• Petit clin d'oeil à la Madame Henriette de Jill Bill

    La veilleuse

     

    Élisa a la bonne cinquantaine, imposante et généreuse à l’image même de toute son aimable personne. 

    Elle n’est  pas grosse, non ! Elle est charpentée et possède d’agréables rondeurs juste là où il faut. Des bras dodus et cajoleurs, de douces mains potelées qui savent toucher et caresser ceux qui en ont besoin, un giron consolateur dont elle dit sans complexes que c’est un balcon avec vue sur la mer, un fessier rebondi à souhait où s’égarent souvent, sous prétexte de se retenir à quelque chose de solide, les mains baladeuses de papys gentiment libidineux dont l’œil égrillard frise dès qu’elle apparaît. 

    Tels sont les appétissants appas dont la nature et la bonne chair - cela va sans dire - ont conjointement doté la veilleuse de nuit.

    C’est en effet la profession qu’exerce Élisa au sein du  « Bon Séjour », une modeste maison de retraite publique située dans un parc verdoyant au cœur d’une petite ville de province.

    Agent de nuit des Services Hospitaliers, tel est le terme consacré mais Élisa lui préfère celui tombé en désuétude, de veilleuse, qui s’apparente aux petites lumières tamisées qui brillent doucement et en permanence dans les longs couloirs de la résidence et dans les chambres des pensionnaires. Encore un terme qui n’est plus de mise et qu’on a remplacé en haut lieu par résidents, ou mieux encore par clients. De toute façon, elle les appelle tendrement « mes petits vieux » ou, quand ils font des caprices de gamins attardés, « mes enfants », sans que cela recouvre de sa part la moindre connotation péjorative. Elle prône sans forfanterie le respect réciproque que l’on se doit entre personnes possédant un minimum de savoir vivre et déclare avec force et persuasion que sa blouse blanche et les clés qu’elle trimbale dans la poche, ne font d’elle ni un chef ni une gardienne de prison et qu’eux, sont des femmes et des hommes à part entière avant d’être des vieux.

    Telle est Élisa, une petite lumière qui brille dans le cœur et dans la nuit de tous ces gens. 

    Il y a maintenant plus de vingt ans qu’elle travaille au Bon Séjour et c’est seulement depuis quelque temps - une semaine ou deux, elle ne sait plus - qu’elle a constaté certains changements des plus étranges. Au début, elle n’y a pas prêté attention plus que ça. Elle se disait : «  Je suis fatiguée, c’est tout ! Et puis à force de côtoyer tous ces papys et ces mamies dont beaucoup perdent la boule, je vais bientôt finir par la perdre à mon tour !  »

    Il y eut d’abord madame Proust, Madeleine de son prénom, qui se plaignait plutôt moins que la moyenne des résidents. Elle prétendait que depuis deux ou trois jours, il lui arrivait des choses vraiment gênantes :

    - Si, si ! Je vous assure Élisa, mon nez remue ! –

    -Voyons Madeleine ! Ne dites pas de bêtises ! C’est seulement parce qu’il vous démange ! Vos enfants vous ont encore amené des fleurs alors que vous êtes allergique au pollen, voilà tout !

    - Mais puisque je vous dis qu’il remue ! Vous savez, comme celui de «  Ma sorcière bien aimée  » !

    - Ah bon ? C’est chouette çà ! Vous allez donc pouvoir m’aider à ranger la lingerie cette nuit, avec votre nez magique, ça ira plus vite !

    - C’est pas gentil de vous moquer ! Je sais encore ce que je dis tout de même ! J’ai toute ma tête moi !

    Ensuite il y eut monsieur Dell, Fernand pour les intimes, perpétuellement à la recherche de son dentier qu’il passait son temps à égarer. Il se plaignit soudain d’avoir mal aux dents.

     - Mais vous n’avez plus de dents Fernand ! 

    - Ben justement mademoiselle Élisa, ça me fait un mal de chien, comme si elles étaient en train de repousser.

    - C’est pas banal ça ! Des dents qui repoussent à 90 ans ! Vous m’en direz tant ! Allez, bonne nuit Fernand !

    Puis il y eut la douce Irma, un peu dérangée, qui déclara de sa voix fluette et chevrotante que le haut de ses oreilles lui démangeait.

    - Vous savez que j’ai toujours trouvé mes oreilles trop petites. Eh bien on dirait que le bon Dieu m’a enfin exaucée. Je crois bien qu’elles grandissent, c’est sûrement pour ça qu’elles me chatouillent !

    Chantonnait ravie la vieille dame.

     Et cela continua. Monsieur Dangle, Pierre ou Pierrot selon son humeur du jour, jurait mordicus que ses bras raccourcissaient, la preuve, il avait maintenant du mal à atteindre son rasoir sur la tablette au-dessus du lavabo. 

    Mademoiselle Marcelle, qui refusait qu’on l’appelle autrement vu qu’elle ne s’était jamais mariée, prétendait que ses pieds s’allongeaient, elle n’entrait plus dans ses pantoufles, bougonnait-elle. 

    Quant à madame Bonne, «Faites pas tant de manières, appelez-moi donc Louise ! »  Répétait sans cesse la bonne dame au personnel - elle allait devoir emprunter le rasoir de son voisin de palier s’il continuait ainsi à lui pousser de la barbe au menton et de la moustache sous le nez !  

    Il y eut  également Georges, le plaisantin de service qui, au mépris des règles de la bienséance, commença sans préavis à se gratter furieusement l’arrière-train à toute heure du jour et de la nuit, provoquant  autant d’hilarité que de moues dégoûtées de la part des témoins :

    - C’est pas ma faute, s’excusait-il, on dirait que quelque chose essaie de sortir.

    Et les plus facétieux de se moquer   en se bouchant le nez

    comme si…

    -  Eh, y a des endroits pour ça Georges !

    Curieusement aussi, la voix de ces gens d’un âge pourtant canonique (entre 80 et 90 ans pour le plus grand nombre), semblait muer à l’inverse de celle des adolescents boutonneux.

    Des pépés nonagénaires aux accents rocailleux attrapaient le timbre aigu de puceaux pré pubères. De plus, quand tout son petit monde dormait, au cœur de la nuit noire, Élisa croyait entendre fuser de certaines chambres d’étranges…couinements !

      « Eh beh ! Y en a qui font de drôles de rêves ! » Se disait-elle pour se rassurer, car bien que n’étant pas d’un naturel froussard, tout cela lui paraissait de moins en moins catholique et lui faisait courir de désagréables frissons dans le dos.

    «Je perds les pédales ou alors je vieillis !  S’admonestait-elle. Il va bientôt falloir que je réserve un lit ici ! ».

    C’est parce qu’elle semblait être la seule à remarquer ces bizarreries qu’elle se prenait à douter ainsi de sa raison. En outre, certains de ses pensionnaires paraissaient immunisés contre le vent de folie qui soufflait sur le Bon Séjour une fois  le soir venu. Ces phénomènes étaient en effet uniquement vespéraux, voire même carrément nocturnes. Ces rescapés, une dizaine environ sur les quatre-vingt que comptait la maison, ne souffraient  d’aucun des troubles étranges qui affectaient tous les autres.

    Quant à la jeune collègue qui assurait le poste de nuit quand elle-même était en repos, elle n’avait jamais rien signalé d’anormal lors de ses tours de garde, pas d’avantage que les veilleuses occasionnelles. En conséquence de quoi, Élisa n’osait faire part à personne de ses constatations tant elle craignait qu’on ne la taxât elle-même de troubles mentaux dus au stress, à son âge ou à de trop nombreuses années de nuit. Elle ne tenait pas plus que ça à être mise à la retraite avant l’heure car elle adorait ses petits vieux et son métier. Pas plus qu’elle ne voulait courir le risque de passer de jour, le rythme de nuit lui convenant à merveille. Dans le doute, elle choisit donc de faire l’impasse sur ce fatras d’évènements insolites, invoqua une grosse fatigue et réclama à l’administration les quelques jours de récupération qu’on lui devait.

    Elle se reposa, dormit tout son soûl, jardina et reprit du service batteries rechargées à bloc, persuadée que tout était revenu à la normale, d’autant que rien n’avait jamais été anormal probablement  et que tout ce qu’elle avait cru voir ou entendre, n’avait été que le fruit de son imagination surmenée.

    Quelques nuits s’écoulèrent sans qu’elle eût à noter la moindre étrangeté ou du moins, feignit-elle de ne rien voir. Elle ferma sciemment les yeux sur le comportement fantasque des résidents du Bon Séjour, choisissant d’ignorer toutes choses qui l’eussent à nouveau déstabilisée. Mais un soir, au début de son service, une réflexion apparemment anodine, proférée sur un ton agacé, d’une voix suraiguë et ponctuée d’un froncement de nez des plus curieux par madame Denis, souleva un coin du voile qui masquait encore à ses yeux la troublante réalité. Une réalité à la limite du surréalisme en  vérité…

    - Pourquoi n’a-t-on pas eu de soupe aux carottes ce soir ? C’est intolérable ! Je me plaindrai à la direction !

    Incroyable ! C’était bien cette chère madame Denis qui clamait ainsi son indignation, faisant presque une affaire d’état de cet impardonnable manquement, prenant à témoin les autres pensionnaires qui traînaient encore dans les couloirs et dans la salle télé, les incitant à pétitionner, fustigeant les cuisiniers, les accusant haut et fort de négligence. Cette même et charmante dame qui avait toujours détesté cordialement la fameuse soupe aux carottes qu’on leur servait quasiment chaque soir en cette saison où elles étaient reines des étals. Ladite soupe qu’elle se résignait  généralement à laper du bout des lèvres « pour ne pas mourir de faim ! » comme elle disait. Adorable madame Denis qui d’habitude plaisantait amèrement sur le sujet :

    - Ras l’assiette du bœuf-carottes, de la soupe aux carottes, des carottes râpées  et autres carottes à la crème ! À ce régime-là, on finira tous lapins ! Augurait-elle.

    Et  voilà que soudain elle regimbait parce que pour une fois, on l’avait privée de la sacro-sainte légume ! Qu’elle trépignait en fronçant drôlement le nez, en sautillant sur place en dépit de ses  85 printemps et en couinant furieusement ! Était-il possible que…

    Elle  n’eut pas le loisir de vérifier l’hypothèse faramineuse, pour ne pas dire fumeuse qui germa soudain dans son esprit en ébullition, bien plus rapidement que les carottes incriminées. Une mauvaise grippe suivie de complications bronchiques, vint à bout de sa légendaire résistance et la cloua au lit pendant deux bonnes semaines.

    C’est de là qu’elle apprit la nouvelle : le Bon Séjour était provisoirement fermé pour cause d’enquête et sa réouverture paraissait sujette à caution en raison d’un risque sanitaire encore non répertorié par les services compétents, invoqua-t-on vaguement.

    Un matin, en arrivant, la relève qui avait trouvé grilles et portes grandes ouvertes, fut témoin d’une indescriptible pagaille.

    Hagarde, échevelée, en état de choc profond, la  jeune veilleuse, errait dans le parc en marmonnant des phrases incompréhensibles.  Quelques pensionnaires paniqués - une dizaine tout au plus - qui s’étaient barricadés dans leurs chambres, refusèrent catégoriquement d’en sortir, même lorsque les forces de l’ordre voulurent les interroger. 

    Les agents de police interloqués découvrirent ce que les employées avaient vu en arrivant avant de les appeler : détalant à leur approche, jaillissant des chambres vides et surgissant au détour des couloirs silencieux et déserts, des dizaines de lapins occupaient les lieux, «  probablement entrés là en profitant des grilles et portes laissées ouvertes par les quelques soixante-dix fugueurs du Bon séjour. » arguèrent les forces de l’ordre, ne trouvant pas d’autre explication à cette désertion massive d’une gentille maison de retraite jusque-là sans histoire. « La veilleuse a dû s’endormir et hop !  ». Cela paraissait tellement évident !

    Quant aux lapins, ils ne cherchaient pas à s’enfuir eux !

    Bien au contraire ! Il fut même impossible de les chasser du Bon séjour où ils semblaient être chez eux !

    Ce qu’Élisa lut dans les journaux, ce qu’elle vit et entendit à la télé ne l’étonna qu’à moitié. En revanche, son hypothèse à elle, totalement différente de celle de la police, s’était muée en certitude. 

    Bien que ce fût inimaginable et en tout point digne d’Alice au pays des merveilles, elle savait et avait compris ce qu’elle seule pouvait comprendre. Ce qui était arrivé à la paisible maison de retraite où elle travaillait depuis si longtemps, était tout compte fait inévitable. À ses yeux du moins !

    Privée de son emploi par des évènements que les autorités compétentes cherchent encore à élucider, aucun des pensionnaires fugueurs n’ayant été retrouvé à ce jour, elle anticipa son départ en retraite et se retira dans la fermette qu’elle avait acquise avec ses économies de vieille fille. Aux enquêteurs, elle n’avait rien livré de ce qu’elle avait deviné.

     

    Aujourd’hui, elle vit heureuse dans son coin de campagne isolé, au milieu des lapins du Bon séjour qu’elle a recueillis. Personne ne s’est étonné de sa drôle de requête et d’ailleurs, les charmantes bestioles l’ont suivie avec une incroyable bonne grâce, ce dont l’administration hospitalière l’a vivement remerciée, trop heureuse de pouvoir se débarrasser des encombrantes bestioles sans être obligée de se livrer à un  cruel génocide animalier !

    Soixante-dix beaux lapins et lapines de toutes tailles et de toutes couleurs qu’elle soigne avec ce même amour qu’elle vouait à  ses pensionnaires. Quand l’un d’entre eux meurt, elle l’enterre pieusement au fond de son immense potager, près du grand carré de carottes, qu’elle  cultive rien que pour eux.

    Qu’on lui demande pourquoi elle ne les mange pas ou n’en fait pas commerce et elle vous jette un regard furibond avant de vous tourner le dos sans répondre.

    Si d’aventure vous passez devant chez Élisa, arrêtez-vous !

    Vous pourrez alors voir caracoler sans contrainte ni désir de fuite, les lapins de la veilleuse. Ne vous montrez surtout pas mais écoutez ! Vous entendrez Élisa parler tendrement à ses  « pensionnaires  » :

    - Allons Fernand, cessez donc de courir après madame Denis, vous êtes trop vieux pour la gaudriole ! Pierre, Marcelle, Irma, Louise… Fini de batifoler ! Les carottes n’attendent plus que vous ! Et de la laitue bien craquante, comme vous l’aimez ! Allez, à table mes enfants !

     

     

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  • Commentaires

    9
    Samedi 22 Janvier 2022 à 18:03

    Ma liste n° 28 : http://chatondaniel.eklablog.com/an-mattic-et-compagnie-liste-28-a211829582

    8
    Mercredi 19 Janvier 2022 à 12:01

    Quelle inspiration, quel souffle ! C'est évidemment bien écrit et si plaisant à lire, et un joli rebond sur le texte de Jill.

    Merci pour cette lecture. Bises et bon mercredi.

    Fabrice

    7
    Dimanche 16 Janvier 2022 à 21:27

    J'adore !!! Encore une belle trouvaille que ce blog rencontré sur celui de Galibois.... C'est superbement écrit et l'épisode est passionnant ! Bravo ! Bisous

    6
    Mercredi 12 Janvier 2022 à 15:51
    Renée

    complétement farfelus mais si agréable et amusant à lire bravo. Bisous douce journée

    5
    Mercredi 12 Janvier 2022 à 08:02

    C'est un joli clin d'œil à Jille mais aussi une nouvelle passionnante Anne-Marie, je viens de me régaler.

    Bises et bon mercredi - Zaza

    4
    Mercredi 12 Janvier 2022 à 07:27

    Merci tout simplement pour ce moment de lecture 

    Bonne journée 

    Bises 

    3
    Mercredi 12 Janvier 2022 à 07:09
    Ghislaine
    Whaaaouu.. c est un roman...je lirai plus tard...
    2
    Mercredi 12 Janvier 2022 à 06:53

    wink2 c'est une profession dans un lieu où il y a de quoi écrire un livre, merci... amitiés, JB

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