-
Rêve et réalité : la confrontation
En parallèle avec "Marilou", un texte écrit pour répondre à un atelier de mon amie Arlette, voici l'histoire de Violette, qui figure dans le recueil "Mes histoires farfadesques", pas encore publié
***
Mot de passe : « Je t’aime !»
« On a la vie que l’on mérite ! » Se dit Violette quand tout lui semble trop pesant, trop monotone et elle sait de quoi elle parle puisqu’elle mène une existence sans surprises. Elle-même est sans surprises : caractère calme, taille moyenne, poids moyen, petits moyens. Elle passe inaperçue mais n’est-ce pas là le lot moyen, réservé justement au commun des mortels?
Derrière son guichet à la poste, elle est l’archétype de la femme ordinaire qu’elle est effectivement tout au long du jour. 40 ans, des yeux bleu gris, des cheveux châtains coupés courts parce que c’est plus pratique, des lunettes à monture dorée on ne peut plus discrètes. Elle porte tel un uniforme, une éternelle jupe grise, droite, qui descend juste à un centimètre au-dessus du genou. Son tout aussi éternel chemisier blanc sans fioritures est sagement fermé juste à un bouton de son cou où ne rutile aucun bijou tape à l’œil en dehors de sa chaîne de baptême à peine visible.
Chaque soir, après le travail, elle regagne son modeste foyer sans histoire, y retrouve ses deux enfants rentrés à l’heure de l’école et du collège voisins où ils suivent des études moyennes. Puis son gentil mari, aussi ordinaire qu’elle, facteur de son état, préposé comme on dit, rentre à son tour après être allé faire son loto ou son tiercé au bistrot du coin en buvant un pot avec ses collègues. Ce petit monde enfin réuni s’adonne alors aux joies simples d’un bonheur familial sans tapage. Mais la nuit venue, à l’insu des siens, Violette, la simple et insignifiante Violette, endosse une personnalité diamétralement opposée à celle, falote, qu’elle montre d’ordinaire.
Elle pénètre dans un univers parallèle et secret où rien n’est tranquille ni banal. Ce monde de la nuit où elle se glisse avec bonheur comme un serpent dans sa nouvelle peau, est plein d’imprévus, d’aventures trépidantes et de rencontres extraordinaires et fascinantes. Elle-même y devient une autre femme, totalement méconnaissable…
Dans ce monde-là, la petite voiture qu’elle est si fière de conduire habituellement, est remisée au garage de l’oubli. On y roule en Roll Royce, en Bentley ou en Cadillac ; quand ce n’est pas en rutilant coupé sport ou en longue limousine noire ou blanche de super star hollywoodienne. On y galope à perdre haleine à travers les terres sauvages de Mongolie ou du Far West. On s’y pavane dans d’élégantes calèches ou dans de gracieux phaétons tirés par de magnifiques chevaux. On y voyage également en Jet privé ; ou encore en vaisseau intergalactique, en diligence ou en chariot de pionnier. On y parcourt toutes les mers et tous les océans, capitaine de superbes trois-mâts, de bricks racés de corsaires ou de galions aux cales chargées d’or, d’épices rares ou de tissus précieux. On peut aussi y risquer sa vie sur le « radeau de la Méduse » ou y faire la fête à gogo sur de luxueux yachts appartenant à des milliardaires aux goûts dispendieux…
Dans ce monde-là, on se nourrit de caviar et on s’abreuve de champagnes millésimés, d’aventures sans lendemain et de passions folles, à moins que ce ne soit de pemmican, d’amour et d’eau fraîche. Dans ce monde-là, on vit à plein temps, à plein régime. Rien n’y est tabou. Pas d’interdits ni aucun de ces ennuyeux garde-fous que la vie quotidienne dresse à plaisir devant chacun d’entre nous. Tout y est sublime, exaltant, extraordinaire. Et ce dernier qualificatif revêt aux yeux de Violette son sens le plus littéral. Pour elle, est extraordinaire tout ce qui la propulse hors de son banal et ordinaire quotidien. Car dans ce monde-là enfin, Violette est jeune, belle, grande, mince, la poitrine haute et arrogante, les hanches joliment galbées, les jambes interminables. Ses yeux frangés de longs cils recourbés sont du plus bel azur ou du vert le plus profond. Ses cheveux, masse soyeuse qui lui retombe en souples ondulations sur les reins, sont ou blonds comme les blés de l’Ukraine ou d’un noir d’ébène ou encore d’un roux flamboyant. Tout ce qu’elle porte lui sied à ravir, que ce soit des haillons ou des vêtements de grands couturiers, des costumes d’époque ou des tenues résolument futuristes.
Dans ce monde-là, Violette qui ne s’appelle jamais Violette mais arbore le plus souvent des prénoms fantaisistes et originaux en accord avec ses nouvelles et fluctuantes identités, est tour à tour une beauté évanescente, altière et un peu froide, pulpeuse et charnelle, troublante et mystérieuse, émouvante et timide. Ou encore passionnée, volcanique, sulfureuse. Ses partenaires y sont magnifiquement virils et follement séduisants. Ces beaux mâles forts mais pas trop qui peuvent se montrer cruels, tendres ou violents sont toujours de romantiques et invincibles héros, à l’image de ceux qu’incarnent dans les films qu’elle adore, ses acteurs préférés.
Si Violette peut à ce point changer et d’apparence et de personnalité, c’est parce que ce monde-là, celui de sa vie nocturne, est celui de ses fantasmes. Non pas celui des rêves qu’elle fait en dormant car sur eux, elle n’a aucune prise, mais celui des songes que chaque soir elle bâtit tout éveillée et qui l’aident à accéder sereinement au sommeil réparateur. Ceux-là, elle les contrôle totalement vu qu’elle en est l’auteur, le producteur et la vedette. Dans les films qu’elle s’invente, les seconds rôles, c’est pour les autres !
Curieusement, elle a besoin d’un mot de passe pour pénétrer dans cet univers, pour allumer chaque nuit l’écran noir de ses fantasmes. C’est toujours le même depuis des années : « Je t'aime ! ». Il lui suffit de prononcer dans le silence de son esprit ce magique sésame à l’un de ses héros, pour que tout s’anime et que l’histoire commencée plusieurs nuits auparavant ou entamée de la veille, reprenne son cours le plus souvent tumultueux. L’héroïne qu’elle y redevient instantanément, éprouve des sentiments d’une rare intensité et connaît des passions charnelles si débridées qu’elles rendraient ternes la tendresse inaltérable et les étreintes douces de son mari si elle n’était pas si lucide malgré tout. Mais Violette, en dépit de ce jardin si bien caché, est une femme sage qui ne mélange pas les rêves et la réalité. Aussi peut-elle sans rougir ni comparer avec ses expériences sexuelles fantasmatiques, accomplir de bonne grâce le devoir conjugal.
C’est par souci d’équilibre, le sien et celui des autres, qu’elle défend absolument à ce monde nocturne d’interférer avec sa vie de tous les jours et cela depuis bien longtemps. Car Violette, d’aussi loin qu’elle se souvienne, a toujours été une rêveuse éveillée. Dès l’enfance et avec plus de force encore à l’adolescence, elle a eu recours aux fantasmes pour trouver le sommeil. Jamais elle n’a eu besoin d’autres somnifères, pas plus que toute petite elle ne demandait à sa mère de conte ou de berceuse. Déjà alors, les yeux ouverts dans le noir total, elle se construisait un univers personnel peuplé de héros fabuleux où elle était tout naturellement le personnage clé. Ainsi se racontait-elle des histoires nées de son propre imaginaire et les vivait-elle intensément jusqu’à ce que le sommeil l’emportât. Elle retardait cet instant le plus longtemps possible quand le « film» en cours était particulièrement palpitant. C’est en effet ainsi que se déroulaient invariablement ces rêves éveillés, comme des films en technicolor sur le grand écran dolby stéréo de son esprit inventif.
Cette double vie aurait pu durer sans anicroche si elle avait réussi à maintenir l’intangible frontière entre les deux mondes… Jusqu’à présent, elle vivait ses journées paisibles et sans surprises et se satisfaisait de leur fadeur sans en souffrir en attendant de replonger dans ses nuits aventureuses. Mais depuis quelque temps, elle est de plus en plus possédée par ses fantasmes. Et il en est même plus d’un désormais qui gouverne simultanément ses nuits. Sitôt qu’elle est dans ses draps, elle revit et fignole les multiples scénarios qu’elle s’est inventés, se refusant de plus en plus souvent à l’étreinte conjugale sous de fallacieux prétextes.
Si encore elle se contentait de la nuit ! Mais le jour aussi à présent, au travail ou à la maison, aux moments les plus inopportuns, la surprend à réécrire une scène ou une page entière d’une de ces histoires. La journée achevée, elle compte les heures qui la séparent du coucher. Des heures qui s’étirent à l’infini, lui semble-t-il, rendant l’attente frustrante et douloureuse jusqu’au paroxysme. Elle devient alors agressive, irritable, inquiétant chaque fois d’avantage son mari et ses enfants habitués à sa proverbiale équanimité. Loin de soupçonner la vérité, le brave facteur va même jusqu’à suggérer les symptômes d’une ménopause un tantinet précoce pour expliquer cette nervosité. Hypothèse qui met le feu aux poudres, accentuant d’autant l’irritabilité de Violette qui ne peut alors s’empêcher de comparer son falot d’époux aux amants superbes de ses nuits. Néanmoins, elle est bien heureuse d’invoquer ce retour d’âge inopiné pour excuser le peu d’enthousiasme qu’elle éprouve à faire l’amour.
C’est avec impatience que le soir venu, elle s’empresse de se coucher avant lui au nom d’une compréhensible fatigue due à son état. Puis elle prononce mentalement le magique mot de passe : « Je t’aime ! » et saute à pieds joints dans ses rêves éveillés, feignant un profond sommeil quand il se couche à son tour. Elle se voue alors tout entière aux fantasmes qui la dévorent et dans lesquels elle retrouve tous les personnages qui peuplent ses chimères…
C’est ainsi que les rêves qu’elle s’est créés prennent peu à peu le pas sur sa banale réalité quotidienne. Et la timide Violette s’efface pour laisser la place aux divines créatures dans la peau desquelles elle se sent si bien.
Personne, que ce soit de son entourage professionnel, de sa famille ou de son foyer, n’est capable de la tirer de cette étrange léthargie où elle sombre petit à petit. Pour tout un chacun, pas besoin de médecin ou de psychiatre, le diagnostic est clair même si nul n’en devine la vraie raison : dépression nerveuse. Un seul remède à ce mal sournois : repos, repos, repos ! Ça tombe bien, c’est tout ce dont Violette a besoin pour s’adonner en paix à son péché mignon.
Dans la chambre close aux rideaux tirés où personne n’ose la déranger, elle feint d’avaler consciencieusement les pilules que le médecin lui a prescrites et qui la feraient dormir puis, étendue dans le noir, les yeux ouverts, elle se laisse aller à ses fantasmes secrets.
Dans sa tête, c’est la sarabande infernale. Elle est devenue incapable de démêler l’imbroglio de ses histoires où les héros se croisent et s’entrecroisent. Dans son esprit, ils se disputent la place et se livrent, pour y rester seul, de terribles duels et de sanglantes bagarres. Comme elle ne veut en perdre aucun, elle s’ingénie à les empêcher de s'entre-tuer. Pour ce faire, elle doit mener chacun de ses rêves à un train d’enfer afin que chacun d’entre eux puisse jouer sa partie à tour de rôle. Elle ne dort plus, ne mange presque plus. Le regard fixe, comme halluciné, pâle, immobile dans son lit, elle est entrée dans une espèce de coma éveillé dont elle ne parvient plus à sortir. Elle y est prisonnière avec ses personnages…
Sur son lit blanc d’hôpital, nourrie par perfusion, elle suscite l’incompréhension la plus totale chez les spécialistes perplexes penchés à son chevet. Elle représente à leurs yeux une énigme médicale pour le moins extraordinaire. Mais elle ne s’en rend pas compte. Elle est perdue dans ce monde irréel né de sa fertile imagination. Perdue sans espoir de retour !
La banale, l’ordinaire Violette ne réintégrera jamais son guichet à la poste. Elle ne veut plus revenir de ses oniriques errances. Elle ne veut plus retrouver sa modeste existence ni les êtres sans couleur qui la hantent. La sage Violette ne mène plus de double vie. Elle se consacre totalement, à corps perdu, à celles multiples qu’elle s’est inventées…
Elle n’apprendra jamais les étranges nouvelles qui, peu à peu, commencent à fleurir dans les médias internationaux. Si elle pouvait en prendre connaissance, peut-être accepterait-elle de revenir parmi les siens et de rendre au monde ceux qu’elle leur a enlevés… Peut-être ?
Des tas d’acteurs qui ont fait la gloire du cinéma mondial, frappés simultanément du même mal mystérieux : une espèce d’incompréhensible coma éveillé dont aucune médecine ne semble capable de les faire émerger…
©A-M Lejeune
Tags : recueil, histoires, imaginaire, fantasmes
-
Commentaires
Ma police d'écriture, c'est pacifico, j'ai dû rechercher dans le code source, je ne savais plus.
-
Jeudi 14 Septembre 2023 à 22:12
-
C'est ce que je faisais quand j'étais plus jeune, je m'inventais une vie idéale.
Elle n'est jamais arrivée .
Bon mercredi.
Et bien AM tu nous en diras tant
Mais quelle inspiration
La vie double est décrite presque comme si tu l'avais vécues hihihi ( je plaisante)
Mais cela dit
Perso je préfère une vie calme et saine sans chi chi ni trompette
La 2ème partie de ton texte est juste bonne pour assouvir les névrosés de la société,
Mais il est bon de te lire
Bonne journée
-
Mardi 29 Août 2023 à 17:20
Merci pour ta lecture; ça me touche !
Tu n'as pas tout à fait tort !
A cela près que comme j'ai beaucoup de mal à m'endormir, j'écris effectivement des tas d'histoires dans ma tête, jusqu'à ce que le sommeil me gagne. C'est ainsi que sont nés mes romans et la plupart des nouvelles du fameux recueil non publié
-
Ajouter un commentaire
Coucou chère Anne-Marie, ravie de revenir te lire, grâce à toi, je sais maintenant ce qu'est cette recette amérindienne à base de viande séchée et broyée : le pemmican !
J'aime bien ce sésame : JE T'AIME qui t'ouvre (nous ouvre) les portes du fantasme la nuit, tu es prolifique et Violette pourrait être nous... peut-être la rencontrerons-nous un jour derrière un guichet dans une poste... qui sait... BRAVO et bonne continuation à toi ! Bisous du soir.