• Elle et l'Arbre

     

    - Qu'as-tu donc ma Dame ? Pourquoi cette inquiétude dans ton regard ?

    -  J'ai peur mon tendre aimé !

    -  Peur ?

    - Allons, ne fais pas semblant de ne pas comprendre ! Toi aussi tu es inquiet ! Crois-tu donc que tu peux encore me cacher quoi que ce soit ?

    - Non ma mie ! Pourtant, j'essaie !

    -  Ne te moque pas ! Mon cœur se serre de crainte et Chat me manque.

    -  À moi aussi ma douce, à moi aussi !

    -  Pourquoi n'est-il pas revenu ? Est-il réellement mort cette fois ? Je ne peux croire que sa dernière vie auprès de nous ait été son ultime réincarnation ! Il est vivant dis moi ! Il est vivant ?

    - J'en suis sûr, il vit quelque part ! Où ? Je ne sais pas! Loin, très loin mais il vit ! Parfois...

    - Je n'ai pas rêvé, tu entends sa voix n'est-ce pas ?

    - C’est vrai ma chérie. Je l'entends. Il n'est pas heureux. Je l'appelle mais il ne m'entend pas.

    - Comme moi autrefois. Tant de temps a passé mon aimé ! Nos enfants grandissent, vieillissent, nos petits enfants aussi. Pourquoi ne puis-je plus….

    - Toi tu peux encore ma déesse, c'est moi qui ne peux plus.

    -  Tu es sûr ? Ne pourrions-nous pas...Encore une fois...

    -  Trop risqué mon cœur ! Pour nous deux !

    - Mais...

    -  Je vieillis belle dame ! Ne le sens-tu pas ?

    -  Par ma faute !

    -  Ne dis pas ça ! Ce que j'ai fait, je le referais sans l'ombre d'un doute ! Enfin, presque ! Parfois je me dis...

    -  Non ! Je sais ce que tu de dis ! N'y pense pas une seule seconde ! N'oublie pas que je serais morte si...

    - Mon amour, ma Femme-Arbre bien-aimée, laisse-moi finir, je t'en prie ! Quand il m'a fallu intervenir pour te sauver la vie, j'ai fait un choix selon mon cœur. Je te voulais si fort ! J'aurais pu…

    - Arrêter le processus avant ? Ne regrette rien et ne te fais aucun reproche. Que m'a apporté ma nature humaine pleine et entière sinon des larmes, du désespoir, de la haine, de l'envie. Rien que d'amères désillusions ! Par leur incompréhension, ceux de mon espèce m'ont amenée aux confins de la folie. Grâce à toi et à cette vie que tu m'as rendue au risque d'y perdre la tienne, j'ai enfin pu réaliser le plus merveilleux de mes rêves de femme : devenir mère ! Cela, les Hommes et cette science omnipotente qu'ils se targuent de maîtriser, n'ont pu me l'offrir !

    - Je n'ai pas été le seul à œuvrer à ta métamorphose. As-tu oublié le grand pin foudroyé ?

    - Certes non mon amour ! Je le voudrais que je ne le pourrais pas ! C’est sa mort brutale qui a activé la minuscule flamme qui brûlait en moi à mon insu ! Mais c'est toi et toi seul qui a su la découvrir, la faire grandir, m'apprendre à l'accepter. C'est toi seul qui m'as sauvée de la mort, toi seul qui, en me donnant ta sève, as fait fleurir et s'épanouir ma nature profonde, ma vraie nature !

    - Oui… mais…

    - N'en dis pas plus ! Je ne sais que trop ce qui te chagrine mon cœur d'Arbre ! Je te le répète, en moi pas le moindre regret ou le plus infime doute !

    - Je t'aime tant ma verte Dame ! Au premier de mes regards d’arbrisseau gracile, je t'ai aimée à en perdre le bon sens, comme me l'ont dit alors mes frères végétaux de la Jardinerie. C'est contre nature, je sais …

    - Oh mon arbre ! Tu en es encore là ? Si ce fut un jour contre nature aux yeux de créatures bornées de toutes espèces, ça ne l'est plus depuis longtemps ! Je t'aime moi aussi mon cher Arbre ! Si fort que parfois encore, j'en ai mal, bien que cette douleur me soit douceur ! Qu'on me sépare à nouveau de toi et cette fois, j'en meurs !

    - Pourtant…

    - Chut ! Écoute le vent dans les branches…Sens-le dans mes cheveux déployés…Respire le soleil sur ma peau nue…Et les mille parfums du Jardin…La terre sous nos pieds n'est-elle plus riche et nourrissante pour nos racines ? L'eau du ciel n'abreuve-t-elle plus nos ardentes soifs ? Les oiseaux n'enchantent-ils plus nos jours ? La lune, les étoiles, le soleil bienfaiteur, ne brillent-ils plus au-dessus de nos têtes ? Ne sommes-nous plus miraculeusement protégés de la folie destructrice des Hommes là, dehors ? Notre jardin oublié n'est-il plus ce paradis sur terre que tu as fait pousser par la seule force de ta volonté ? Et cette maison où tu me laisses parfois rejouer à la femme d'avant, ne tient-elle pas encore debout comme par magie alors que les ruines de l'ancienne ville ont été depuis longtemps dévorées par nos frères végétaux ? Je suis heureuse ainsi mon Arbre d’amour ! Ici, auprès de toi ! Pardonne-moi d'avoir désiré plus que ce que tu m'as déjà donné ! Toutes ces années de bonheur, passé, présent et à venir confondus. Tous ces enfants si beaux et si forts qui ont poussé comme la bonne graine de leur père qu'ils sont ! Nos merveilleux petits mon amour, qui font à leur tour jaillir et croître de nouvelles branches à notre fabuleux arbre généalogique. Que pourrais-je vouloir de plus ? Je t'aime et voilà tout ce qui m'importe !

    - Moi aussi ma mie ! Moi aussi…

    - Je sais mon cœur. Dormons à présent ! Demain, il fera jour et il sera bien temps de nous interroger sur ces inquiétudes floues probablement infondées !

     

    Dans l'étrange Jardin, la nuit est tombée. Les voix mêlées d'Elle et d'Arbre se sont tues tandis que l'obscurité se refermait autour d'eux, protectrice et complice… Même le clapotis de la rivière non loin de là, devient à peine plus qu'un murmure ténu, une berceuse pour le couple qui va bientôt s'abandonner au sommeil. Elle repose au cœur d'Arbre, tendrement enlacée par ses branches, oublieuse pour un temps de ces craintes imprécises et irraisonnées qui parfois fige le sang sève dans ses veines. Apaisée, elle dort. Arbre lui, a feint le sommeil pour la rassurer. Il y a maintenant deux lunaisons que ces mêmes craintes le tiennent éveillé nuit après nuit. De sourdes angoisses qui le rongent…Un visage flou perdu dans de lointaines brumes que sans comprendre encore pourquoi, il associe à Chat…

    « Chat, Chat ! Reviens-nous ! » Lance-t-il pour la nième fois tel un SOS désespéré hurlé silencieusement dans la nuit noire et profonde.

    Oui, ses pressentiments se précisent et contrairement à ce qu'Elle croit, il a réussi à le lui cacher. Pour combien de temps encore ?

    Quelque part, loin, très loin, un miaulement angoissé déchire le voile d'ombre…

     


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  • Le Bâtisseur

     

    À-demi allongé dans mon fauteuil modulable près de l'insert aux bûches factices rougeoyantes, les yeux fixés sans rien voir sur l'écran géant intégré dans le mur de mon téléviseur tridi, je caresse pensivement la fourrure soyeuse de Pirate qui dort, lové tel un pacha sur mes genoux. J'ai laissé Minette chez ma charmante vieille amie du vingt-sixième, cette féline demoiselle préférant et de beaucoup la compagnie de cette douce mamie aux cheveux blancs à la mienne. J'ai refusé tout net de lui laisser aussi mon taciturne matou borgne bien qu'elle me l'ait gentiment demandé, plaidant habilement sa cause en arguant de mes longues absences répétées. Non, lui je l'ai gardé et je me demande bien pourquoi !

    Jamais il ne daigne me manifester le  plus petit signe d'attachement. Jamais un ronronnement de satisfaction quand je le gave de grattouilles délicates comme je le fais en ce moment même. Jamais un coup de tête affectueux lorsque je reviens alors que je rêve qu'il vienne enfin se frotter béatement contre mon pantalon en se moquant éperdument des poils qu'il y laisserait immanquablement comme le faisait sans complexe sa trop démonstrative sœur !

    Indifférent ! Voilà ! Ce chat est indifférent. Ni ingrat, ni apathique, ni agressif, seulement d'une royale, que dis-je ? D'une impériale indifférence ! Aucune réaction pour mon retour ni dans un sens ni dans l'autre. Pas le moindre miaulement de mécontentement ou de détresse quand je l'ai séparé de sa sœur et de mamie Rose comme je l'appelle car tout est rose bonbon chez elle. Ni coups de griffes rageurs, ni feulements de colère ! Rien ! Lorsque je l'ai posé sur le dallage noir de mon loft, il a regagné sans mots dire son panier près de l'immense baie vitrée. Oui, oui ! Sans mots dire tant il est vrai qu'il ne lui manque que la parole à ce bougre d’animal ! Parfois, il pose sur moi son œil unique et quelque peu scrutateur comme s'il comprenait tout ce que je lui raconte. Ses oreilles, ses moustaches frémissent...

    Il m'écoute !

    Je l'aime ce pirate ! À lui seul je peux dire tout ce que j'ai sur le cœur. Pour l'heure, il est là, sur mes genoux et il dort...Bienheureux ? J'en doute ! En fait, il n'a l'air ni heureux ni malheureux. Il ne montre rien de rien ! Et ce en dépit des soins et de l'amour que je lui prodigue. Quand je suis là bien sûr ! C'est probablement ça le problème d'ailleurs ! Il aurait sans doute préféré rester chez la vieille dame toujours présente, elle.

    Mais non ! Décidément je n'ai pu m'y résoudre ! À qui parlerais-je si n'avais plus mon petit compagnon à quatre pattes quand je rentre de mes longs voyages ? Aussi taciturne qu'il soit, il est mon seul confident. Un confident discret qui de surcroît, et c'est appréciable, a le bon goût de ne jamais me contredire ! Quoique, par moment... J'aimerais...

    Je suis rentré. Une fois de plus je me suis accordé une petite halte. Une, deux semaines... Plus ou moins je ne sais pas encore. J'essaie de ne plus penser à l'avenir. Aux chantiers en attente. À tous ces contrats mirifiques qui remplissent mon compte en banque mais ne suffisent pas toujours à combler le vide de ma vie. J'oublie pour un temps le gigantesque palais entièrement automatisé, un chef d'œuvre de la domotique dont j'ai conçu les plans de A à Z pour satisfaire aux goûts dispendieux d'un richissime magnat du pétrole. J'ai momentanément confié la conduite de ces travaux quasi pharaoniques à mon collaborateur le plus fiable en attendant mon retour. Ces quelques jours de vacances, je les ai bien mérités et ils sont tellement nécessaires à ce fragile équilibre que j'ai tenté d'instaurer dans le perpétuel tourbillon de ma vie errante.

    J'essaie d'oublier le passé aussi, qui revient trop souvent me tourmenter...Les choix que j'ai faits, les chemins pavés d'or où je me suis trop souvent fourvoyé, les amis que j'ai perdus, les amours mortes avant que d'avoir vécu.

    Je suis seul !

    Tristement, désespérément seul ! Volontairement, cruellement seul ! Et cette solitude bien qu'acceptée depuis tant et tant de temps, me pèse chaque jour un peu plus. J'ai beau me répéter que c'est mieux comme ça ! Que pas de liens, pas d'embrouilles ! Que dans cette profession, on cultive plus de relations superficielles et intéressées que de vrais amis, qu'on s’y fait plus de rivaux malintentionnés que de collaborateurs honnêtes, j'ai plus en plus de mal à supporter ce vide autour de moi.

    En moi !

    Ce silence est plus bruyant qu'un hurlement d'agonie !

    Ah Pirate ! Ma boule de poils, si tu savais combien les apparences de la réussite, de l'argent, du pouvoir, sont trompeuses ! Combien elles cachent une profonde et vraie misère morale ! Je n'ai que toi mon petit chat hautain ! Que toi pour me mettre un peu de baume au cœur ! Et le plus souvent tu me refuses cette unique et pitoyable aumône ! Mais ce soir au moins, tu as accepté le confort aléatoire de mes genoux et tu t'y es endormi...Confiant ? Parfois petit félin rusé, je te soupçonne de feindre le sommeil pour n'avoir pas à écouter mes sempiternels monologues !

    - Rrrrrrrr...Rrrrrrr...Rrrrrrrrr...  

    - Tiens donc ! Voilà que tu ronronnes à présent, comme pour me faire mentir ! Aurais-tu capté mes sombres pensées et décidé qu'après tout, je mérite un brin de réconfort ? Merci mon Pirate de cette soudaine mansuétude ! Je t'aime tu sais ! Et tu es bien le seul être vivant que j'aime sur cette terre !

    - Rrrrrr...Rrrrrr...Rrrrrr...

    -  J'ai aimé pourtant ! À en mourir d'amour ! Ce fut bref, fulgurant et douloureux car elle m'a dédaigné. Elle en a préféré un autre. Un de ces bouseux... Aïe ! N'enfonce pas tes griffes comme ça dans ma cuisse sauvage ! Oui, un bouseux je te dis ! Un féru de la terre, de la nature, des petits oiseaux, des fleurs, des arbres et tout le tintouin ! Un écolo pur et dur quoi ! Avec une petite maison sans eau courante et sans électricité perchée en pleine montagne à deux heures de marche d'un bled tout aussi paumé ! Un vrai de vrai dingue comme on n’en fait plus ou presque ! Apiculteur le zigoto ! Grand, athlétique, beau comme un Apollon de champ de foire mais sans une tune le mec ! Enfin, si peu ! C'est pas avec ce que lui rapportait son foutu miel qu'il pouvait faire vivre une femme, des gosses et devenir riche. Mais elle l'a préféré à moi, le jeune architecte de talent, pas mal non plus de sa personne, sorti premier de sa promo, ambitieux et appelé à un avenir prometteur...

    - Rrrrr... Rrrrr...

    -  C'est ça ! Ronronne petit malin ! Si tu avais vu comme elle était belle ! J'en crève encore rien que de me rappeler. Grande, presque autant que son péquenaud, svelte, élancée...Une grâce de déesse dans un corps de femme... De longs cheveux tombant en cascade jusqu'à une chute de reins plus vertigineuse que celles du Niagara de chutes ! Et brillants avec ça ! Somptueux, d'une couleur indéfinissable, entre le roux des feuilles en automne et... le vert de la mousse des sous-bois ! Si si ! Je te jure ! Une splendeur !

    - .....

    - Ah ! Finis les ronrons ! Tu dresses l'oreille, fripon ! Les chats seraient donc capables de pensées...Lubriques ? Ne me regarde pas de cet œil goguenard Pirate ! Non mais ! Je jurerais bien que tu comprends tout ce que je dis ! Tu m'as l'air vachement intéressé soudain pour un matou borgne ! Ça va ! Je sais boule de poils, je fabule ! Bon, tu veux que je continue ma description ?

    - Rrrrr...

    - D'accord ! J'en étais à sa chute de reins je crois... Et bien si tu avais pu voir ça Pirate ! Le reste était à l'avenant ! Une déesse faite femme, je le répète. Des seins hauts, parfaits pour mes paumes et qui n'avaient besoin d'aucun soutien de soie ou de dentelle...Des jambes longues, longues, fuselées...Belles comme... Non ! Plus belles que celles des plus prestigieux mannequins en vogue de l'époque et même d'aujourd'hui ! Des mains de fée, fines racées, aux longs doigts de musicienne et aux ongles nets dont le nacré subtil ne devait rien à un quelconque verni ... Et des yeux ! Des yeux à nuls autres pareils...Des yeux vairons, l'un vert, d'une nuance merveilleusement mordorée, l'autre aussi bleu que l'azur le plus pur. Et son teint, sans défaut, naturellement hâlé par le soleil et le grand air. Oui chat ! Rien que du naturel chez cette divine créature toute de grâce et d'incomparable beauté, incarnation de l'idéale féminité.

    J'étais tout jeune architecte à cette époque et je supervisais mon premier chantier, commandité par les hautes instances de la conservation du patrimoine : la réhabilitation de la petite église classée monument historique de son village médiéval. C'était un bel été. Je logeais dans la seule auberge de ce trou du cul du monde ! Conjointement invité par le maire et le curé, je me suis rendu à la fête annuelle de la moisson. C'est là que je l'ai vue pour la première fois...

    Et j'en suis aussitôt tombé raide dingue amoureux ! Incendié, fou, submergé de désir...Tandis que le curé me la présentait comme l'institutrice de la classe unique du patelin, je restai là, devant elle, pétrifié, bouche bée ! Un véritable collégien attardé !

    Elle m'a salué avec le plus charmant des sourires. Son regard étrange s'en est illuminé comme s'illuminaient les sommets alentours au soleil levant. Subjugué ! J'étais littéralement subjugué ! Elle a accepté ma main tendue, y a glissé la sienne, si douce, si fraîche... Mon cœur cognait à grands coups désordonnés dans ma poitrine oppressée. Sans compter que je me sentais soudain très très à l'étroit dans mon jean !

    - Rrrrr...

    - Et oui petit ! Je ne suis qu'un homme après tout ! Il est des réactions qu'un mâle normalement constitué ne peut pas toujours maîtriser ! Je me rappelle avoir pâli, puis rougi et enfin m'être mis à transpirer à grosses gouttes. Un gamin ! Oui ! Voilà ce qu'elle faisait de moi l'institutrice du village, un gamin en proie à ses premiers émois sexuels !

    Quand elle a lâché ce petit « Bonjour monsieur ! » de sa voix aux douces sonorités de source cristalline dévalant des cailloux, je me suis mis à trembler comme une feuille. Elle paraissait ne se rendre compte de rien mais j'avais peur qu'elle ne finisse par remarquer ma gêne et la réaction physique qui en était la cause. Dieu ! Si jamais son regard lumineux se posait sur... J'étais prêt à m'enfuir en courant ! Elle m'a évité de me ridiculiser devant tout le monde.

    - Excusez-moi ! Je dois y aller, on m'attend !  M'a-t-elle dit poliment en retirant avec douceur et fermeté sa main de la mienne qui la tenait toujours captive.

    Puis, avec cet accent chantant qu'ont les gens du coin, elle a ajouté, gracieuse : 

    - À vous revoir cher monsieur, vous faites un travail extraordinaire pour notre petite église ! 

    Puis elle s'est éloignée d'un pas léger de sylphide pour rejoindre celui qui l'attendait. Un jeune type avenant en dépit de ses oripeaux de cambrousard. Il a embrassé le coin de ses lèvres pulpeuses, l'a prise par la main et l'a emmenée loin de moi. Elle est partie avec lui, ce rustaud, sans se retourner, me privant d'un coup du charme ensorcelant de son regard bleu-vert...

    Je suis resté là, penaud, statufié, malheureux comme les pierres, le cœur en lambeaux lacéré d'un seul coup de ses jolis ongles sans verni !

    J'aurais dû renoncer tout de suite ! Ne pas m'entêter dans ce combat perdu d'avance ! Mais non ! Trop sûr de moi et de mes nombreux avantages sur mon campagnard rival, j'ai mis tous les moyens en œuvre pour la conquérir, pour la voler à son bellâtre éleveur d'abeilles ! Mais elle était aussi pure, droite et fidèle qu'elle était belle ! Elle l'aimait son plouc ! Elle l'aimait vraiment, du plus profond de son cœur de déesse ! Et de moi, dans son infinie générosité, elle n'attendait qu'une solide et franche amitié. Je n'ai pas voulu ! C'est elle tout entière que je voulais ! Que je désirais comme un damné, par tous les pores de ma peau ! Que j'aimais par toutes les fibres de mon cœur ardent ! Je voulais la lune et la lune ne m'accordait que l’opaline et douce lueur de ses rayons ! Alors je suis parti ! Sans un adieu ! J'ai laissé ma place sur le chantier de la petite église séculaire à un jeune collègue trop heureux de se saisir de cette opportunité.

    De retour dans la grande cité, celle-là même où nous vivons chat, je suis entré dans un grand cabinet d'architectes de renom comme simple factotum. Puis, tenace et dévoré d'ambition, j'y ai gravi un à un mais assez rapidement néanmoins, tous les échelons d'une réussite sans vergogne ! J'y ai bradé au passage mes plus purs idéaux, je le sais ! Mais telle fut pour moi la rançon d'un oubli salvateur !       

    Voilà pourquoi je suis devenu ce que je suis sûrement à ton œil unique mon petit ami griffu : un être froid, calculateur, associable, uniquement préoccupé de pouvoir, de rendement, de fric ! Un homme totalement voué à la réussite, solitaire, qui n'accepte de relations avec autrui que passagère et superficielle, et avec les femmes en particulier, uniquement basées sur le sexe ! Pas reluisant hein ?

    Voilà pourquoi aussi, je ne bâtis que du grand, du béton sans âme comme disent mes jeunes collègues encore tout pétris d'idéalisme autant que mes pires détracteurs écolos. Je pétrifie mon talent dans le glacial, l'incolore, le fonctionnel... Le riche ! Mais tout cela n'est que poudre aux yeux car dans mon cœur à jamais déchiré, mortifié même, demeure le souvenir d'une émouvante petite église montagnarde et sur le parvis, telle une statue sur son piédestal, une déesse inaccessible...

    - Chat ? Tu t'es rendormi ?

    - Rrrrrrr...Rrrrrr...Rrrrr…

     

     


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  • Je suis un chat

     

    Je suis un chat indépendant, sauvage et fier

    Qui ne peut vivre heureux que libre comme l’air.

    Si j’accepte parfois qu’une main me caresse,

    Jamais je ne saurais être tenu en laisse.

     

    Je marche nez au vent, je chasse les oiseaux,

    Avec moi les souris ne font pas de vieux os...

    Si à l’un d'entre vous j’octroie mon amitié

    C’est que je suis capable de fidélité.

     

    Mais je décide seul n’en prenez pas ombrage !

    Qui pourrait se vanter d’avoir dompté l’orage

    Ou les folles nuées ou le vent qui les pousse

    Ou encore du sol les terribles secousses ?

     

    Indomptable je suis et comme la nature

    Je peux me soigner seul en léchant mes blessures.

    Et c’est seul que je meurs quand vient le grand départ

    Pour ne pas voir les larmes noyer vos regards.

     

    Votre chagrin sincère est cependant si vain !

    Avez-vous oublié que nous autres félins

    Nous bravons le trépas et nous moquons du temps

    Pour renaître aussi fiers, aussi libres qu'avant ?

     

    Et lorsque surviendra notre dernière mort,

    C’est sans un seul regret, sans l’ombre d’un remord

    Qu’à pattes de velours dans notre Paradis,

    Nous marcherons enfin, sans faim et sans soucis.

    A-M Lejeune

     

    Le Chat

     

    À combien de vies en suis-je ? Je ne sais plus. Ce que je sais, c'est que je fais une fois de plus mentir la légende qui nous en prête tout au plus neuf. Et j'ai allègrement dépassé ce nombre, ça j'en suis sûr !

    Quoiqu’allègrement ne s'applique pas précisément à mon existence actuelle qui a débuté sous de bien sombres auspices. Lors de ma dernière mort, je m'attendais un tant soit peu à me réincarner dans l'un des membres de ma future progéniture, au cœur du Jardin, auprès de mes plus chers amis et de leurs enfants, persuadé - et le vieux Sage qui vit en moi n'a rien fait pour me démentir - que ma place était parmi eux, mon cher Arbre et sa verte et sublimissime compagne, ces parents totalement hors normes d'une miraculeuse et non moins hors normes flopée d'Enfants -Arbres tous plus beaux les uns que les autres ! Avec ces adorables bambins, au cours des années de cette formidable vie antérieure, j'ai pu goûter régulièrement aux us et coutumes des gens du dehors, lorsque, deux par deux, dès leur majorité, frère et sœur nés le même jour, ils quittaient le cocon familial pour partir vivre chez les humains, dans le monde extérieur. Mais toujours, au terme raisonnable de cette expérience quelque peu éprouvante pour un chat tellement épris de liberté et de grands espaces, ils me ramenaient au bercail, dans ce jardin oublié des hommes où grandissaient mes propres enfants, fiers, libres et sauvages félins nés de mes innombrables compagnes. Ainsi en alla-t-il de ma vie, saison après saison, jusqu'à ma dernière mort et mon passage obligé dans les limbes, en attente d'une nouvelle réincarnation.

    Je m'en souviens précisément de celle-là, comme si c'était hier ! Et dans ma longue succession d'existences, c'était hier ! Je sortais, poisseux, tremblant et chétif du ventre de ma mère, une misérable et famélique chatte des rues. Il pleuvait des cordes et il faisait un froid de canard. C'était un temps à ne pas mettre un chien dehors et moins encore un chaton nouveau-né ! Affaiblie par le froid et la faim, ma pauvre maman n'avait mis bas que deux petits, faiblards sur leurs pattes et maigres à faire peur, un mâle et une femelle. L'équilibre naturel était respecté. Tiens, ça me rappelait quelque chose ce truc d'équilibre naturel ! Mais j'étais si petit et fragile, les yeux fermés sur ce monde qui m'accueillait que mon vieux sage encore endormi dans les tréfonds de ma mémoire antérieure, ne fut pas capable de me souffler la réponse à cette timide interrogation concernant ce souvenir fugace. Ce n'est que quelques mois plus tard que je me rappelai qui j'étais exactement et que je compris du même coup quel sort funeste m'avait réservé le Destin.

    Notre mère mourut écrasée par un de ces monstres mécaniques hurlants et puants qui pullulent dans les artères de l'immense cité où je me suis réincarné. À peine sevrés, ma petite sœur et moi nous avons appris très tôt les lois de la survie en milieu hostile, celles de la jungle de béton, féroces, inanimales autant qu'inhumaines  envers les laissés pour compte de nos deux espèces. J'avais tout juste deux ans lorsqu'un combat pour un minable territoire composé d'une rue malfamée et de quelques poubelles qu'en plus il fallait disputer aux hordes de rats et de chiens efflanqués, me fit perdre l'œil gauche. Eh oui ! Comme dans chacune de mes existences précédentes ! On ne se refait pas finalement !

    J'étais loin du Jardin et de mes amis, si loin que c'est seulement dans mes souvenirs d'avant cette vie que l'écho de leurs chères voix se faisait entendre. Et encore me fallait-il l'aide de mon vieux Sage et une bonne dose de concentration pour parvenir à discerner les mots que le passé me renvoyait, tels des messages en morse : « Où es-tu Chat ? Où es-tu ? » Criaient les deux voix unies de mes amis, trop souvent noyées, étouffées par le vacarme incessant de la grande ville au cœur de pierre. Puis vint le jour que je ne peux qualifier de béni entre tous, où le sort mit sur mon chemin - sur notre chemin puisque nous avions survécu tous les deux - l'homme qui devint notre maître en nous recueillant.

    Il nous trouva grelottants et trempés, acculés par deux molosses à la poubelle que nous avions l'intention de fouiller pour y trouver quelque pitance. Son arrivée fit fuir les horribles bestioles qui l'instant d'avant grognaient à notre encontre, les babines baveuses retroussées sur de redoutables crocs. Pourquoi s'apitoya-t-il sur nous, je ne le sais pas encore mais toujours est-il que ce soir-là, il ramassa les deux loques rachitiques que nous étions devenus. Incapables de résister à cette poigne solide, trop faibles et affamés pour griffer ou mordre, nous nous laissâmes emporter par cet inconnu qui, en nous sortant de la rue nous sauvait du même coup de cette vie de misère et de perpétuels combats pour la simple subsistance qui était la nôtre.

    Certes désormais nous ne crevons plus de faim, nous ne pelons plus de froid, nous ne craignons plus les descentes impromptues des types de la fourrière qui raflent nombre d'entre nous chaque jour, chats et chiens errants que nous ne revoyons jamais par la suite. Nous ne nous battons plus entre nous ou contre les rats ou les chiens pour un morceau de viande pourrie. Nous ne sommes plus dévorés vivants par les puces, les tiques, la teigne. Nous ne prenons plus de coups de pieds des passants dont nous avions en outre à subir les regards dégoûtés. Nous ne risquons plus de servir de souffre-douleur aux gamins des rues, ni de repas aux sans abris aussi affamés que nous. À moins de nous enfuir de notre prison dorée, nous échappons définitivement aux roues meurtrières des véhicules innombrables qui sillonnent la ville.

    On pourrait dire que nous avons à présent une vie de rêve si nous n'étions pas prisonniers d'un appartement cossu, situé à mon plus grand désespoir au trente-cinquième étage d'une tour perpétuellement environnée de nuages gris tellement denses que j'en finis même par oublier que le soleil existe au-dessus de cette purée de pois éternelle !

    De toutes mes griffes, afin de ne pas mourir d’étouffement, je me raccroche à mes souvenirs d'avant cette vie, à la voix d'Arbre, au rire cascadant d'Elle, aux miaulements de mes belles amies félines et de mes petits, aux chants des milliers d'oiseaux qui peuplent les ramures accueillantes des arbres du Jardin... Des sons et des images qui s'estompent de plus en plus dans ma mémoire embrumée, au fur et à mesure que s'épaissit la chape grise de pollution au-dessus de la cité sans âme.

    D'où je me tiens le plus souvent, ne me parvient comme bruit de l'extérieur qu'une espèce de bourdonnement incessant, mixage de tous les sons qui s'élèvent de la ville en permanence : voitures, bus, métro souterrain, klaxons, sirènes de pompier ou d'ambulance...Souffle tonitruant d'une vie grouillante en perpétuelle ébullition, étouffé par les murs insonorisés et par les vitres à double vitrage épaisses comme des murailles. Et dans le ciel, ce n’est guère mieux. Hélicos et avions se le partagent bruyamment ! Voila les seuls volatiles qu’il nous est donné de voir les jours de moindre pollution. D’entendre surtout ! Point n'est besoin d'invisible rempart comme celui qui entoure le Jardin pour être protégé du monde extérieur. Chaque tour, pire, chaque appartement est une île dont chaque occupant, pour peu qu'il y vive seul, est un Robinson Crusoë qui risque d'attendre bien longtemps son Vendredi pour briser sa solitude de naufragé ! Voilà ce que nous sommes pour lui sans nul doute, les Vendredi de son île déserte !

    Ma sœur elle, ne comprend pas mon esprit chagrin comme elle dit. Les trois quarts du temps, le ventre plein, lovée en rond dans son panier douillet à ronronner béatement, elle paraît heureuse de son sort. C'est normal, elle n'en est manifestement qu'à sa toute première existence dont le début cataclysmique n'a eu pour elle rien de très réjouissant au regard de ce qu'elle connaît ici. Notre maître est bon avec nous. Quand il est là car son métier l'éloigne bien souvent de son port d'attache comme c'est le cas actuellement. Lorsqu'il s'absente, il nous confie à sa vieille amie du vingt-sixième, ce qui nous rapproche de la rue mais ne nous exempte pas du nuage fuligineux qui masque non pas l'horizon - il n'y en a pas dans ces métropoles surpeuplées où les gratte-ciel poussent plus vite que les champignons - mais les autres tours presque toutes semblables à celle-ci. Nous avons la même vue du vingt-sixième mais au moins, la partageons-nous avec notre charmante vieille dame de compagnie. Veuve et solitaire dans son grand appartement, elle ne s'est pas aigrie dans le malheur.

    Je dois admettre qu'elle est bonne, douce et qu'elle fait de son mieux pour compenser l'absence de notre maître en nous gratifiant de toute sa tendresse refoulée, au point que c'en est même parfois d'un pesant !

    De ma précédente vie, j'ai gardé une farouche indépendance au contraire de ma sœur que les complaisances et les papouilles de notre maîtresse intérimaire rendent chaque jour un peu plus béatement ronronnante. Bêtement devrais-je dire si je n'adulais pas autant cette féline donzelle à la cervelle d'oiseau ! Je voudrais m'échapper de ce trop contraignant cocon mais pour aller où ? Et surtout, comment pourrais-je abandonner ma follette petite sœur même si je ne suis son aîné que de quelques minutes ? Ce serait me déconsidérer à mes propres yeux ! Euh, à mon propre œil veux-je dire ! Et puis me vient de plus en plus souvent l'idée, soufflée par mon sage mentor intérieur sans doute, que ma présence chez cet homme aux apparitions fugaces dans la tour embrumée, a un but bien précis à l'aune du Destin s'il est encore indéterminé à la mienne. Il ne me reste qu'à attendre, en usant mes griffes sur la vilaine planche de faux bois mise à notre disposition à cet effet, pour savoir le pourquoi du comment de ma réincarnation aussi loin de mon cher Jardin.

    Notre maître sera bientôt de retour. La vieille dame qui nous parle comme si elle savait que nous la comprenons, moi tout du moins car ma sœur est une mauvaise élève, ne cesse de nous le répéter :

    - Vous allez rentrer chez vous mes petits chéris ! Vous me manquerez, pour sûr ! Mais il repartira, comme d'habitude ! Il ne reste jamais bien longtemps en place cet homme-là, il a la bougeotte ! Allez, vous serez bien vite revenus chez votre mamie mes trésors !

    Et ma sœur de ronronner de plus belle, comme si elle avait tout compris ! Pffftttt !!!!

    - Qu'est-ce qu'elle raconte ? Me miaule-t-elle en me rejoignant devant la grande baie vitrée où, pour ne pas changer, je me tiens assis à scruter le pan de coton opaque et gris qui me bouche la vue.

    - Tu ne comprends toujours rien alors ! Par les moustaches de mes ancêtres fais un effort Minette ! Je vais finir par interrompre mes leçons, ça ne sert pas à grand chose avec toi. 

    - Frrrrrttt ! Arrête donc de bougonner vieux grincheux et réponds-moi ! Crache-t-elle en me poussant de la tête.

    Pour la forme je feule un peu tandis qu'elle se roule à mes pieds. C'est la reine des chattemites cette femelle !

    - Elle dit qu'Il va bientôt rentrer.

    - Ah ! Miaule-t-elle un rien plaintive. J'aimerais autant rester ici moi ! Vieille Maîtresse m'aime beaucoup. Elle s'occupe bien de nous elle au moins ! Lui, il n'est jamais là. Ou pas souvent et quand il y est, il n'en a que pour toi !

    - Ne sois pas jalouse ! Si tu savais comme je m'en moque ! Mille chats galeux qu'est-ce que je fais ici ? Ce n'est pas ma place, non ce n'est vraiment pas ma place !

    - Et elle est où ta place hein, gros malin ? Dans la rue où on crevait de faim peut-être ?

      Je ne réponds pas. C'est la cent millionième fois au moins que j'essaie de lui expliquer le Jardin, Arbre, Elle, les multiples réincarnations de ceux de notre espèce. Elle ne comprend rien à rien. Pire, elle semble refuser de comprendre quoi que ce soit. Elle a tellement souffert à l'aube de sa vie, qu'elle ne demande rien de plus que ce que chaque jour ici lui donne : une nourriture abondante et délicieuse, une douce et constante chaleur réglée au poil par la climatisation de la tour, une litière synthétique parfumée et changée quotidiennement, un panier rien qu'à elle dans chacun des deux appartements et en prime, l'amour inconditionnel de la vieille dame en dépit de ses nombreux caprices de minette gâtée !

    Elle ne sait pas et ne cherche pas à savoir s'il y aura réellement une autre existence pour elle après celle-ci et encore moins qu'il est possible qu'elle ne soit pas aussi belle ! Elle est trop jeune ! Une seule vie, à ses prémices qui plus est, ne peut suffire à lui faire saisir la réalité qui est celle de tous les chats !

    - Tu n'auras qu'à lui demander qu'il te donne à elle, peut-être qu'il acceptera ! Dis-je ironique.

    - Imbécile ! Et je ferais comment pour lui demander, hein ? Je cause pas humain moi !

    - Moi non plus ! Mais grâce à mon ami Arbre, grâce à Elle surtout, je comprends le langage de tout ce qui vit, humains, animaux, végétaux. Oui, grâce à Elle principalement que j'ai toujours comprise même à l'époque où elle, ne me comprenait pas encore…

    - L'Arbre, Elle ! Tu n'as que ça au museau ! C'est quoi tout ce charabia ? Je donne ma langue au chat, moi ! Plaisante l'insolente.

    - Idiote ! Tu le fais exprès ou quoi ?

    - J'arrêterai de faire la bête quand toi tu cesseras de me rebattre les oreilles avec tes contes à dormir debout grand frère !

    - Un jour je retournerai là-bas petite sœur ! Un jour...

    - Et comment hein ? Comment ? Dis-le-moi Super Chat ! Tu t'envoleras? Tu te prends pour un de ces…quoi déjà ? Ah oui, un de ces oiseaux dont tu me parles sans cesse ? Je n'ai pas besoin de m'inventer des histoires faramineuses pour être heureuse moi ! Pfrrrttttt !

    Dans ma tête, le vieux Sage m'intime silence et calme. Trop tard ! Excédée par mon attitude qu’elle trouve suffisante dit-elle, Minette vient en crachant de m'asséner un méchant coup de griffes. Plutôt que de rendre coup pour coup à cette femelle écervelée, je lui tourne le dos, passablement désabusé qu'une créature de mon propre sang soit si peu évoluée. Dédaignant ses regards courroucés et ses feulements agressifs, je me réfugie dans mon panier où je me roule en boule, feignant de dormir. Autant avec ma follette sœur qu'avec mamie ou notre maître, cet art de la feinte m’est souvent utile quand je veux qu'ils me fichent la paix ! 

    Demain, il sera là. Pour combien de temps cette fois ? Peu m'importe puisqu'il repartira loin de nous dès que son travail l'appellera.

    Avant de m'endormir tout de bon, je me demande pour la nième fois ce que je fais ici. Quelles raisons majeures les Hautes Instances Supérieures ont-elles invoquées pour m'exiler dans cette nouvelle vie aussi loin du Jardin ?

    Mes rêves comme d'habitude seront peuplés d'images de ce passé où je fus si heureux : un arbre gigantesque et biscornu, une déesse femme aux verts cheveux, des enfants extraordinaires, joyeux et turbulents au rire aussi enchanteur que celui de leur mère...


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  • La ballade du vieux voyageur

     

    Je reste un voyageur. Je marche dans ma tête

    Où tous mes souvenirs deviennent des chemins.

    Ô oui, je me souviens du soleil, des tempêtes,

    De la fraîche rosée emperlant les matins !

     

    Je me souviens du vent lorsqu’il gonflait les voiles

    De tous ces fiers vaisseaux où je fus clandestin.

    Je montais sur le pont aux premières étoiles

    Respirer l’air du large à l’insu des marins.

     

    Je me souviens de l’onde claire des ruisseaux,

    Du murmure furtif des sources cristallines…

    Mes oreilles résonnent du chant des oiseaux

    Et mes yeux voient encore les monts, les collines,

     

    Les vergers pleins de fruits et les forêts touffues,

    Les lacs aux eaux profondes et les océans…

    Des temples interdits aux rives inconnues, 

    Je marche et marche encore et je me fous des ans,

     

    Du temps qui m’a usé le corps jusqu’à la corde,

    Qui m’a raidi les os et blanchi les cheveux.

    Je marche dans ma tête avant que la Mort morde

    À pleines dents ma vie. Je suis déjà si vieux !

     

    A-M Lejeune

     

    Le Voyageur

     

    J'ai peur ! Peur que ce que j'ai vécu ne se perde dans l'oubli éternel. J'ai peur que lorsque sera venue pour moi l'heure du dernier voyage, le souvenir de ce que j'ai vu n'expire avec moi.

    Pendant des années, au cours de mes pérégrinations, j'ai fréquenté les lieux habituels où se croisent les routards comme moi. L'air de rien, j'ai écouté leurs récits de voyage, tous plus imagés et extraordinaires les uns que les autres mais jamais au grand jamais, ne serait-ce qu’à mots couverts, aucun d'entre eux n'a évoqué ce lieu étrange où je fis un beau jour une halte qui se prolongea suffisamment longtemps pour laisser en moi un souvenir impérissable. Un lieu unique, magique, inviolable puisqu'à ma connaissance, il n’a ouvert ses portes qu'à moi et à moi seul !

    Pourquoi moi ? Bien souvent je me le suis demandé. Qu'avais-je de si particulier que le singulier souverain de cet Éden oublié ait accepté ma présence plutôt que celle de bien d'autres ? Lesquels, nombreux à l'en croire, se sont invariablement heurtés à l'invisible muraille qui en délimite les infranchissables frontières. Qu'a-t-il vu en moi - que je n'ai moi-même jamais discerné - qui faisait de mon insignifiante personne, un être d'exception à ses yeux ? Je ne suis jamais qu'un humble voyageur, presque un vagabond en somme, globe-trotter invétéré à l'instar de tant d'autres de mes congénères, hommes ou femmes épris de liberté autant que d'aventure.

                   J'ai marché jusqu'à plus soif, préférant à tout autre ce moyen de locomotion peu onéreux. J'ai usé maintes semelles sur tant de routes, de chemins et de sentiers que je ne peux faire le compte ni des semelles ni des routes ! Fidèle à ma philosophie du moindre coût, chaque fois que j'ai pris un bateau, c'était en passager clandestin. Il ne m'est arrivé qu'une fois de me dissimuler dans la soute à bagages d'un avion de ligne. J'étais jeune alors ! Et fou ! Plus jamais je n'ai réédité cet exploit. Trop dangereux ! Bien sûr, j'ai énormément pratiqué le stop, que ce soit dans mon pays ou à l'étranger. Lorsque je dis « mon pays », c'est parce que je dois bien donner ce nom à celui qui m'a vu naître. Mais je revendique la carte d'identité de citoyen du Monde, car c'est lui dans sa totalité qui est ma vraie patrie. Force m'est cependant d'avouer que c'est sur mon sol natal que j'ai fait ma plus merveilleuse découverte. Mes pieds ont foulé le Paradis sur terre ! Et aujourd'hui encore, usé, fatigué, les cheveux blancs, les os raides, la mémoire parfois défaillante au point de me demander si je n'ai pas rêvé tout ça, des larmes s'échappent malgré moi de mes yeux brûlés par mille soleils.

    Je la revois  Elle, belle à couper le souffle du plus blasé des hommes. Déesse ou fée, incomparable, sublime... En fait, le vocabulaire dont je dispose, riche pourtant est encore trop pauvre pour la décrire ! Un seul regard d'elle et j'ai failli poser définitivement mon bâton de pèlerin. Mais ce n'était qu'un regard d'amitié. Son cœur n'était pas à prendre. Il appartenait au maître des lieux. À celui qui, aidé par je ne sais quelle magie ancestrale, avait créé cet Éden perdu, à la fois si proche et si loin, caché qu'il était aux yeux des simples mortels : l'Arbre. Et quel arbre ! Je n'en avais jamais vu de tel avant, je n'en ai jamais vu de tel après avoir quitté, le cœur brisé d'amour, ce que j'appelle toujours aujourd'hui le Jardin oublié ; et oublié, il risque de le rester car j'ai beau chercher encore et encore, je ne suis pas parvenu à trouver la perle rare, celui ou celle à qui transmettre ce fabuleux héritage : le chemin qui mène au Paradis...

    Je ne me suis jamais marié, pas le temps ! Et je n'ai d'autre famille que celle que j'ai cru me faire un jour en ce lieu à nul autre pareil. Si je ne trouve pas l'Héritier, un homme ou une femme, qu'importe pourvu qu'il soit digne du legs, le royaume d'Arbre et de la Déesse verte s'effacera à jamais dans l'oubli de ma tombe. J'ai bien du mal à accepter cette fatalité ! 

    Je marche et marche encore mais ce n'est plus que dans ma tête où tous mes souvenirs deviennent des chemins qui tous me ramènent là-bas. Un itinéraire que je fais et refais les yeux fermés, inlassablement, étape par étape, afin d'être sûr de ne pas l'oublier. Et je voyage ! Mais désormais, comme tout un chacun, je prends des trains à grande vitesse hyper confortables, des avions supersoniques, des paquebots plus rapides où j'occupe de belles et grandes cabines plutôt que de sombres et malodorantes cales comme je le faisais autrefois. Je monte dans de superbes voitures munies de GPS, ironie du sort pour moi qui n'ai jamais eu besoin de cartes pour me diriger ! C'est grâce à la notoriété que j'ai acquise en publiant mes carnets de voyages que je peux me permettre ce luxe tapageur et ces coûteuses excentricités.

    Si j'ai honte parfois d'avoir à ce point renié ce qui faisait l'essentiel de ma vie lorsque j'étais plus jeune, plus fou, plus pur : ma personnalité de voyageur sans bagages, je me rappelle pourquoi je le fais. Mon seul but à ces déplacements à présent, c'est l'espoir de rencontrer mon héritier spirituel dans ces lieux où se croisent encore aujourd'hui, bien reconnaissables au milieu de la faune hétéroclite des grandes cités, les aventuriers et voyageurs de tout poil toujours en quête de nouveaux horizons. Parmi eux se trouvera peut-être celui ou celle qui deviendra bientôt je le souhaite de toutes mes forces, l'unique dépositaire d'un secret tout aussi unique.

    Ce sera alors pour moi l'occasion de faire la nique à tous ceux qui m'ont un temps qualifié de vieux radoteur sénile et se sont tellement moqués de mes élucubrations comme ils disaient, que j'ai fini par ne plus mentionner cette partie de mes aventures, bien décidé à ne raconter l'histoire du Jardin oublié qu'à un être d'exception, seul capable de l'entendre sans aussitôt me traiter de fou.

     

     


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