• L’Arbre

    - Par les mânes de mes aïeux, Arbre ! Tu l’as laissé partir ! Deux fois il a été là, à ta merci et tu l’as laissé s’en tirer ! Je n’y crois pas ! La première, il était seul, sans la moindre possibilité de se défendre ni d’appeler du secours; la deuxième, il était accompagné, d’accord mais qu’auraient pu faire ces deux frêles créatures humaines face à nos forces réunies ? Pourtant là encore, tu n’as rien tenté ! Pourquoi ? Je ne te reconnais plus. Où est passé ton esprit combatif ? Qu’as tu fait de ton orgueil ? Réponds ! Mais réponds-moi donc vieil imbécile !

    Je sens sa colère. Je vois son poil se hérisser. Il crache et feule sa rage avec une telle vigueur que mes feuilles en tremblent et que ma sève se retourne dans ses vaisseaux ligneux. Il a planté si fort ses jeunes griffes dans mon tronc que j’en saigne.

    Ma bien-aimée Elle, ne dit rien. Elle est ailleurs ma Déesse inaccessible et mon vieux cœur de bois en souffre plus que de raison. Que répondre à mon ami le Chat ?

    Que lui répondre à Elle dont le silence lointain est plus éloquent que des paroles ? Un silence effrayant qui constitue à lui seul une question si terrible qu’elle n’ose la formuler  à voix haute …

    Chat continue sa diatribe. Je l’écoute mais le cœur n’y est plus.

    - Alors, bougre de vieil arbre tordu, tu vas enfin te décider à me répondre nom d’un chat borgne ! Réveille-toi mon ami ! Réveille-toi bon sang de bois mort ! Secoue tes racines avant qu’il ne soit trop tard ! Tu as baissé les branches ma parole ! À quoi ça sert que je sois revenu si c’est pour voir ton royaume, notre royaume anéanti hein, tu veux bien me le dire ? J’aurais mieux fait de rester dans ma tour pourrie à rêver éternellement de vous revoir, comme ça au moins, je n’aurais rien vu de ce qui va fatalement arriver si tu restes ainsi prostré et muet comme la pierre tombale bien bétonnée qui t’attend !

    Et toi ma Dame, qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi restes-tu là sans rien dire ? Ah, vous me tuez tous les deux ! La prochaine fois que je meurs, je ne reviens plus, ça je vous le garantis ! À quoi bon renaître et renaître éternellement si c’est pour collectionner les désillusions ?

    Je n’ai vraiment plus envie de revenir si vous n’êtes plus là pour m’accueillir ! Vous êtes devenus ma raison de vivre depuis que je me suis incarné en ces lieux pour la première fois. Souvenez-vous, je vous en conjure ! Rappelez-vous ces merveilleux moments que nous avons vécus tous ensemble !

    Son discours se termine en un miaulement plaintif, presque désespéré. Il est passé d’un seul coup de la fureur au chagrin. Ô oui, je me souviens mon sage ami à quatre pattes ! Comment oublier quand on ne sait que trop bien comment va se terminer l’histoire ?

    J’entends ce que Chat ne dit pas : « Ah, que j’ai mal de vous voir ainsi tous les deux. On dirait des morts-vivants… Que faites-vous ? Que fais-tu Arbre ? »

    Ce que je fais, Chat ? J’engrange les souvenirs justement ! Pendant que je le peux encore…

    Sa voix si chère, qui lui vient, dit-il depuis toujours, du vieux Sage qui squatte son cerveau de félin, reprend son monologue. Il est plus calme mais sa colère rentrée n’en a que plus de virulence.

    - Nous devions nous battre. Rassembler nos forces et lutter… Tu devais te battre, comme tu l’as fait autrefois lorsque les Hommes se sont attaqués à ce que tu avais, à ce que tu as encore aujourd’hui de plus cher. Pourquoi as tu renoncé ? Est-ce l’arrivée en solitaire de ce traître de Voyageur alors que tu t’attendais à affronter tes deux adversaires ensemble ? Est-ce l’innocence de son autre compagnon la deuxième fois qu’il est venu? Est-ce la mort du Voyageur qui t’affecte si fort que tu en en as perdu toute envie de lutter ?

    Tu lui as parlé à ce vieux débris et tu t’es fermé à toute investigation mentale de ma part durant votre échange …Que t’a-t-il raconté qui te fasse changer d’avis ? Pourquoi est-il mort juste après ? Que lui as-tu fait à lui que tu n’as voulu faire à l’Autre ? Il n’avait plus une goutte de sang dans le corps quand tu l’as déposé à tes pieds mais il paraissait si paisible, si heureux ! C’est une bien douce punition que tu sembles lui avoir infligée pour prix de sa trahison ! C’eût été trop bon pour l’Autre je suppose mais de là à le laisser s’en aller libre comme l’air ! C’est quoi le deal ? Tu fourbis des armes autrement plus meurtrières peut-être ? Parce qu’il va revenir ce barbare et lui, il en aura des armes, crois-moi ! Et de bien plus redoutables que la tronçonneuse qui vint à bout de toi autrefois ! Alors je t’en prie, dis-moi ! Que je ne meure pas idiot !

    - Tu ne vas pas mourir mon ami. Et tu n’es pas idiot. Pour le Voyageur, j’ai fait ce qu’il m’a demandé. Il s’est avisé un peu tard de son erreur mais il était sincère dans sa démarche. Il pensait avoir trouvé son alter ego, obnubilé qu’il était par la peur de mourir sans avoir pu transmettre son secret… 

    - Ah ! Tu me réponds enfin ! Alors s’il te plaît pas de salades, je le saurai si tu m’en sers, sois en sûr ! Pour ce qui est de la sincérité du vieux Voyageur…

    - Je ne sais au juste à combien de réincarnations tu en es et tu n’as pas changé d’un poil ni d’une vibrisse ! Toujours à m’interrompre à tous propos  Chat !

    - Non, moi je n’ai pas changé mais toi, si ! Autrefois tu…

    - Il suffit diable de matou, laisse-moi continuer ! Le Voyageur a fait amende honorable. Son repentir était sincère. Pour le mal qu’il nous a fait en toute inconscience pourtant, il a payé le prix du sang. Il a compris en me voyant que mes forces déclinent et il a choisi de mourir en me donnant le peu de vie qui coulait encore dans ses veines. Voilà pourquoi il était si pâle et si serein lorsque je l’ai déposé à mes pieds. Il m’a tout dit Chat. Tout confié de sa vie à partir de ce séjour mémorable qu’il a fait ici. Je savais qu’il s’était épris de ma douce compagne. Quel humain pourrait lui résister ? Moi un arbre, je ne l’ai pu !

    Sur la planète entière, il a cherché en vain son égale. Sur la planète entière, il a tenté de découvrir un lieu qui ressemble au Jardin sans jamais y parvenir. Il a vécu toutes ces longues années avec le souvenir obsédant de notre Paradis oublié et de ses hôtes. D’Elle surtout qui lui a ravi le cœur en toute innocence puisque c’est moi qu’elle aimait. Il le savait. Alors il est parti parce que c’était un honnête homme. Il ne l’a jamais oubliée et il ne voulait pas mourir sans l’avoir revue une dernière fois mais il ne voulait pas refaire seul cet ultime voyage. Une espèce de parcours initiatique à ses yeux de jeune aventurier d’alors puisque après cela il n’avait plus jamais regardé le monde de la même façon, cherchant désormais à déceler en chaque lieu qu’il visitait, cette étincelle de magie qu’il avait vu briller ici. C’est ce don de voir au-delà des apparences qu’il désirait plus que tout transmettre avant de disparaître.

    - Tu parles bien Arbre  et je comprends tes arguments mais qu’avait-il besoin de partager le secret du Jardin avec ce menteur qui dit vouloir recommencer à construire plus beau alors qu’il ne pense qu’à élever des tours de plus en plus hautes ?

    - Je te l’ai dit, il était pur et sincère. Incapable de voir le mal même quand il l’avait sous le nez. Il désirait tant un héritier capable de croire en la magie, comme lui. Capable de voir ce que lui avait vu ici. Il était persuadé de l’avoir trouvé en ce  bétonneur  qui rêvait de revenir à ses premiers idéaux de bâtisseur prétendait-il. Qui peut lui en vouloir ? Pas moi ! Ne rêvons-nous pas tous de laisser quelque chose derrière nous qui nous survive à travers nos enfants ? L’héritage d’une vie ! C’est légitime non ?

    - C’est légitime je veux bien l’admettre mais alors toi, que vas-tu laisser en héritage à la descendance de vos enfants lorsque ce fourbe faussement repenti aura saccagé notre monde avec ses engins meurtriers ?

    - Il ne saccagera rien !

    - Qu’en sais-tu

    - Je sais, c’est tout !

    - Et tu ne m’en diras pas plus !

    - Pour quoi faire tête de mule puisque tu n’y pourras rien changer ?

    - Tu me parais bien fataliste pour un arbre tellement belliqueux par le passé qu’il en a détruit toute une ville armé seulement de la force de sa volonté  et de l’incomparable vigueur de ses racines !

    - Il se trouve que je n’ai plus ni la force mentale ni la vigueur physique dont je bénéficiais en ce temps-là. Non, même si je le voulais encore, je ne pourrais désormais plus mener ce genre de bataille mon ami, tu le sais très bien !

    - Mais… avec les Gardiens… et ces fameux renforts que tu attends…on pourrait…

    - La vieille garde a rendu les armes Chat. Demain dès l’aube, les cendres de ces dévoués serviteurs seront enfouies à mes pieds avec celles du Voyageur, selon leur désir.

    - Et le dernier arrivé au hameau, cet homme si affable avec sa charmante et courageuse compagne ?

    - Ce brave là ? Embauché si tard par rapport aux autres, qu’il n’a pas eu grand travail depuis qu’il réside au hameau, il va bientôt se demander à quoi il aura servi finalement mais sa femme et lui vont hériter d’un rôle dont-ils ignorent encore la teneur. Pour l’heure, la tâche du dernier de mes Gardiens, consiste à veiller aux funérailles de ses compagnons, aidé en cela par les quatre qui ont choisi de vivre encore un peu.

    - Ah ! Parce qu’ils ont la chance de choisir eux ?

    - Pas la chance mon ami, le courage ! Un courage exemplaire doublé d’une abnégation hors du commun ! Ils ont fait largement plus que leur temps et ils sont fatigués. Ils attendent la mort comme on attend la délivrance !

    - Si comme toi ils ne sont pas capables de repousser les ennemis qui ne tarderont plus à se pointer ici, qu’allons nous faire, tu veux bien me le dire ?

    - Je dispose d’une arme secrète Chat ! Une arme bien plus puissante que celles dont usent et abusent les humains pour s’entre tuer comme des sauvages depuis que le monde est monde.

    - Tes renforts ?

    - Ils seront les bienvenus et je les attends certes avec impatience mais il ne s’agit pas d’eux… Non ! C’est encore plus dévastateur que cette formidable armée en chemin vers notre Jardin.

    - Me diras-tu à la fin ?

    - Pas la peine crois-moi, tu verras bien assez tôt !

    Un peu vexé que je ne lui en confie pas d’avantage, il me tourne le dos…

    - Bon, je vais chasser ! Ce sera peut-être mon dernier repas après tout, alors autant que j’en profite avant d’être moi-même chassé d’ici par la force des monstres chenillés…Qui sait où je serai demain ? Dans les limbes à attendre ma prochaine réincarnation sans doute ! À moins que cette fois, je ne choisisse, comme tes Gardiens, de mourir tout de bon ! J’en ai assez vu pour ne plus avoir envie de revenir, crois-moi !

    Miaule-t-il vindicatif avant de s’éloigner de sa démarche souple et altière. Je trouve mon cher ami matou beaucoup plus ombrageux qu’autrefois ! Est-ce dû à son séjour chez cet homme qui s’apprête à envahir notre monde  dans le seul but de le détruire ?

    Que n’ai-je, comme lui, la possibilité de m’éloigner un peu de ce lieu pour réfléchir dans le calme à cette décision qui va bouleverser ma vie …

    - Ils arrivent. Murmure mon aimée, brisant enfin le mutisme où elle s’est enfermée depuis la mort du Voyageur.

    Mais moi, j’ai cru entendre : «  Il arrive »

     


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  • Le lendemain, ils ont retrouvé son corps sans vie au pied d’un arbre. Il avait laissé une lettre qui disait, entre autres choses, qu’il voulait être incinéré et que ses cendres soient mêlées à la terre à l’endroit même où on l’avait trouvé avec pour seule épitaphe écrite de sa main sur un autre bout de papier, ces mots que l’on devait lire à voix haute puis enfouir avec ses restes : « J’ai voyagé libre. J’ai vieilli prisonnier de mes rêves. J’ai payé mes erreurs et je suis mort heureux et libéré puisque ceux que j’ai trahis m’ont pardonné en me permettant de choisir ma mort et de vivre ici pour l’éternité. Que ce lieu où je dors, demeure à jamais  tel que je l’ai retrouvé ! C’est mon dernier rêve. ». Et c’était à moi qu’il avait confié cette funèbre tâche.

    Qui avait-il trahi ? Un arbre, des trolls, des fées, un vieux chat mort depuis des lustres ? Et qu’est-ce que ça voulait dire choisir sa mort ? S’était-il suicidé ? La lettre qu’il m’avait laissée tendait à accréditer cette hypothèse. C’était son testament en bonne et due forme, sous pli cacheté, signé de sa main en présence d’un notaire et de deux témoins attestant de sa validité mentale au moment où il l’avait écrit. En l’absence de toute autre famille, il m’y désignait comme son seul héritier et me léguait la totalité de ses maigres biens sur cette terre : son havresac qui contenait  sa machette, une antique boussole, son dernier carnet de voyage et une clef qui devait être celle de ce minuscule appartement qu’il me laissait aussi et où il m’avait invité plusieurs fois pour me montrer l’incroyable fatras d’objets hétéroclites ramenés de ses périples autour du monde. Les souvenirs de toute une vie qui allaient par ce legs devenir les miens. Sur l’enveloppe, il avait rajouté : « Je ne peux m’être trompé à ce point… »

    Je n’ai toujours pas compris ce qu’il entendait par là ou alors il était vraiment fêlé le papy ! Quoi qu’il ait voulu me dire, je refusais tout net de m’appesantir sur le sens réel de ce testament cependant, j’ai pris sur moi afin de respecter au moins l’une de ses dernières volontés : lui donner dignement, avec tout le sérieux et la solennité requis, la sépulture qu’il demandait. Je lui devais bien ça ! Heureusement, le pépé grincheux et autoritaire ne m’a pas contraint à assister à la partie la plus horrible de ces étranges funérailles probablement illégales : le Voyageur souhaitait être incinéré, nu et intègre comme au jour de sa naissance au cœur même de ce Jardin oublié dont le souvenir l’avait poursuivi sa vie durant.

    De loin, j’ai vu monter vers le ciel bleu, un léger nuage de fumée grisâtre en même temps que parvenaient à mes narines les infectes relents de la chair brûlée. C’est probablement cela qui a piqué mes yeux et fait couler mes larmes…

    Puis, je suis enfin entré dans cette maudite forêt pour y sceller un marché de dupes qui venait de coûter une vie. À cela près qu’un seul des deux signataires avait été dupé, j’en conviens aujourd’hui.

    Il y avait là, tous les habitants du hameau, extrêmement âgés en dehors du quinquagénaire et de sa femme.

    Étaient-ils présents parce que je leur avais dit que le vieux voyageur n’avait aucune famille ou pour vérifier que j’accomplissais bien ses dernières volontés ?

    Ils formaient un groupe vraiment très curieux. Paradoxalement, leur grand âge ne les amoindrissait pas. Bien au contraire, il leur conférait une aura de puissance incroyable. Oui, ces femmes et ces hommes, si vieux qu’ils paraissaient avoir vécu plusieurs vies, étaient impressionnants. Droits, fiers et silencieux, ils imposaient naturellement le respect.

    Ils étaient rassemblés à l’ombre de ce grand arbre biscornu qui avait recueilli le dernier soupir du vieil homme. Le chef  reconnu du village tenait presque dévotement contre son cœur, la simple petite boîte en bois qui contenait les cendres du défunt à peine soustraites au bûcher encore fumant.

    Était-ce l’Arbre dont m’avait si souvent parlé le voyageur ? Quoique d’une essence que je ne connaissais pas et d’une taille assez imposante il est vrai, il n’avait quand même rien d’extraordinaire et je l’imaginais mal me faisant la conversation. Si je n’avais été si chagriné par la mort soudaine de mon guide, j’eusse éclaté de rire à cette idée saugrenue d’un arbre m’adressant la parole, ceci au risque d’encourir les foudres conjointes de ces statues marmoréennes de « Grands Commandeurs » qui me faisaient face, de la réprobation plein les yeux car en effet, les regards scrutateurs de ces très dignes et très vénérables vieillards étaient tous fixés sur moi. Ainsi alignés en rang d’oignons, ils me faisaient penser à des soldats au garde à vous devant la dépouille d’un haut dignitaire. Était-ce bien de l’accusation que je croyais voir dans leurs yeux  ou n’était-ce que le reflet de mes propres remords d’avoir entraîné un si vieil homme dans cette aventure ?

    Non, à bien y réfléchir, c’était quand même bien lui qui m’y avait entraîné. J’avais juste surestimé ses forces après tout ! Sans compter la possibilité qu’il ait reçu lors de notre accident un mauvais coup que ni moi ni nos honorables hôtes n’avions décelé ? Mais alors, pourquoi aurait-il emmené son testament avec lui ? Non décidément, c’était la thèse du suicide qui était la plus probable. Et peu importe finalement, comment il avait trépassé. Il était mort, c’était ma seule certitude ! Il fallait donc que je cesse de me triturer les méninges inutilement !

    J’ai lu l’épitaphe du Voyageur avec une certaine émotion même si je n’en comprenais pas tout le sens caché. Puis je me suis agenouillé et j’ai déposé la boîte contenant ses cendres dans le trou creusé au pied de l’arbre où il s’était endormi pour toujours.

    - Merci ! Ai-je murmuré en la recouvrant de terre.

    Et si bas que nul ne pouvait m’entendre, sans trop savoir pourquoi j’éprouvais le besoin de le faire, j’ai ajouté :

    - Pardon !

    Quand je me suis relevé, les membres de l’étrange garde prétorienne avaient disparu sans faire le moindre bruit.

    Instinctivement, j’ai regardé l’heure à ma montre.

    « J’ai le temps ! » Me suis-je dit.

    Je l’avais et je l’ai pris. J’ai regardé autour de moi. J’ai écouté. J’ai parcouru de vieux sentiers… « Des sentiers ? »

    Si j’ai un moment tremblé en pensant à ces hordes d’animaux sauvages assoiffés de sang censés régner en maîtres sur ce lieu abandonné des Hommes que les habitants du hameau selon leurs propres dires, avaient toujours pris grand soin d’éviter jusqu’à ce jour, je me suis souvenu du conte de fée dont m’avait abreuvé le vieux voyageur sentimental. À l’en croire je n’avais rien à craindre ici. C’était le royaume d’un arbre tout puissant et d’une dame nature plus rayonnante qu’une aurore boréale !

    J’ai eu beau chercher, je n’ai rien vu qui ressemble à ce qu’il m’avait décrit avec force détails.

    Je n’ai croisé ni chiens aux crocs baveux ni chats sauvages aux griffes cruelles ni renards enragés ni rats géants… Seules preuves de la faune de ces sous-bois, j’ai entendu au loin le galop étouffé d’une biche ou d’un cerf puis un peu plus tard, le piétinement rageur d’un sanglier peut-être et bien sûr, omniprésents, les chants des multiples espèces d’oiseaux qui peuplent les branchages et les fourrés mais pas d’enfants-arbres nus et verts au rire cristallin, pas de déesse à la beauté ensorcelante. Pas plus que d’arbre aux pouvoirs miraculeux et à langue aussi bien pendue que celle d’un tout aussi imaginaire chat borgne télépathe.

    Sous la mousse, les fougères et autres plantes des bois envahissantes, pas de ruines d’une ville soi disant détruite autrefois par les racines vengeresses du roi des arbres, aidé de ses congénères pour je ne sais plus quelle obscure raison. De cette ville anéantie n’aurait miraculeusement résisté au cataclysme qu’une seule maison ayant appartenu à la fameuse déesse avant qu’elle ne soit métamorphosée en femme-arbre par son végétal amoureux ! Une maison qui, aussi invraisemblable que cela paraisse, serait encore debout aujourd’hui. Or, je n’ai pas vu de maison dans les parages. Pas même un pan de mur à-demi écroulé qui en aurait prouvé la présence passée.

    Ce que je découvrais au fil de ma promenade, n’était ni une forêt interdite frappée de cette terrible malédiction dont m’avaient mis en garde les villageois ni ce Paradis perdu qu’avait tellement voulu retrouver mon vieil ami. Non, rien n’était venu corroborer ces sornettes que ce soit dans un sens ou dans l’autre ! Ce que je voyais, c’était une forêt plus dense et sauvage que celles  préfabriquées  et propres comme des sous neufs que je connais, ça c’est sûr ! Mais néanmoins, ce n’était rien qu’une forêt ordinaire, traversée par une rivière et nantie d’un vaste étang aux eaux glauques probablement très poissonneuses qui, une fois nettoyé et aménagé, serait avec le petit cours d’eau paisible, du plus bel effet dans ma future ville ! La ville que j’allais enfin pouvoir construire !

    Mais avant cela, j’allais devoir couper, élaguer, débroussailler…Mon rêve à moi, bien plus réaliste que celui de mon compagnon d’aventure disparu, prenait corps à chacun des pas déterminés qui me ramenaient au hameau…

    Comme si tout se liguait en ma faveur, ma voiture quelque peu cabossée certes, mais en bon état de marche, m’attendait là-bas. Et dans la boîte à gants, il y avait mon cher portable qui, contre toute attente, fonctionnait parfaitement lui aussi.

     

    Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’organiser ma fois ! Sitôt revenu à la « Bétonnière », j’ai mis en branle tout le dispositif.

    Acquérir le terrain, m’entourer de partenaires sérieux et compétents, débloquer les capitaux de départ, contacter les entrepreneurs pour le premier gros œuvre : en l’occurrence, rendre le terrain constructible au plus vite. J’ai attendu assez longtemps avant de pouvoir réaliser mon plus beau rêve !

    « En souvenir de toi, grâce à qui j’ai découvert mon paradis perdu personnel, cher vieux fou rêveur, je baptiserai ma ville Le Jardin » Ne cessais-je de me répéter, comme pour me faire pardonner.

    Mais me faire pardonner de quoi au juste ? Je n’avais jamais menti au Voyageur. Il avait toujours su que j’étais architecte et que je rêvais d’une terre vierge pour bâtir mon propre rêve. À défaut de l’île inhabitée dont j’avais tout d’abord rêvé pour mon projet, c’est une forêt vierge et tout aussi vide d’habitants, fussent-ils des arbres qui parlent, des fées ou des gnomes, que j’avais finalement trouvée !

    Je dois reconnaître pour la défense de mon ami défunt, qu’il avait raison sur certains points. Son paradis de verdure avait tout de même quelque chose d’étrange à bien y repenser et en ce sens, il méritait un peu son surnom de « Forêt interdite »

    Je me souviens de l’idée furtive qui m’a traversé alors que je le parcourais pour en mesurer toutes les possibilités.  « Des sentiers ? » M’étais-je demandé. Pour vérifier ce qui me titillait depuis ce fameux jour, j’y suis retourné. D’abord en voiture, accompagné d’un géomètre afin de rentabiliser au mieux mon expédition, puis je l’ai survolée à moyenne altitude en hélicoptère. Et ce que j’ai constaté m’a tout de même questionné, je l’avoue.

    Primo, contrairement à la plupart des autres vastes étendues forestières naturelles que je connais, celle-ci n’est parcourue par aucune route, chemin ou sentier de randonnée comme c’est le cas dans toute forêt qui se respecte, même s’il en reste peu de cette sorte dans ce monde hyper industrialisé. Si tant est qu’il y en ait eu autrefois, puisque paraît-il c’est une ancienne ville détruite par je ne sais plus quoi, il n’y en a plus trace visible. Aucune voie de circulation n’y pénètre, si petite soit-elle et aucune n’en sort. Des quatre entrées principales qu’elle était censée posséder autrefois, aucune ne subsiste. Pas la moindre trace…La forêt interdite est pareille à une forteresse sans porte.

    Secundo, d’assez loin et ce très bizarrement ça c’est sûr, la forêt est comme délibérément isolée, contournée par les nationales, les voies ferrées et les autoroutes, les petites départementales ou les chemins vicinaux. Je me rappelle très précisément que la guimbarde du hameau nous a déposés le Voyageur et moi en pleine friche à environ cinq-cents mètres de l’entrelacs de broussailles et de buissons qui encercle les lieux. Qui le protège serait plus exact si je n’avais pas peur de me ridiculiser en avançant cela ! Et avant d’y parvenir nous avions roulé d’abord sur un chemin cahoteux plein d’ornières puis très vite, à travers champs cultivés et jachères fleuries. Tout bien calculé, l’espèce de no man’s land qui isole la forêt du reste du monde , s’étend donc sur un rayon de 5 à 8 kilomètres autour de ces remparts végétaux faits de buissons d’épineux particulièrement resserrés et de hautes herbes telles qu’on peut en voir dans la savane africaine. Le tout forme une barrière naturelle si dense qu’elle stoppe brutalement toute approche de ce lieu étrange. Allez, fi du ridicule, on peut finalement dire qu’en vérité, elle le protège et même assez efficacement !

    Tertio enfin, bien que ce soit en tous points une forêt sauvage, en y revenant j’ai enfin touché du doigt, du pied devrais-je dire, ce détail troublant qui m’avait interpellé la première fois que je l’avais parcourue. Dans l’inextricable fouillis de végétation envahissante au milieu de laquelle j’avais dû me frayer un chemin, j’avais pu de temps à autre marcher sans difficulté sur de petits sentiers dégagés, comme dessinés au gré du temps par des pas humains.

    Il y en plusieurs en fait, qui partent curieusement tous de l’arbre tordu sous lequel le Voyageur à trouvé la mort. Une coïncidence sans nul doute. Deux sont plus marqués. L’un mène au grand plan d’eau stagnante dont il fait le tour, le deuxième conduit quasiment à l’endroit où le Voyageur à pénétré. Les autres sont plus difficilement repérables car ils zigzaguent de façon totalement erratique à travers les sous-bois et les clairières et le plus souvent, ils mènent à la rivière ou à l’étang.

    Sont-ce les pieds de la divine créature mi-arbre, mi- femme dont mon vieil ami m’a littéralement soûlé qui les ont tracés ? Je me garderais bien de croire à ces fadaises. Plus terre à terre, je penche plutôt pour des passages naturels formés par les animaux au fil des années.

    Autre chose, cette fois encore, j’ai eu la sensation vivace d’être observé. Pire, jaugé, jugé et condamné. J’impute cette idée hautement fantaisiste, à l’impalpable présence de l’âme du Voyageur qui erre probablement en ces lieux à présent.

    Qui d’autre cela pourrait-il être ?


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  • L’itinéraire d’un bâtisseur

     

    Je suis un voyageur. Si je parcours le Monde

    C’est par- delà les airs, sur des ailes d’argent.

    Je sais pour l’avoir vu que la Terre est bien ronde,

    J’en connais chaque mer et chaque continent.

     

    Comme d’autres l’ont fait, devant les Pyramides

    J’ai rêvé bien souvent d’être un grand pharaon

    Et je me suis senti tel un enfant timide

    Au pied de l’Acropole ou face au Parthénon.

     

    Sous mes doigts j’ai senti de maintes vieilles pierres,

    L’inestimable grain, la patine du temps

    Mais elles ne recèlent nul troublant mystère

    Pas plus qu’une hirondelle ne fait le printemps.

     

    Car sous mes doigts aussi s’ébauchent des bâtisses,

    Des temples imposants de verre et de béton.

    Ils montent vers le ciel jaillis de mes esquisses,

    Redessinant pour moi la ligne d’horizon.

     

    Là où je passe naissent de nouveaux espaces

    Et je cherche sans cesse le jardin perdu,

    L’île vierge oubliée où imprimer ma trace,

    Où inscrire mon nom sur un sol encor nu.

     

    Je suis un bâtisseur et ma quête incessante

    Me mènera toujours de rivages en grèves,

    Vers ces autres ailleurs, ces terres enivrantes

    Où je ferai surgir les cités de mes rêves.

     

    A-M-Lejeune

     

     

    Le Bâtisseur

     

    Enfin, je vais pouvoir réaliser mon rêve le plus exaltant et le plus ancien : ériger une ville entière.

    Ma ville !

    Celle que j’ai imaginée dans ses moindres détails pendant mes études d’architecture et dont j’ai mille et mille fois redessiné les plans dans ma tête depuis ma sortie de l’école, premier de ma promotion et promis à un avenir des plus prometteurs.

    Ah ces plans fantastiques ! Ils m’ont tenu éveillé tant de nuits que j’ai fini par les concrétiser à coups de crayons déterminés et enthousiastes avant de les numériser en 3D sur mon ordi pour ne pas devenir fou. Combien de fois ne les ai-je pas épluchés entre deux chantiers stériles pour me remotiver, continuer à croire en cette profession où règne autant qu’ailleurs si ce n’est plus, la dure loi de la jungle ? Un métier où il faut non seulement pour réussir mais pour se maintenir sur la plus haute marche, rabaisser d’autant ses aspirations utopiques tout en écrasant ou en faisant tomber sans état d’âme si possible, tous ceux qui tentent en même temps que vous d’atteindre le sommet convoité…

    J’ai trouvé mon « île vierge oubliée », la terre promise où s’élèvera, magnifique, la cité de mes rêves. Elle était sous mes yeux pendant toutes ces années et je ne l’avais pas vue. À la fois si proche en termes de kilomètres et si loin de cette grande ville où j’ai fait maints séjours par le passé, tant on l’ignore aux alentours,

    Il aura fallu ma rencontre inespérée avec un vieux radoteur dans cette autre mégalopole où je m’étais égaré, pour découvrir le Paradis perdu qu’espèrent trouver beaucoup de mes semblables. Car même corrompu par l’argent facile chacun de nous entretient la même grandiose idée : réaliser l’œuvre de sa vie. Celle capable de réconcilier l’ambition blasée du maître accompli et le fervent idéal de l’élève utopiste. Mais pour y parvenir, il faut avoir accumulé du pouvoir, beaucoup de pouvoir. Or, ce pouvoir réside en premier lieu dans l’argent capable de tout vicier mais également d’enfoncer tant de portes blindées…

    J’ai ce pouvoir aujourd’hui. De l’argent, j’en ai plus qu’il ne m’en faut et les banques sont disposées à m’en prêter bien plus encore. J’ai également de hautes relations, des appuis sûrs et influents que mon idée intéresse et qui sont prêts à la soutenir, voire même à y investir leurs deniers. Bien entendu, j’ai naturellement la connaissance des lois requise en matière d’urbanisme et en prime, je possède désormais l’endroit propice à la réalisation de mon plus cher projet. Je l’ai quasiment acquis pour une bouchée de pain. Cette forêt oubliée de presque tout le monde et dont la réputation sulfureuse n’est jamais qu’une légende pour enfants pas sages ou pour vieux voyageurs un rien gâteux, n’appartenait en fait à personne. Personne ! Si ce n’est au domaine public dont je n’ai eu aucun mal à convaincre les représentants de l’utilité de mon projet. S’il y a eu des héritiers, ils sont tous morts. J’ai eu beau chercher dans les archives du cadastre régional, je n’ai trouvé nulle trace d’un quelconque propriétaire privé de cet immense terrain totalement à l’abandon, recouvert de bois mal entretenus et entouré d’une véritable jungle de ronciers gigantesques qui ont fini par faire tomber les kilomètres d’anciens grillages à présent rouillés qui le cernaient.

    Ah, il y a du travail ! Beaucoup ! Mais les grands défis ne m’ont jamais fait reculer, bien au contraire ! Plus ils ont l’air insurmontables, plus ils me stimulent.

    Je jubile malgré la pointe de remord qui m’envahit. Il était bizarre mais je l’aimais bien mon guide. Il y croyait à sa forêt magique peuplée de fées, d’arbres, de chats qui parlent et d’enfants végétaux. Pauvre vieux fou ! Ses rêves ont eu raison de lui. Les miens, en dépit de la fortune qu’ils me coûtent, vont assurément me combler.

    Dieu, que mon cœur s’est mis à battre la chamade lorsque je me suis enfin retrouvé face à cette forêt sombre, presque menaçante dont il me rebattait les oreilles depuis que nous avions fait connaissance et que lui appelait « Le Jardin oublié » !

    C’était il y a un mois à peine. Je m’y revois. Je nous revois tous deux, émus aux larmes mais pas pour les mêmes raisons.

    Je me souviens que cet après midi-là, nous nous étions réveillés nauséeux d’un lourd sommeil de trois jours peuplé de cauchemars, dans la maisonnette sans le moindre confort de l’espèce de chef de tribu de ce hameau moyenâgeux perdu au milieu de nulle part.

    Nous avions été soignés et pansés des blessures -bénignes en fin de compte - subies au cours de ce stupide accident qui me revenait en mémoire.

    Hormis un mal de crâne persistant, plutôt dû à la gnole infâme qu’on nous avait fait ingurgiter en guise de premiers soins, qu’à nos plaies et bosses, nous nous sentions bien et n’avions qu’une hâte, atteindre le but que nous nous étions fixé : la fameuse forêt interdite !

    C’est donc le patriarche respecté de cette étrange communauté qui vit en autarcie quasi totale, celui-là même qui nous avait accueillis lors de notre piteuse arrivée dans ce hameau désuet, qui nous a accompagnés là-bas. Excités comme des puces, mon vieil ami et moi, nous avons pris place à l’arrière d’une patache hors d’âge dont le moteur à explosion toussait et crachait bruyamment en exhalant une fumée dont l’odeur n’était pas sans rappeler l’herbe folle et l’espèce de goutte à Jules qu’on nous avait servie pour nous réconforter. Au volant se tenait un homme que nous avions entrevu ce jour-là. À vue de nez, un quinquagénaire d’apparence affable dont le regard était néanmoins aussi affûté que le tranchant d’une épée. Nous avons parcouru ce court trajet jusqu’à la forêt sans qu’aucun des deux villageois n’ait desserré les dents. Cinq kilomètres d’angoisse et de sueurs froides à nous demander si l’antique bagnole déglinguée parviendrait entière à destination. Et nous avec !

    Arrivés devant la masse touffue et sombre de la forêt, ils nous ont laissés en plan, arguant qu’ils avaient à faire et que si nous avions besoin d’eux pour rentrer, ils le sauraient. Là-dessus la guimbarde bringuebalante a fait demi-tour et est repartie d’où elle venait en pétaradant furieusement !

    - Entrons ! A balbutié le vieux baroudeur saisi à la fois d’extase et d’une crainte irraisonnée.

    - Allez-y vous ! Moi, j’ai vu ce que je voulais voir. Je vous attends…dehors ! Ai-je conclu un brin malicieux face à son air déconfit.

    - Mais… je…je… je croyais que vous…

    - J’irai soyez-en sûr mais plus tard ! Je pense que vous serez plus à l’aise sans moi pour renouer avec votre Arbre magique et avec votre Madone des bois. Après tout ce temps, vous devez avoir des tonnes de choses à vous dire et je ne voudrais pas m’immiscer dans vos émouvantes retrouvailles, vous comprenez ?

    - Oui, oui, je comprends. M’a t-il murmuré d’un ton attristé qui démentait le propos.

    Mais je n’avais cure de le décevoir. S’il s’était mépris sur mes intentions, ce n’était certes pas ma faute.

    - Il se pourrait que je ne revienne pas…avant un certain temps. Alors si vous voyez que je tarde trop, inutile de m’attendre. Et ne vous inquiétez pas pour moi. Tout ira bien maintenant.

    La tête basse, le dos voûté, il s’est avancé à pas pesants et résignés vers la muraille de ronciers, comme s’il partait pour l échafaud plutôt que vers son Éden retrouvé. Il avait soudain l’air si vieux et fragile que j’ai failli me raviser et courir derrière lui.

    À ce moment précis, peut-être aurait-il suffi qu’il se retourne pour me demander de le suivre et je lui aurais emboîté le pas. Mais il ne l’a pas fait, alors à quoi servent les regrets ?

    Avait-il prévu l’obstacle griffu ? Du léger havresac qu’il avait emporté et dont le contenu m’intriguait, je le vis sortir une petite machette - bien aiguisée semblait-il - et commencer à s’ouvrir un chemin au cœur du rempart de mûriers et autres buissons aux épines meurtrières. Au fur et à mesure de son avance laborieuse, ses coups se faisaient plus rageurs comme s’il passait sur la féroce barrière végétale, la hargne qu’il n’avait pu déverser sur moi après l’amère déception que je lui avais causée

    Il disparut bientôt à ma vue, happé par la végétation luxuriante de son pseudo Paradis terrestre.

    Je commençais alors à l’attendre, serein, certain qu’il ne tarderait pas à réapparaître après s’être rendu compte que la « Forêt interdite », « le Jardin oublié » ou quelque autre appellation qu’on lui donne dans le coin, n’était pas à la hauteur du conte à dormir debout qu’il m’avait servi et resservi jusqu’au ras le bol.

    Mais le temps passait et il ne revenait pas

    Assis sur un monticule herbeux, les yeux fixés sur la trouée sanglante du jus des mûres éclatées, je rongeais mon frein en pestant contre ce vieillard naïf et entêté qui avait si bien réussi à m’embobiner avec ses histoires pour gamins attardés que je l’avais suivi les yeux fermés. Non pas que je regrette la découverte inespérée de ce terrain idéal pour ma future ville mais l’inquiétude m’envahissait peu à peu. Le silence était lourd, opaque, presque hostile. J’avais la sensation obsédante d’être observé à mon insu.

    Par qui ? Un maraudeur en quête d’un mauvais coup ? Ou… Ou les grands arbres au feuillage drus, là-bas, derrière les mûriers…protecteurs ?

    Punaise ! Voilà que je prêtais fois aux billevesées de ce papy déjanté ! Dans le ciel dont l’azur tournait à l’indigo, le soleil entamait en rougeoyant, sa descente vers le couchant et moi j’étais toujours-là, assis dans l’herbe, à attendre comme un con, un vieux chnoque à l’esprit dérangé.

    Dérangé ? Pas tant que ça !

    Il n’avait pas inventé l’existence de cette forêt étendue et sauvage si peu éloignée de la « Bétonnière » comme disent les autochtones du hameau ! Elle était là, à quelques mètres de moi et les hautes cimes de ses arbres aux branchages entrelacés, paraissaient me narguer. Pas me surveiller ! Non,  Personne ne me surveillait ! C’était juste l’angoisse qui me submergeait qui me faisait imaginer ces choses stupides.

    Les yeux me brûlaient à force de scruter la brèche dans laquelle le vieil homme s’était faufilé à travers les buissons épineux…Là-bas, au loin, à l’orée de la forêt menaçante… On eût dit la silhouette d’un chat… Pirate ?

    Je rêvais…

    Je divaguais entre veille et somnolence. Les paroles du voyageur me scandaient à l’oreille une vérité dérangeante : l’Arbre souverain, la Déesse verte, les enfants des cocons… Le chat borgne… la ville enfouie sous un fouillis de végétation vengeresse…Le chat borgne… Borgne comme… Comme mon Pirate !

    Je rêvais !

    Est-ce que je rêvais ?

    J’errais épuisé et perclus de courbatures sur la frange effilochée de deux mondes incompatibles, dans ce no man’s land flou, juste entre le rêve fou et la froide réalité.

    Le poids rassurant d’une main sur mon épaule me tira soudain de ma torpeur angoissée. Hébété par la tournure cauchemardesque qu’avaient prise mes pensées, je sursautai…

    - Eh mon gars ! Qué qu’vous faites donc là tout seul ? Z’avez pas r’marqué qu’la nuit tombe ? L’est où vot’ compère ?

    - Là-bas … Répondis-je balbutiant en désignant la forêt d’un index tremblant.

    - Nom de d’là ! Vous l’avez laissé y aller tout seul !

    - Je …je…

    - C’est pas Dieu possib’ ça ! Qué qu’ vous avez donc dans l’ciboulot vous, les gens d’la ville, pour vous embringuer à tout bout d’champ dans des trucs que vous connaissez pas ? C’est pas faut’ de vous avoir prév’nus pourtant !

    - Mais…

    - Y’a pas d’mais ! Vindieu d’vindieu d’nom de Dieu ! J’croyais pourtant ben qu’vous en creviez d’envie autant qu’lui de v’nir jusqu’ici ! Pourquoi qu’vous l’avez pas accompagné, hein ? Pôv’ vieux ! L’Diable seul sait c’qu’a ben pu lui arriver à c’t’heure !

    - Mais…mais..

    - La ferme ! J’en ais ras la moustache de vos mais…mais…mais…Z’êtes pis qu’mes chèvres ! Mais quoi, jeune god’lureau ?

    - Je….

    - Et pis non  tiens! Gardez les donc vos explications ! J’veux mêm’ pas savoir ! Allez hop ! Bougez-vous d’là, j’vous ramène au hameau. L’est trop tard pour les r’cherches. Y’a pu qu’à espérer qu’y s’est endormi dans un coin. Si c’est qu’ça, y risque rien d’ben méchant à part quéqu’’bonnes courbatures et si c’est pire, qu’on y aille maint’nant ou plus tard, ça chang’ra pu grand chose ! Alors On verra ça d’main.

    J’étais là, tout péteux comme un môme pris en faute, à me faire enguirlander par un pépé d’âge canonique que j’aurais pu foutre par terre d’une seule petite baffe. Je l’écoutais me parler du pire sans réagir. Je l’ai suivi, laissant derrière moi un autre vieil homme qui avait placé en moi toute sa confiance.

    Et la honte ne m’étouffait pas ! J’étais juste vexé de me faire tancer par un grand-père dont je n’aurais pas été surpris qu’il me tirât l’oreille !

     

     


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  • Les Enfants-Arbres

    … D’une même voix, nous crions notre colère. D’un même pas, nous marchons vers ce lieu qui est notre berceau commun. Notre Jardin est en danger. Nos parents sont en danger.

    La magie de notre père s’éteint petit à petit. Il en a trop usé pour nous donner une mère et lui garder son éternelle beauté, pour nous faire naître, pour sauver d’une mort certaine les imprudents qui se sont aventurés à leurs risques et périls dans son domaine où pullulent les rats, les renards, les chiens et les chats sauvages. Pour maintenir en forme sa garde rapprochée, pour nous guérir de nos blessures et des maladies contractées en dehors du Jardin.

    D’où que nous nous trouvions, disséminés que nous sommes sur la planète, nous avons senti le péril. L’une d’entre nous se souviens même de l’avoir regardé en face il y a des années de cela, sans savoir alors qu’il allait un jour s’en prendre à ce que nous avons de plus cher en dehors de nos compagnons et de nos propres enfants.

    Oui, nous vivons dans le monde du dehors, parmi les Hommes mais nous ne sommes qu’à moitié humains et si nous bénéficions d’une grande longévité, nous n’en sommes pas moins mortels. Alors penser que nous pourrions disparaître sans laisser à nos enfants et petits enfants cet héritage hors du commun qu’est le Jardin de nos parents, nous est insupportable.

    Tous autant que nous sommes, nous représentons les derniers membres d’une inconcevable fratrie. Ceux que la mort n’a pas encore agrippés de ses doigts crochus. Ceux dont les cendres ne nourrissent pas encore les pieds de notre vénéré père. Nous sommes les Enfants-Arbres, les fruits miraculeux de l’amour incommensurable de deux êtres que rien ne prédestinait à vivre ensemble de par leur nature en apparence totalement dissemblable. Arbre, notre père magnifique et tendre et la Dame verte, notre mère bien-aimée si belle, si douce, si éternellement jeune mais dont le sein généreux ne donne plus de lait-sève depuis si longtemps puisqu’elle n’enfante plus.

    Nous savons qu’en elle brûle la nostalgie de ces printemps fabuleux qui nous voyaient sortir tout nus et verts de nos cocons de branches. Nous savons aussi que notre père souffre en silence de la voir trop souvent le regard perdu au-dedans d’elle.

    Ils se taisent chacun leur côté mais ils ont beau ne pas les dire, leur osmose est si profonde qu’ils ne peuvent réellement se cacher leurs tourments. Pas plus qu’ils ne peuvent le faire pour nous, aussi loin que nous nous trouvions du Jardin. Il existe entre nous tous, que nous le voulions ou non, un lien puissant et solide qui vibre de toutes nos émotions, de nos joies à nos peines. Ces vibrations se propagent par les racines de nos frères les arbres et par nos ondes psychiques, qu’elles soit à-demi humaines ou totalement végétales. C’est de cette façon que nous avons appris le danger qui rôde chez nous, là-bas, autour de l’enceinte touffue de la « Forêt interdite ». D’énormes monstres mécaniques sans âme et des équipes de robots humains diligentées par un autre robot humain froid et calculateur, s’ébranlent en ce moment-même et vont être acheminées vers notre monde pour le détruire. La vieille ville écroulée, enfouie sous la végétation est prête à se venger. Si nous ne parvenons pas à stopper le bras d’acier armé par l’Architecte, telle le Phénix, elle va renaître de ses cendres, plus haute, plus vaste que l’ancienne et c’en sera fini du Jardin oublié et de sa magie.

    Que deviendra notre mère ? Elle, elle ne peut plus vivre dehors. Elle est trop…végétale à présent. Depuis qu’elle y est revenue, quasi mourante il y a des lustres de cela, elle ne l’a plus quitté. En serait-elle capable que probablement, elle refuserait de revenir vivre parmi les Hommes. Ce monde d’humains inhumains lui a fait trop de mal ! Quant à notre père par tous les pores de notre peau, par la moindre goutte de sang-sève qui coule dans nos veines, nous savons…Non ! Ce mot hideux ne franchira pas nos lèvres.

    Hâtons-nous ! Le temps qui court joue contre nous.

    Là-bas au hameau, le premier des Gardiens vient de rende l’âme, suivi presque aussitôt par tous les plus anciens de ses compagnons. Lorsque la sève que notre père avait introduite dans leurs veines et mêlée à leur sang a cessé de couler éteignant une à une ces étincelles de vie végétale qu’il avait allumées en eux, nous l’avons ressenti instantanément dans notre propre cœur comme une blessure sanguinolente. Alors, nous avons su que le moment était venu. Pour défendre nos parents contre les manigances de l’intrus, il ne reste désormais que le dernier promu de ce corps d’élite exceptionnel, entouré de son épouse et de quatre survivants affaiblis qui ont choisi de surseoir encore un peu à cette extinction programmée et souhaitée par eux tous, des Gardiens du Jardin oublié…


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  • Le dernier Gardien

     

    Nos deux « invités » dorment comme des masses. Ils vont se réveiller avec une de ces gueules de bois ! La dose impressionnante de grog à l’eau de vie maison qu’on leur a servie pour les réchauffer y est pour quelque chose ! D’autant que la compagne de mon vieil ami y a discrètement ajouté quelques gouttes d’une potion de sa composition qui va les assommer pour au moins trois jours.  Je devrais en rire, je m’en garde bien car en vérité leur arrivée n’est pas de bon augure et ne prête pas à la plaisanterie.

    Nous n’ignorions pas qu’ils allaient se pointer chez nous mais nous ne sommes pas pour autant allés leur porter secours. Il fallait qu’ils soient crevés, au bout du rouleau quand ils arriveraient. C’est que ça n’a l’air de rien mais il y a une sacrée trotte de l’embranchement où ils ont laissé leur voiture jusqu’au hameau des Gardiens. Et avec la pluie battante par-dessus le marché…

    Finalement leur accident est une aubaine parce qu’il nous donne du temps supplémentaire pour les convaincre de la vanité de leur projet. Et ceci bien que l’Arbre nous ait avertis que ça ne servirait à rien…

    Quand ils ont fait leur apparition, fourbus, trempés jusqu’aux os, grelottant de froid ainsi que nous l’avions escompté, mon vieil ami était à son poste, comme lors de mon passage impromptu. La pluie avait cessé fort à propos. Un soleil joyeux l’avait remplacée. Il était assis sur son banc sous le grand chêne, son éternelle pipe de bruyère à-demi éteinte à la lippe, comme plantée entre ses longues bacchantes de gaulois et sa barbe blanche broussailleuse. Il caressait avec application le gros chat roux lové sur ses genoux - le même qu’alors - et un chien efflanqué était couché à ses pieds… Pas le même lui. L’autre, celui dont je me souviens encore comme si c’était hier, est mort depuis quelques années de sa belle et paisible mort de vieux chien de garde qui a bien servi son maître. Lequel maître en dépit de son très grand âge, paraît aussi vert que lors de notre première rencontre. Pas étonnant, vu que mon épouse et moi, grâce à la sève de l’Arbre évidemment, nous avons l’air d’avoir le même âge que lors de notre arrivée.

    - Je ne peux mourir mon jeune ami ! Pas avant que le sort du jardin et de son souverain ne soit réglé.

    Ne cesse-t-il de me dire depuis mon intronisation au sein de la communauté des Gardiens.

    Et voilà que le destin a pris la forme de ces deux larrons aussi dissemblables que le jour et la nuit : le premier, un vieillard qui se dit voyageur au long cours, grand marcheur devant l’Éternel mais qui ne crapahute probablement plus depuis bien longtemps vu son état de délabrement avancé. Le second, un jeune godelureau d’une quarantaine d’années dont l’occupation favorite est d’empiler à tout va  des cubes de béton, tels ceux dans lesquels je vivais avant de m’exiler ici de mon plein gré avec ma douce et altruiste moitié dont l’abnégation est immense, puisqu’elle a renoncé pour moi au confort de la ville.

    Pour en revenir à nos deux intrus, harassés, si pitoyables qu’ils avaient l’air de sortir tout droit d’un égout tant ils étaient noyés par les averses orageuses, crottés par la boue des ornières dans lesquelles ils avaient mainte et mainte fois glissé, couverts de bleus et de plaies récoltés à la suite de leur stupide accident, ils sont donc tombés comme de juste sur ce bizarre paysan d’un autre âge avec son drôle de sabir. Un rôle qu’il tient à la perfection le bougre, je suis bien placé pour le savoir.

    Ils avaient mal partout, crevaient de faim mais aussi de soif malgré la pluie. Pour le premier des Gardiens rien de plus facile dans ces conditions que de les entourlouper

    - Ben mes pauv’gars ! Faites peine à voir ! Nom de d’là ! D’où c’est t’y qu’vous v’nez comme ça ?

    Et les deux loques détrempées de raconter leur triste mésaventure sans se faire prier. Comment auraient-ils pu deviner que leur interlocuteur savait déjà tout et qu’en réalité, ils venaient d’aboutir innocemment dans le traquenard tendu tout exprès pour eux. Sauf que leur dérapage incontrôlé lui, n’était pas de notre fait ni de celui de l’Arbre malgré sa grande puissance ; ça, c’était juste un cadeau inespéré du hasard. Enfin, pas tout à fait cependant, puisque Pirate, Chat devrais-je dire, titillé plus ou moins consciemment par les voix de ses amis du Jardin de plus en plus proches, avait opportunément choisi ce point du parcours pour faire comprendre au Voyageur à qui il avait réellement affaire. Une révélation qui n’était pas censée provoquer un fou rire chez le vieux, ni par conséquent la dangereuse réaction de surprise chez son chauffeur doublée de son coup de volant catastrophique.

    Non, cela n’était pas prévu ! Nous sommes des Gardiens, pas des assassins. Notre arme c’est la dissuasion. Jamais nous n’éliminons les intrus, nous les faisons seulement fuir ! Et la façon la plus pratique pour ce faire, c’est encore qu’ils viennent jusqu’ici.

    Il n’y a pas mille subterfuges pour cela. Simplement, sans même qu’ils s’en aperçoive, nous leur suggérons de faire un petit détour par le hameau avant d’aller se jeter entre les branches de l’Arbre. Je parle bien de suggestion, car c’est de cet art auquel l’Arbre nous a tous formés, que nous nous servons pour les attirer ici, tels des insectes dans la toile de l’araignée. Aidés par lui auquel nous sommes liés par le don de la sève, nous pénétrons dans leur esprit et nous y instillons des pensées propres à leur donner envie de prendre cet embranchement. Pour renforcer cette suggestion, nous la soulignons judicieusement par des petits trucs : un bruit de tracteur, une cheminée qui fume, un chien qui aboie…Après bien des kilomètres sans voir un bourg habité, ce bled perdu où subsiste la vie, a de quoi susciter la curiosité de ceux que cette même curiosité a poussés vers la forêt interdite.

    « Tiens ! Un endroit où l’on pourra se renseigner ! » Se disent ceux dont l’audace et le désir de savoir se heurtent à la peur de ce qu’ils risquent de trouver en ce lieu légendaire de perdition.

    Mais la curiosité n’est pas l’unique moteur du Voyageur et de l’Architecte.

    Pour le premier, c’est le désir insensé de revoir une dernière fois le Jardin et surtout ses hôtes prodigieux avant de passer l’arme à gauche. En dépit des années et de la certitude qu’Elle n’a pas pris une ride elle, son vieux cœur bat toujours pour la compagne d’Arbre. C’est son image radieuse de beauté éternelle qu’il veut emporter avec lui dans un improbable au-delà dont il espère néanmoins qu’il existe réellement.

    Les intentions du second sont beaucoup moins romantiques, beaucoup moins louables, beaucoup plus mercantiles et terre-à-terre. Il les cache sous un pseudo retour à la défunte éthique de bâtisseur qui l’animait à ses débuts. Ce paradis mythique dont le vieux lui a conté l’histoire représente un irrésistible défi à ses yeux. Un territoire vierge perdu à quelques kilomètres seulement de la jungle métropolitaine, voilà de quoi titiller son monumental ego d’architecte mis à mal par des années de bétonnage sans âme !

    Ce qu’il veut ce diable d’homme à l’allure éminemment sympathique, c’est tout bonnement détruire ce qu’a bâti l’Arbre à la seule force de sa sève et reconstruire, plus solide, plus moderne, plus belle à son aune, l’ancienne ville désormais invisible sous la végétation. Le projet de sa vie, celui qui le réhabilitera enfin à son propre regard en lui redonnant bonne conscience !

    Pour cela, il a l’argent, le savoir-faire, une technologie de pointe et les appuis des puissants et des décideurs. Il suffira qu’il explique pour remporter leur adhésion. Il n’aura aucun mal, il a tous les arguments en main.

    Alors, ce sera la fin du monde pour l’Arbre et pour la Dame verte. Ce sera leur mort dans tous les sens du terme.

    Si nous le laissons faire !

    Or nous n’en avons pas l’intention et les deux lascars risquent la plus amère des déconfitures s’ils persistent dans leurs intentions…

     

    Cela fait maintenant trois jours entiers qu’ils dorment…

    Penchés au-dessus d’eux qui ronflent bruyamment sans savoir qu’ils sont l’objet de sombres réflexions, le premier Gardien et moi surtout, je dois l’avouer, nous en venons à regretter de n’avoir ni le droit, ni la hargne pour les supprimer purement et simplement.

    - Ce serait si facile !

    Dis-je à mon mentor.

    - Et si rapide !

    Ajoute-t-il faisant instantanément écho à ma pensée.

    - Et ça règlerait le problème, non ?

    - Sûr mon jeune ami ! Mais jusqu’à quand ? Un jour, fatalement, il en viendrait d’autres comme ce bâtisseur. C’est bien pour ça que nous sommes là.

    - Je sais…Pourtant…

    - Nous n’avons pas le droit Gardien, ça aussi tu le sais. Notre seule possibilité d’action est de leur faire comprendre leur erreur. À l’Architecte surtout, parce que je doute que le Voyageur comprenne l’exacte portée de ses actes. C’est juste un brave vieux bonhomme qui veut réaliser son dernier rêve. Je ne crois pas qu’il sache qu’il amène le Serpent au Paradis. Il est persuadé d’avoir trouvé en ce jeune ambitieux, son héritier, le fils qu’il n’a pu avoir, le seul au monde capable de le comprendre et de croire en sa merveilleuse histoire. La preuve, il est parvenu sans peine à lui faire gober l’existence d’un Éden perdu au beau milieu d’un univers de béton. Il n’a pas encore compris que l’autre n’y voit déjà qu’un immense terrain à défricher et qu’il est prêt à débourser des sommes folles, juste pour y voir les pelleteuses au travail. Oui, pour ce péteux de la ville, le royaume de notre ami n’est qu’un chantier potentiel.

    Pouarkkk ! J’exècre cette engeance ! Dire que j’étais comme ça dans le temps !

    - Comment ça ? Je croyais que tu avais débarqué ici à 20 ans !

    - C’est vrai, mais comme lui, j’étais précoce et déjà entré à l’école d’architecture. J’avais un tas de projets en tête ! Des tours, des palais, des cités ultramodernes, des stades gigantesques…Je me voyais déjà encensé par la profession pour mes réalisations. J’étais tellement dévoré d’ambition que le moindre bout de terrain vierge représentait pour moi un défi irrésistible. Je serais sans nul doute devenu comme notre endormi si je n’étais tombé par hasard sur le Jardin… Enfin, pas vraiment par hasard puisque comme toi ou les autres, ainsi que je te l’ai dit lorsque tu nous as rejoints ici, j’avais vaguement entendu parler de cet endroit et quand je suis parvenu en face de cette forêt impressionnante dont on m’avait dit qu’elle recouvrait les ruines d’une ville, je n’y ai vu, comme lui, qu’un vaste et faramineux terrain à bâtir..

    - Tu…tu voulais devenir architecte ?

    - Eh oui ! C’est si loin que j’avais presque oublié cette période de ma vie  et je n’en avais jamais parlé à personne avant toi ! Il a fallu que cet ostrogoth débarque ici pour que tout remonte à la surface. Je ne suis pas fier de ce jeune homme pourri d’ambition que j’étais à cette époque !

    - Mais tu t’es bien rattrapé en devenant le tout premier Gardien ! Il faut reconnaître que l’Arbre choisit bien ses serviteurs ! Pourquoi ne parviendrait-il pas à faire de cet homme là un nouveau Gardien.

    - Parce qu’il n’en a plus la force mon jeune ami ! Et parce que c’est écrit dans le grand livre du Destin.

    - Mais non voyons, rien n’est écrit d’avance !

    - Tu penses encore ainsi après tout ce que tu as vu et vécu ? J’ai longtemps partagé cette opinion ! À l’origine vois-tu, je suis un cartésien qui ne croit pas à toutes ces fariboles. Le destin tout puissant, la magie, les fées et les arbres qui parlent, ce n’était pas pour moi ! Or, tout comme moi, tu as été le témoin de choses peu orthodoxes non ? Ou crois-tu avoir seulement imaginé tout ce qui t’est arrivé quand tu es allé à la recherche de la « Forêt interdite » ? As-tu rêvé ton réveil au Jardin, la voix d’Arbre, la présence de la Dame verte et du Chat borgne si intelligent qu’il peut s’adresser directement à ton esprit ? As-tu rêvé la visite des Enfants-Arbres chez leurs miraculeux parents ? Notre extraordinaire longévité est-elle normale ? N’y as-tu pas vu le pouvoir magique de l’Arbre ? Ne le sens-tu pas couler dans tes veines chaque jour que notre Mère Nature fait ?

    - Si…mais…

    - Il n’y a pas de mais mon jeune ami ! Tout est vrai et malgré des doutes qui te traversent encore parfois, tu sais que le Destin s’est mis en marche le jour- même où les hommes ont décidé du sort de l’Arbre. Oui, le jour où ils l’ont coupé, sans le savoir ils ont mis en branle les rouages d’une incroyable machinerie. Ils ont réveillé une puissance aussi inimaginable pour les simples mortels que nous sommes que pour celui-là-même qui en est devenu le détenteur. Non, je me trompe ! En fait, cette force existait déjà dans l’arbrisseau chétif qui défia toutes les lois pour l’amour d’une humaine. Peux-tu nier cet amour ? Je ne le crois pas ! Tu en as été, tu en es aujourd’hui encore le témoin privilégié.

    Tu as vu les fruits de cet inconcevable lien, les miracles qu’il a rendus possibles : leurs enfants, la jeunesse éternelle de sa compagne, cette ambivalence qui fait d’Elle à nos pauvres yeux d’humains, une déesse ou une fée, ce don de vie qu’il nous a fait avec sa sève, ce fabuleux pouvoir de suggestion dont il a usé pour nous attirer à lui afin de faire de nous sa garde rapprochée.…

    - Tu as raison ! Mais alors, si tout est écrit, à quoi servons nous ici ?

    - À quoi nous avons servi plutôt ?

    - Parce que c’est terminé alors ?

    - Presque. Je devrais ajouter « hélas ! » mais je ne le ferai pas, même si je ne connais pas l’issue de ce dernier combat de notre vieil ami. Ce que je sais, car il me l’a confié, c’est que notre rôle touche à sa fin de même que ma vie. Nous avons accompli aujourd’hui ce pourquoi notre corps d’élite a été créé : repousser les indésirables et en dernier lieu, retenir ici ces deux intrus jusqu’à ce que les renforts arrivent…

    - Les renforts ?

    - Oui, des troupes de choc. Elles sont en chemin pour venir contrecarrer les plans de l’Architecte.

    - Que va-t-on faire de lui et du Voyageur ?

    - Dès qu’ils seront remis de leur cuite au somnifère, ce qui ne saurait tarder, nous les conduirons jusqu’à l’Arbre et là, nous les laisserons à leur sort qui ne nous concernera plus et alors…

    - Alors ?

    - Je pourrai m’endormir enfin. Ce qui me fait le plus de peine, c’est que je ne connaîtrai pas la fin de l’histoire à moins qu’il n’existe pour les humains ces mêmes limbes que celles où vagabonde Chat entre ses vies successives.

    - Tu ne vas pas mourir ! Pas déjà !

    - Déjà ? Bon sang de bois ! Déjà ! Sais-tu combien de longues années j’ai déjà  vécues mon jeune ami ? Il me semble t’en avoir touché un mot, non ? En tout cas, bien trop pour mon vieux corps dont l’énergie s’épuise depuis que l’Arbre ne recharge plus mes batteries ! Le Temps me rattrape et il se venge Gardien ! Il en est de même pour les plus anciens de nos compagnons. Ta femme et toi vous avez encore pas mal de ressources et il faudra du temps au Temps pour s’attaquer véritablement à vous. Oui, vous deux, vous saurez comment se termine ce conte à dormir debout. Pour votre bonheur ou votre malheur, je ne sais car ça non plus, Arbre ne me l’a pas dit !

    Les paroles lourdes de sens du plus ancien des Gardiens du Jardin oublié, me font froid dans le dos. Si froid que j’en tremble des pieds à la tête. Ma tendre compagne qui nous a rejoints pour nous prévenir que nos « invités » sont réveillés, se serre contre moi mais même la douceur réconfortante de ses bras autour de moi ne parvient pas à me réchauffer


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