule. Ils sont tous partis. Les pédiroules se sont arrêtés. Il n’y a plus qu’elle et la voix de la Machine , malfaisante, menaçante…

    Elle doit s’enfuir ! Elle se met à courir, courir, courir comme une folle mais la voix la poursuit, omniprésente. Elle est devenue cruelle, sardonique.

    « Ha ha ha ! Se moque-t-elle, crois-tu donc pouvoir t’échapper ? Impossible ! Tu dois continuer à rêver, parce que tel est mon bon plaisir ! »

    - Tu es fou ! Laisse-moi partir !

    - Comment oses-tu t’adresser à moi de la sorte, esclave ? As-tu oublié que j’ai droit de vie et de mort sur toi ?  À qui donc crois-tu parler ? 

    « Jonathan ! » Hurle son esprit épouvanté mais les mots ne franchissent pas ses lèvres. Elle poursuit sa course effrénée dans les sombres labyrinthes de la Sphère. Fuir…fuir l’invisible tourmenteur.

    La voix est toujours là.

    - Inutile d’essayer Élisa ! Il n’y a aucune autre issue que le rêve pour sortir d’ici ! Tu ne le savais pas ?

    - Tu mens ! Nous n’avons pas le droit de rêver ! Pas le droit ! Ni de penser, d’aimer ou de haïr ! Dehors, je serai libre d’être moi ! Laisse-moi partir Jonathan !

    - Alors cours espèce de folle ! Cours ! Si tu crois qu’être dehors te sauvera de moi !

    Un terrible doute la griffe : depuis quand la Machine a-t-elle la voix de Jonathan ?

    « Depuis toujours, lui susurre sa conscience. Comme tu es naïve Élisa ! »

    Le chagrin devrait la ralentir, la colère et la peur lui donnent des ailes.

    Elle s’avise soudain que bien qu’elle courre à perdre haleine, elle a la terrible sensation d’être immobile. Elle est pourtant parvenue bien plus bas que le quinzième niveau. C’est comme si c’était la Sphère qui tournait autour d’elle en spirale, et non pas elle qui était en train de descendre à toute allure dans ses entrailles humides et froides, accompagnée contre son gré par cette voix maudite qui lui triture le crâne jusqu’à la souffrance.

    « Réveille-toi Élisa ! Réveille-toi ! »

    Qui crie ainsi ? Ce n’est pas lui ! Sa voix ne cesse au contraire de lui répéter : « Reste…Reste…reste…RESTE ! »

    Il va la rattraper, l’entraîner de force dans un rêve sans fin où il fera d’elle ce qu’il veut.

    Aucun sauveur providentiel ne viendra à son secours pour lui ouvrir la porte qui mène dehors, vers la liberté…

    - C’est un rêve ! Je dois me réveiller ! Se dit-elle éperdue.

     

    …Elle se réveille…

     

    Elle est seule sous le grand chapiteau déserté. Curieusement, sa toile bariolée a fait place à une matière translucide à travers laquelle elle peut apercevoir le ciel plombé de lourds nuages gris.

    Elle est seule au milieu de la piste, enfermée dans une cage aux barreaux épais et solides sans aucune porte par où s’échapper. Seule face à un tigre monstrueux, aux babines retroussées sur de redoutables crocs... L’échine creusée, ramassé sur ses pattes puissantes, comme prêt à bondir, le fauve s’avance vers elle en rugissant de colère.

    Soudain, venu de nulle part et de partout à la fois, elle entend le claquement sec d’un fouet, tandis qu’une voix sans pitié qu’elle reconnaît ordonne :

    -Attaque Simbu ! Déchire et tue ! Si elle ne peut m’appartenir, elle ne sera à personne !

    Elle hurle, terrorisée. Sa dernière heure est venue. La mort est toute proche. Elle sent déjà son souffle brûlant, son haleine fétide.

    Le beau dompteur ne la sauvera pas cette fois. Il est devenu son pire ennemi !

    - Je rêve…Je rêve…JE RÊVE ! Réveille-toi ! S’intime-t-elle.

    -Réveille-toi Élisa !... »

    Elle se réveille. Elle a mal partout, comme si elle avait réellement couru pendant des heures, elle est en nage et des larmes brûlantes coulent sur ses joues

    Martha est penchée sur elle, inquiète.

    - Holà petite ! Tu émerges enfin ! Tu m’avais l’air de vivre un sacré cauchemar !

    Encore plongée dans les miasmes de ce qui était effectivement un affreux cauchemar, elle ne répond pas. Ce qui persiste en elle, c’est le chagrin, la colère, le sentiment d’avoir perdu pour toujours un trésor précieux.

    Jonathan a parlé. Ses aveux l’ont complètement démolie. Sans avoir besoin de regarder autour d’elle, ni d’aller dehors pour vérifier son intuition, elle sait qu’il n’est plus là.

    - Où est-il Martha ?

    - Il est reparti là bas !

    - Là bas ?

    - À la Sphère !

    - Il est fou ! Pourquoi faire ?

    - Il est fou, oui, de désespoir ! Il pense que tu ne lui pardonneras jamais ce qu’il t’a fait ! Il a raison ?

    - Comment lui pardonner Martha ? Dis-moi !

    - Tu trouveras le chemin pour ça petite !

    - J’en doute !

    - Tu y arriveras, parce que tu l’aimes.

    - Tu ne m’as pas répondu, pourquoi est-il retourné là-bas ?

    - Il a préféré s’éloigner pour te laisser le temps. Il m’a dit qu’il allait procéder à une autre extraction.

     


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  • Cela fait cinq heures qu’ils avancent à un train d’enfer. Jonathan est en tête, réprimant son envie de rester auprès de la femme qu’il aime. Élisa le suit d’assez près pourtant. Comme galvanisée par le désir de mettre rapidement un maximum de distance entre elle et l’horrible lieu où Jacob repose sous un mètre de terre surmonté de quelques gros cailloux, elle semble infatigable. Pour une fois, c’est Martha qui ferme le ban. Depuis leur départ du refuge, elle se traîne comme une âme en peine. Elle marche quelques mètres derrière elle, le visage fermé.

    Soudain, une douleur épouvantable la plie en deux, la figeant sur place. Alertée par le cri à glacer le sang qu’elle vient de pousser, Jonathan accourt aussitôt. Martha qui l’a vue stoppée net dans son élan est là aussi, attentive à ce qu’elle voit : une jeune femme décomposée qui se tient le ventre à deux mains.

    Sans expliquer sa décision, la guérisseuse est partie en courant vers la forêt qu’ils longent depuis un bon quart d’heure, la laissant avec Jonathan qui ne s’est même pas aperçu du départ de la vieille femme. Sa pâleur trahit la peur qu’il éprouve pour elle.

    Un nouveau cri, mêlant douleur et terreur, s’échappe de ses lèvres.

    - Jonathan ! Hurle-t-elle, s’accrochant à lui submergée par la panique.

    Elle a si mal ! Elle va mourir comme Jacob et tout cela n’aura servi à rien ! L’évasion…La fuite...L’amour qu’elle ressent pour l’homme de ses rêves fabriqués…

    - Que t’arrive-t-il mon cœur ? Dis-moi, je t’en supplie !

    - C’est mon ventre ! J’ai tellement mal !

    - Tu as mangé quelque chose sur le chemin ?

    - Non ! Je n’ai bu qu’un peu d’eau. C’est venu d’un coup. Je ne veux pas mourir  Jonathan !

    - Tu ne vas pas mourir mon amour, je ne le permettrai pas. Promet-il.

    Mais son air profondément inquiet dément son affirmation. Ce qu’il craignait le plus au monde depuis la mort de Jacob est arrivé ! Elle est malade à son tour.

    Affolé, il la prend dans ses bras.

    - Tiens bon Élisa ! Nous allons te soigner, tente-t-il de la rassurer avant de l’étendre sur le sol.

    La voir se tordre de douleur en gémissant, lui déchire le cœur.

    - Martha fais quelque chose bon sang ! Braille-t-il en se tournant vers l’endroit où se tenait la vieille femme quelques secondes auparavant.

    Elle n’est plus là ! Où donc est passée cette satanée bonne femme  au moment où il a le plus besoin d’elle ?

    - Martha ! S’égosille-t-il une seconde fois en regardant autour de lui.

    Lorsqu’elle émerge soudain de la forêt, son soulagement n’a d’égal que la colère qui l’a envahi en constatant sa disparition inopinée.

    - Mais qu’est-ce que tu fous nom de Dieu ! Tu ne vois pas qu’Élisa va vraiment mal ?

    - Holà jeune homme, ne t’énerve pas tu veux ! Tu fais peur à la demoiselle ! Va plutôt faire du feu ! Je dois préparer une de mes potions magiques pour calmer les spasmes qui font tant souffrir notre jeune amie. Je suis allée cueillir les herbes qu’il faut pour ça. Après, elle ira beaucoup mieux !

    - Tu…Tu crois ? Bafouille-t-il comme un gamin pris en faute !

    - Oui ! Va je te dis ! Je m’occupe d’elle !

    Il obtempère enfin et s’éloigne à la recherche de bois pour le feu. Á peine rassuré, il se demande comment Martha peut rester aussi calme alors que leur unique rescapée a l’air tellement mal en point. Et si elle se trompait ? S’il allait perdre celle qu’il aime depuis leur tout premier rêve commun ? Il ne s’en remettrait pas !

    Une petite voix dans sa tête lui dit qu’elle ne va pas mourir et qu’il va devoir lui dire enfin la vérité.

    Á peine a-t-il tourné les talons que Martha s’agenouille auprès d’Élisa toujours sciée par une douleur si intense qu’elle en pleure.

    - Bon ma jolie ! Voyons-voir où tu as mal exactement, dit-elle en palpant l’abdomen de la souffrante.

    Les réactions d’Élisa confirment son intuition. Elle sourit.

    - C’est bien ce que je pensais ! Je me demandais juste quand ça t’arriverait !

    - Que...Que devait-il m’arriver ? Qu’est-ce que j’ai Martha ? Gémit la jeune fille qu’une nouvelle vague de douleur vient de submerger. Ohhh ! J’ai si mal.

    - Bien bien ! D’abord, Tu vas mâcher ces feuilles ! C’est très amer mais ça va te soulager rapidement.

    - Je… Je croyais…Jonathan…Le feu… La potion !

    -Je voulais qu’il s’éloigne afin de pouvoir t’examiner tranquillement. Allez ouvre la bouche et mâche bien hein !

    C’est réellement très amer mais elle mâche consciencieusement les morceaux de feuille que Martha lui fourre dans la bouche. Tout plutôt que de continuer à souffrir de la sorte !

    Il faut à peine cinq minutes pour que la douleur commence à refluer ! C’est miraculeux !

    - Parfait ! Dit Martha en constatant que le visage de la jeune fille se décrispe peu à peu sous l’effet des sucs libérés par la mastication. Le deuxième effet va bientôt se manifester mais avant cela, je voudrais que tu me répondes honnêtement Élisa.

    - Quel deuxième effet ? Et répondre à quoi ?

    - Le deuxième effet, tu vas le sentir, crois-moi ! Réponds-moi donc, avec Jonathan, avez-vous fait autre chose que de vous embrasser ?

    - Co…Comment sais-tu ?

    - Je devine. Jacob aussi avait remarqué. Alors ?

    - Qu’aurions-nous pu faire d’autre ? Je...Je ne vois pas !

    - L’amour Élisa ! Ce rapprochement très intime que tu as expérimenté avec lui dans vos rêves communs ! Tu as oublié ? Tu ne te rappelles pas non plus que je faisais partie de ces rêves-là moi aussi ?

    Des bribes de scènes brûlantes lui reviennent en mémoire. Elle rougit, honteuse de découvrir que la « guérisseuse » comme elle se souvient qu’elle l’appelait dans les rêves en question, est au courant de tout ce qu’il s’y passait entre Jonathan et elle. Brusquement, un nouveau spasme encore plus violent que les précédents, lui arrache un cri. Dans le même temps, elle sent comme une déchirure à l’intérieur de son bas-ventre tandis qu’un liquide chaud s’écoule entre cuisses.

    -Deuxième effet, annonce Martha jubilatoire en découvrant la tâche rouge qui s’agrandit dans l’entrejambe du pantalon de la jeune fille. 

    - Que m’arrive-t-il ? Gémit-elle terrifiée par cet épanchement qui la rend faible, comme si la vie s’échappait de son corps.

    - Stop Élisa ! Rassure-toi tout de suite ! Tu saignes et il n’y a rien de plus naturel que ça pour nous, les femmes ! Car c’est exactement ce que tu viens de redevenir chère petite, une femme à part entière, comme la Ehi Sha préhistorique de tes premiers rêves !

    Á partir de maintenant, vous allez devoir faire attention tous les deux ! Á moins que tu ne sois pressée de devenir mère !

    Mère ! Le mot lui évoque une douceur inouïe, unique ! Elle a connu ça dans ses rêves. Du moins Ehi Sha. Elle se souvient comme si elle l’avait vraiment vécu, du poids de son premier enfant contre son sein lourd de lait et de la fierté de son beau chasseur…

    - Je peux devenir mère ?

    Le bonheur la transfigure. Ce qu’elle vient d’apprendre a effacé d’un coup toute la douleur.

    - Je peux devenir mère ! Répète-telle, un sourire extatique aux lèvres.

    - Oui ! Et tu as de la chance ! Certaines des femmes que nous avons extraites en sont devenues définitivement incapables. Même si comme toi elles ont été conçues naturellement, par un père et une mère.

    - Pourquoi ?

    -Des reformatages trop fréquents dus à des dérèglements plus nombreux et plus graves que les tiens. Des reformatages si poussés qu’ils ont fini par générer des barrages mentaux infranchissables. Depuis qu’elles sont dehors, des choses leur reviennent mais pour d’autres comme la faculté de concevoir, elles restent trop profondément conditionnées. C’est également le cas chez certains hommes devenus stériles.

    - Tu parles des femmes et des hommes conçus naturellement mais qu’en est-il des autres ? Ont-ils ces mêmes problèmes d’infertilité ?

    - Nous n’avons encore extrait que des « SNAT » comme sont classifiés les Sujets Naturels dont le nombre est assez restreint comparé au reste de la population sphérique. Pour les « SART » Sujets Artificiels conçus dans les cuves matricielles, leur comportement n’est jamais pris en défaut. Malgré le sang qui coule dans leurs veines, ce sont de véritables robots qui donnent toute satisfaction à la Machine et à ceux qui  la commandent.

    - Vous ne ferez donc rien pour eux ?

    - Si mais pour l’instant, nous privilégions les SNAT que nous appelons également les « cognitifs » en raison des dons particuliers qui les différencient des SART. Ces dons interdits qui se sont révélés il y a une dizaine d’années dans la Sphère et se développent depuis sans que nous comprenions pourquoi, les mettent en permanence en danger d’un excès de reformatages ou pire, d’une suppression radicale lorsqu’ils atteignent la limite d’âge ou qu’ils sont jugés définitivement irrécupérables. Beaucoup n’ont dû leur salut qu’à leur faculté de rêver. Un don que quelques maîtres d’En-Haut, tu le sais maintenant, contrôlent et utilisent à leur profit. Dès que nous en décelons un, nous mettons le dispositif d’extraction en branle comme nous l’avons fait pour Jacob et pour toi.

    L’évocation de Jacob ranime la tristesse qui n’est jamais très loin.

    - Pense au bonheur que tu connaîtras quand tu attendras un bébé. Il aurait été heureux pour toi !

    - Je sais…Martha, il y a déjà eu des naissances à Liberté ?

    - Oh oui ! Le premier enfant du dehors est né il y a trois ans !

    - Trois ans ? Mais….les extractions…

    - Elles ont commencé il y a cinq ans. Le tout premier bébé a vu le jour deux ans après. Avant ça, il a fallu que ses parents réapprennent tout : le coup de foudre, la séduction, l’amour, le désir… Jonathan et moi nous avons assisté à cette miraculeuse éclosion. La vraie vie reprenait enfin ses droits. C’est en regardant Shanna et Léonard tomber amoureux, que nous avons compris que nous étions vraiment libres. Alors quand Adam est né, le petit groupe d’extracteurs que nous étions encore à l’époque, a décidé d’appeler « Liberté » le campement où nous amenions nos évadés. Aujourd’hui, Adam a trois ans, Leona, sa cadette en a deux et Barnabé, le benjamin vient de fêter son arrivée au milieu des autres enfants de Liberté., car Shanna et Léonard n’on guère tardé à faire des émules parmi les extraits

    -Tu dis que Jonathan était là lors des premières extractions il y a cinq ans ?

    - Exact ! Non seulement il était là mais en plus, il est à l’origine du projet ! Tu sais pourquoi ?

    - Euh..Non !

    - Parce que petite, Jonathan est le premier évadé de la Sphère !

    - Co…Comment…

    - Ça ma chère enfant, c’est à lui de te raconter. Je peux juste te dire qu’il fut et reste, le grain de sable dans les rouages bien huilés du Gouvernement d’En-Haut ! De ce côté -ci du globe en tous cas !

    - Ça fait partie de ce qu’il doit …m’avouer ?

    - Entre autre chose, oui ! Bon, ça va mieux je vois ! As-tu encore mal ?

    - Un peu. C’est supportable. Je vais saigner longtemps ?

    - Cinq, dix jours. Ça dépend ! La première fois ça peut être assez long. Après, ça devrait se régulariser et être plus court.

    - Après ?

    - Eh oui, il faudra que tu t’y fasses ! Ça t’arrivera tous les mois. Le cycle menstruel ne cesse momentanément qu’au cours de la grossesse et après la naissance de l’enfant, jusqu’à la fin de l’allaitement. Bon, à présent, tu vas enfiler des vêtements propres puis j’irai parler à Jonathan qui doit se tordre les mains d’angoisse. Il est plus que temps ! Profites-en pour te reposer, on a encore un bon bout de route avant d’arriver au prochain refuge.

    - Et toi, tu peux avoir des enfants ?

    La question la prend totalement au dépourvu et réveille en elle une ancienne et sourde douleur.

    - Non, je suis trop vieille petite !

    Elle ne lui dira pas qu’elle en a eu un. Un petit fœtus fabriqué in vitro à partir d’un de ses ovules et d’un spermatozoïde anonyme, qu’on a un jour implanté dans sa matrice sans lui demander son avis alors qu’elle…Mais il y a eu dysfonctionnement dans le processus, comme Ils disent. L’enfant, un beau petit garçon, est mort-né. Après cette expérience ratée, Ils ont décrété que son appareil reproducteur était inutile. En conséquence de quoi, Ils le lui ont fait enlever dans sa totalité. Fin de l’histoire. Comme elle était « cognitive »-mais ça, Ils l’ignoraient bien sûr- elle en a beaucoup souffert.

    -Je me souviens...Dans mes rêves tu…

    - Ce n’étaient que des rêves. Laisse-moi faire ce qu’il faut pour te rendre présentable maintenant !

    Elle lui à retiré le pantalon et la culotte souillés puis l’a aidée à se changer. Elle lui a donné un linge à mettre entre ses jambes pour contenir le flux et quelques autres qu’elle a glissés dans son sac pour les jours à venir.

    - Il y a une rivière un peu plus loin. Quand j’aurai rassuré Jonathan, j’irai laver tout ça et je le ferai sécher un peu au soleil avant qu’on ne reparte. J’y vais ma belle, je vois ton amoureux transi qui revient !

    Elle est partie d’un bon pas à la rencontre de Jonathan, toute son énergie retrouvée.

    Elle les voit là-bas, à l’orée du bois, en pleine discussion animée. Que peuvent-ils se dire ?

    Qu’importe !

    Les larmes inondent ses joues sans qu’elle puisse en arrêter le flot. Elle pleure ! Cette fois ce n’est plus de chagrin ni de douleur mais de joie. Un jour, elle sera mère. Avoir un enfant de Jonathan, que peut-il lui arriver de plus merveilleux ?

    Ce qui coule entre ses cuisses, c’est le sang de la vie !

    Jonathan l’a rejointe. Il a l’air abattu alors qu’il devrait rayonner de bonheur après ce que vient de lui annoncer Martha. Il s’agenouille près d’elle, lui prenant les mains comme pour les réchauffer.

    - Tu vas mieux ma chérie ? Tu es encore si pâle !

    - Oui, bien mieux ! Cesse donc de t’inquiéter pour moi ! Je suis si heureuse, si tu savais !

    - Je sais ! Te voilà devenue une vraie femme mon amour ! J’aurais dû savoir que c’était ça. Mais dès qu’il s’agit de toi, je perds tout sens commun !

    - Tu sais donc aussi que je peux devenir mère, naturellement !

    - Oui ma douce ! C’est merveilleux !

    - Je veux un enfant de toi Jonathan ! Et toi, le veux-tu ?

    - Bien sûr mon cœur ! Rien ne pourrait me rendre plus heureux !

    - Alors pourquoi cet air triste ?

    - Parce que mon amour, quand tu sauras qui je suis réellement, tu ne voudras sûrement plus de moi comme père pour ton futur enfant !

    Lâche-t-il la voix rauque de désespoir contenu.

    - Ton secret est-il donc si terrible que tu craignes à ce point qu’il m’éloigne de toi ?

    - Il l’est Élisa, crois-moi !

    - Je ne peux pas !

    - Tu devrais !

    - N’est-ce pas à moi d’en juger ? Je ne peux croire que ce que tu as à me dire, aussi grave que cela soit, ait le pouvoir de m’amener à ne plus t’aimer !

    - Parce que tu m’aimes ?

    - Quelle question ? Évidemment que je t’aime. Jacob l’avait deviné, Martha n’en parlons pas. Et puis je me rappelle te l’avoir dit il y a peu, non ?

    - C’est vrai ma chérie

    - En plus, sauveur de mon cœur, je t’aimais déjà en rêve, alors… Et toi, tu m’aimes ?

    - Je t’aime Élisa ! Je t’aime aujourd’hui, je t’aimerai encore demain et pour le reste de ma vie mais surtout, je t’aimais bien avant nos rêves en commun !

    - Comment se peut-il que…

    - Ne m’en demande pas plus pour l’instant, je t’en prie ! Je t’expliquerai dès ce soir, quand nous serons au refuge…si tu n’es pas trop fatiguée ! Et après, j’ose espérer que tu m’aimeras toujours.

    Il semble tellement convaincu que son aveu risque de rompre le lien qui les unit, qu’elle commence à douter. Que peut-il avoir de si grave à se reprocher pour nourrir une telle crainte ? Elle refuse de croire que ce sentiment unique qui vient à peine d’éclore entre eux dans la vraie vie, puisse déjà faner. Pourtant, lui reviennent en mémoire les longues heures de silence durant lesquelles il s’est obstinément tenu loin d’elle, probablement rongé par cette culpabilité qu’il évoque et qui l’assombrit en ce moment.

    - Embrasse-moi ! L’implore-t-elle, comme si un baiser pouvait conjurer le mauvais sort ! Embrasse-moi Jonathan !

    Á son tour, elle s’agenouille devant lui. Il la prend dans ses bras, la serrant à l’étouffer. Á lui faire mal même ! Mais elle ne sent rien. Rien d’autre que sa bouche sur la sienne. La dévorante passion de ses lèvres qui forcent les siennes presque sauvagement. La brûlante caresse de sa langue… Et d’un seul coup, en même temps que le sang qui continue à couler, entre ses cuisses se répand une douce chaleur tandis que nait une exquise palpitation qui la laisse moite et pantelante. Cette délicieuse sensation lui donne le vertige. Son cœur bat à tout rompre. Tout cela, elle l’a déjà ressenti dans les rêves que ceux d’En-Haut lui imposaient mais là, dans la réalité, c’est incommensurablement plus fort. Plus puissant même que leur premier baiser sous les étoiles !

    C’est donc ça le désir dont lui a parlé Martha ! Cette ivresse folle qui vous fait frôler la perte de conscience ?

    Elle gémit contre la bouche qui l’envoûte, mourant d’envie d’aller plus loin dans la découverte de ce fascinant nouveau concept qu’elle n’a encore expérimenté qu’en songe. Elle s’agrippe à son viril sauveur, répondant avec ardeur au baiser qui se prolonge et s’approfondit.

    C’est Jonathan qui met fin à leur folle étreinte, le souffle court. Visiblement, Il a lui aussi revécu les scènes torrides de leurs aventures oniriques communes.

    Ils n’ont pas vu que Martha était revenue de la rivière. Pas plus qu’ils n’ont remarqué le regard à la fois réprobateur et inquiet qu’elle a posé sur leur couple étroitement enlacé…

     

    Dès qu’elle s’est sentie remise de toutes ses émotions, ils sont repartis. Pour la ménager, ils ont sensiblement ralenti l’allure, c’est donc à la nuit tombée qu’ils ont atteint la neuvième cabane nichée au bord d’une rivière scintillant sous le clair de lune.

    Á l’intérieur les attendait un message adressé à Jonathan. Une espèce de parchemin de toile écrue sur lequel étaient tracés ces mots en lettres noires : « Salut Jonathan, J’ai lu ton message au huitième refuge. Vu votre retard, je suppose que Jacob n’a pas survécu, désolé. Nos extraits vont bien et Melody est une excellente recrue. Nous vous attendrons à la prochaine étape. Á bientôt. Khaled »

    - Alors ? A questionné Martha

    - C’est Khaled. Lui et Melody ont réussi leurs extractions sans anicroches. Ils nous attendront demain. Nous continuerons le voyage ensemble.

    - Parfait ! Bon, moi je mange un morceau vite fait et je vais dormir. Je pense que vous avez des choses à vous dire tous les deux !

    - J’ai compris Martha ! Je fais ce que j’ai à faire alors dors tranquille ! Demain, nous partons très tôt ! Pas question de rater le deuxième groupe cette fois !

    - Bien mon garçon ! Ne fais pas veiller la petite trop longtemps tout de même !

    - Je vais essayer ! Bonne nuit ! Allez, viens Élisa, a-t-il enchaîné en l’entrainant à l’extérieur. Il faut que je te parle maintenant. On mangera dehors, il fait bon.

    Et ils se sont retrouvés sous les étoiles comme lors de leur premier soir de liberté.


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