• Le Chat

     

    …Par les vibrisses de mes ancêtres, je suis revenu chez moi ! Je n’y croyais plus! Je ne sais qui je dois remercier pour ce coup de chance inespéré ! À bien y réfléchir, mon maître sûrement. Ses absences répétées, le fait qu’il ait choisi une vieille femme négligente pour nous garder…L’accident…

    Ô ma féline sœurette, finalement, c’est à toi que je dois d’être ici, près de mon ami Arbre et de mon ancienne maîtresse ! Si tu ne t’étais pas prise pour un oiseau, si tu n’avais pas sauté de cette maudite fenêtre bêtement laissée ouverte par mamie Rose…Si le chagrin de ta disparition ne m’avait pas rendu neurasthénique, jamais le maître ne m’aurait emmené avec lui. Si je ne t’avais pas étourdie en te parlant sans cesse du Jardin… En fait, c’est à moi seul et à mon incommensurable égoïsme que je dois d’être de retour.

    Ma douce sœurette, mon petit oiseau follet ! Comme je regrette et comme je suis heureux en même temps ! C’en est presque indécent.

    À moins…À moins que je ne sois en train de rêver…Je vais me réveiller dans ce maudit panier douillet chez mamie Rose. Berkkkkk ! J’ai envie de vomir ! Ce sale goût sur ma langue….Aïe ! J’ai mal partout ! Pas normal ça ! Allez ouste vieille carne poilue, ouvre ton œil et réveille- toi…

    - MEOUWWWW ! J’ai mal au cœur, ce doit être l’accident. Ouille ouille ! La tête me tourne… Arbre ! Au secours !

    - Là…là grand frère ! Du calme. Respire un grand coup, tout va bien, je suis près de toi.

    Ouh la la ! Le choc a été plus rude que je ne le croyais ! Voilà que j’entends la voix de Minette. Ou alors je suis mort et je l’ai rejointe dans les limbes…

    - Non gros bêta, c’est bien ta sœur ! Et tu es vivant malgré le gnon qui a failli te faire perdre l’autre œil ! Ah, Chat, je suis bien aise de te revoir parmi nous !

    - Cette voix…Cette voix…Arbre, Je n’ai donc pas rêvé, je suis de retour ! MIAOUPPPI !

    - Eh ! Ne t’agite pas comme ça mon mignon, tu es encore faible ! Ne va pas nous faire une crise cardiaque, je suis trop heureuse de t’avoir retrouvé !

    - C’est toi maîtresse, c’est bien toi…Vous êtes tous là ! Je peux mourir maintenant !

    - N’importe quoi ! Toujours aussi idiot Pirate ! Bon frérot, j’admets, tu avais raison pour le Jardin l’Arbre, la Dame verte, les petits oiseaux et tout le bazar…Mais croire que tu vas mourir pour quelques bobos, alors là ! Bon, tu l’ouvres ton œil rescapé oui ou non ?

    Mon petit cœur bat à tout rompre. Je n’ose y croire pourtant, d’un seul coup je me rappelle tout :

    - Je faisais semblant de dormir dans la voiture pour ne plus entendre le verbiage du vieux birbe qui ne cessait de parler tout seul parce que mon maître, lui, ne disait pas grand chose, comme d’habitude.. Enfin, pas tout à fait car la mixture amère que j’avais dû avaler pour supporter le trajet dans cette saloperie de monstre mécanique dernier cri, m’avait tout de même mis dans un drôle d’état, entre rêve et réalité. Assez paf pour ne plus faire la différence, au point que j’en avais même entrepris ce bizarre échange mental avec le Voyageur, ce traître, quand il avait enfin cessé de monologuer, fatigué sans doute de voir son voisin opiner du chef sans jamais lui répondre autrement que par monosyllabes.

    Il avait fini par comprendre qui j’étais réellement ce vieil imbécile décati. Toujours est-il que, bien qu’il soit en passe de commettre la plus vilaine bourde de toute son existence, il avait si soudainement éclaté de rire que notre chauffeur en avait sursauté violemment.

    Et ça a été l’accident !

    Balourdé dans tous les sens, je me suis cogné méchamment contre la gamelle d’eau mise à ma disposition dans la caisse, dont la porte s’est miraculeusement ouverte. Bien réveillé pour le coup, j’en ai profité pour me faufiler par la vitre ouverte sans réfléchir une seconde et surtout sans attendre que les deux compères humains reprennent leurs esprits après le choc et la chute dans le fossé…

    Sitôt dehors bien que mon corps soit endolori et mes pattes engourdies par une trop longue période d’inactivité, je me suis mis à courir, à courir comme un dératé vers la masse sombre et dense de la forêt. Je savais d’instinct que c’était le bon chemin.

    Tout groggy que je sois, je n’avais qu’une idée en tête, arriver ici avant les deux hommes dont j’espérais qu’ils seraient retardés assez longtemps par l’accident, parce que j’étais certain que le vieil homme entêté ne renoncerait pas de sitôt à son projet !

    Avec l’architecte, ils vont débarquer ici, quoi qu’il arrive et je voulais m’assurer que tu sois prêt à les recevoir  comme il se doit, Arbre ! C’est que j’ai bien vu moi, tout « bête » que je sois à ses yeux, ce qu’il a dans la tête mon  pseudo maître !

    - Je sais Chat ! Hélas, sans avoir pu comme toi mettre mon nez dans ses papiers, moi aussi j’ai deviné ses intentions ! Ce qu’il veut, c’est détruire le Jardin et nous avec, car dans son joli projet, ni moi ni ma bien-aimée, nous n’avons notre place !

    - Miaouuuu !!!! Je viens juste de vous retrouver alors il n’est pas question que je vous reperde! On va se battre, fois de matou !

    - C’est ça mon ami, on va se battre. Mais d’abord, tu dois retrouver toutes tes forces

    « Et moi aussi… » Murmure son esprit comme s’il avait oublié que je suis capable de lire dans ses pensées aussi bien que dans celles de la Dame verte.

     

    Je reprends du poil de la bête. Déjà deux jours que je suis ici et l’ennemi n’a toujours pas franchi nos murs. Arbre m’a expliqué comment depuis des lustres maintenant, il s’est adjoint des forces supplémentaires pour repousser les indésirables. J’ai ainsi appris que l’accident qui retarde les deux hommes, s’est produit à l’embranchement qui mène au hameau des Gardiens et qu’immanquablement, c’est là que L’Architecte et le Voyageur ont tenté de trouver du secours. Ce qui nous laisse un court délai. En effet, comme il me l’a dit un peu tristement, ils seront retardés le temps qu’il faut par les Gardiens certes, mais ils finiront néanmoins par se pointer aux portes de la forêt interdite car leur arrivée est hélas inscrite dans les pages du destin !

    Alors en attendant, je regarde, j’écoute et comme autrefois, je tire des conclusions funestes de mon observation attentive.

    Elle est toujours aussi jeune et belle. Le temps n’a pas eu de prise sur elle ! Pourtant, elle n’est plus celle que j’ai connue après sa miraculeuse transformation. La vraie joie qui l’habitait autrefois, semble l’avoir désertée. Son sourire, si lumineux que tout resplendit quand elle vous l’offre, n’atteint plus ses yeux. Et parfois son regard se voile. Quand il ne se pose pas loin, très loin de nous ! Je me la rappelle alors telle qu’elle était quand le malheur s’est abattu sur elle il y a si longtemps de cela.

    Quant à mon ami l’Arbre, lui non plus n’est plus ce jeune fou amoureux, plein d’espoir et plein de sève bouillonnante dont l’inaltérable fougue et l’esprit rebelle avaient le don de m’agacer bien souvent. Combien de fois dans le temps, ne lui ai-je pas reproché son immaturité, son aveuglement, sa propension démesurée à la rêverie. À cette époque, pour me convaincre que je me trompais sur toute la ligne, que non, il n’était pas un utopiste, il lui a fallu accomplir devant moi le plus inconcevable des miracles, la métamorphose de son humaine adorée en cet être hybride de toute beauté, mi-femme, mi-arbre, capable à nouveau d’enfanter alors qu’humaine à part entière elle était stérile.

    Mais je sais que le rite printanier de procréation a cessé depuis bien des saisons maintenant. La sève de mon vieil ami s’appauvrit. Il a eu besoin de beaucoup plus de temps qu’autrefois pour soigner mes blessures.

    Il voudrait me le cacher qu’il ne le pourrait pas. Les affres du temps sont inscrites dans son tronc noueux, dans ses branches tordues dont le feuillage me paraît moins dru qu’avant. Il me fait penser au Voyageur dont les membres sont déformés par l’arthrose et dont la chevelure blanche est clairsemée sur le sommet du crâne.

    Ces deux là vont se retrouver et ça va faire des étincelles !

    Je vais être le témoin de l’affrontement entre deux êtres que rien ne prédestinaient à ce mortel combat.

    C’est bientôt… C’est demain !


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  • L’orage

     

    Dans le silence lourd qui précède l’orage,

    Pas un souffle de vent, pas même un chant d’oiseau.

    Le temps semble arrêté et l’air devient fardeau

    Écrasé par le ciel assombri de nuages.

     

    Puis la brise se lève, enfle et siffle soudain !

    Et les oiseaux piaillant s’effraient dans la ramure.

    La nue gronde et s’étend telle une nasse obscure

    Noyant d’ombre et de peur les hôtes du jardin.

     

    Alors le ciel se crève en trombes violentes !

    Et de gifles de pluie en rafales sauvages,

    D’éclairs zébrant la nue en grondements de rage,

    L’orage se déchaîne et hurle, roule et vente !

     

    Aveuglément il frappe, arrache, déracine,

    Inonde les prairies, grossit rus et rivières,

    Fait entendre en tonnant sa rugueuse colère

    Et lance tel un dieu ses foudres assassines.

     

    Puis tout renaît au calme et le ciel s’éclaircit.

    Comme lavé de pluie il est plus beau qu’avant.

    Dans le jardin mouillé, dépouillé par le vent,

    L’arbre s’étire enfin. Au loin, l’orage fuit…

     

    A-M Lejeune

     

     

     

    L’Arbre

     

    Le danger est à nos portes, enfin presque. Le combat que je vais avoir à mener sera bien plus rude que celui qui fut à l’origine du Jardin. Or, je n’ai plus la jeunesse ni l’énergie d’antan !

    Sans compter qu’aujourd’hui, j’ai tout à y perdre.

    Tout !

    L’orage impressionnant qui vient de s’abattre sur nous n’est rien auprès de celui qui risque de saccager notre petit Paradis.

    Je me suis abreuvé avec délice aux trombes d’eau qui se sont déversées sur mon corps fatigué, de ma tête chenue à mes racines si profondes et si étendues que les plus lointaines se trempent dans l’étang et que les plus enfoncées baignent dans la nappe phréatique. Mais en dépit de toute cette bonne eau source de vie et de bien-être, mes forces déclinent, je le sens bien. Maintenir ma bien-aimée au mieux de sa forme et de sa jeunesse, m’épuise tant parfois qu’elle s’en inquiète. Alors pour lui donner le change je feins une vigueur et un allant que je ne possède plus que par moments.

    Je n’ai réussi à communiquer mon incroyable puissance qu’à trop peu de mes congénères et comme nous n’avons plus eu à nous battre depuis la destruction de la ville mais seulement à nous défendre contre les incursions malvenues, ils ne se sont pas donné la peine de développer l’inestimable don que je leur avais fait. Je les comprends cependant, ils n’avaient pas les mêmes raisons que moi d’en contrôler l’usage. Je reste donc une exception, une erreur de la nature comme disaient mes compagnons de captivité de la Jardinerie autrefois. Le seul à avoir noué une relation d’amour réciproque avec un être humain.

    Je ne sais que trop que c’est cet amour hors normes qui a permis à la fois sa métamorphose et la mienne mais il n’en reste pas moins vrai que ce miracle que je dois en permanence renouveler par les transfusions de sève que je continue à lui faire, me consume. Une infinie lassitude s’installe en moi contre laquelle j’ai grand peine à lutter. Et de plus en plus, le chagrin m’envahit car je sens qu’Elle s’éloigne de moi.

    Ma sève s’appauvrit, voilà l’explication. Elle n’aura bientôt plus d’autre utilité que de maintenir le corps magnifique de mon amour en bonne santé tandis que son influence sur son esprit s’affaiblit de saison en saison, surtout depuis que nous n’accomplissons plus le rituel printanier de la procréation. Il me semble par trop que ma Dame perd chaque année un peu plus de végétabilité  au profit de son ancienne humanité, avec toutes les incidences collatérales de cette triste époque où elle désespérait de devenir mère ! Trop souvent aussi, je lis dans son regard une nostalgie qu’elle s’efforce en vain de me cacher. Ce maelström d’émotions négatives risque de m’engloutir si je continue à m’y laisser aller. Je dois me ressaisir.

    Les Gardiens m’ont averti de la présence des deux étrangers près du hameau. Des étrangers dont je pressentais hélas la venue depuis quelque temps et dont l’un cependant, ne m’est pas inconnu. Lui aussi a vieilli mais j’ai néanmoins reconnu le « parfum » particulier de sa pensée empreinte des rêves de sa jeunesse perdue. Le Voyageur est de retour. Je pourrais en être heureux s’il n’était pas porteur d’aussi mauvaises nouvelles. Des ennuis, rien que des ennuis, et des gros, voilà ce qu’il transporte dans son maigre bagage !

    Une seule des surprises qu’il compte nous faire est bonne, Chat aussi est de retour. Enfin du moins est-il sur la route qui le ramène au Jardin. Son arrivée est imminente ! Je m’en réjouis tant que je serais capable d’oublier les énormes nuages noirs qui s’amoncellent sur notre paisible royaume. Mais cela m’est interdit ! Il en va de la survie du Jardin oublié.

    Là bas, proche du village qui me sert d’avant-poste, le Mal est en chemin. Il ne diffère en rien de ceux de son espèce. Rien en lui ne montre ce qu’il est réellement. Il ne sait pas lui-même quel péril il représente pour nous. Pour moi. Ah Voyageur, tu ignores que tu amènes au Paradis le Serpent personnifié ! Mes amis les Gardiens sauront-ils vous retenir assez longtemps pour que je puisse réfléchir à un plan d’action ?

    La pluie s’est remise à tomber, plus drue, plus violente. L’orage a repris son tonnant manège au-dessus de nos têtes avec une colère redoublée. Dévastatrice. À l’abri de mes bras-branches, Elle s’est assoupie en dépit de l’infernal vacarme, ignorante du danger qui se rapproche de nous.

    Un orage autrefois me l’a donnée, demain un autre orage va-t-il me la reprendre ?

    Mon vieux cœur de bois se serre.

     


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  • Le Voyageur

     

    Nous ne sommes plus très loin. Je le sens par toutes les fibres de mon vieux corps fatigué.

    Sur le siège arrière, dans sa caisse en plastique inconfortable, assommé par les gouttes qu’il a dû ingurgiter de force afin de ne pas être malade en route, Pirate dort.

    Pirate le bien nommé selon son maître. Moi, je préfère l’appeler  le Chat, tellement il me rappelle celui d’autrefois. Borgne comme l’était le fascinant matou du Jardin oublié, ce chat là est cependant beaucoup plus ombrageux que ne l’était l’éternel ami de l’Arbre et de la Dame verte. Lui au moins, ne me faisait pas la gueule comme Pirate n’a cessé de me la faire depuis que son maître nous a officiellement présentés, persuadé qu’il était que nous sympathiserions au premier coup d’œil.

    « Pssssccchhhhh ! MEOUWWW ! » A fait l’animal en hérissant le poil sitôt qu’il m’a vu ! C’est bien la première fois que je fais cet effet à un chat ! Je n’en ai d’ailleurs jamais croisé de si renfrogné sur mon chemin. C’est tout juste s’il n’a pas sorti les griffes quand j’ai voulu le caresser ! Il ne m’aime pas pour sûr !

    Grand bien lui fasse. Je ne vais pas laisser un greffier de mauvais poil me gâcher mon plaisir !

    Pour être heureux, je le suis ! Enfin, je retourne là- bas ! Je l’ai trouvé mon héritier spirituel ! Il était temps ! J’étais prêt à renoncer et à emporter mon fabuleux secret dans la tombe.

    Étant donné son âge et le mien – il a 40 ans et j’en avoue 86 - il pourrait être mon petit-fils. Si je m’étais marié bien sûr ! Ou du moins si j’avais semé mes graines à tous vents, ce qui n’est pas le cas ! Ni pour le mariage ni pour les semailles désordonnées. Sur ce plan, il semble prendre le même chemin que moi. Lui non plus n’est pas marié et pas plus que moi, il ne se connaît d’enfants cachés. Ce célibat plus ou moins librement consenti, n’est pas notre seul point commun. Comme je l’ai fait tant que j’en ai eu la force, il voyage sans cesse, bien que ce ne soit pas pour les mêmes raisons que moi. C’est pourquoi, toujours par monts et par vaux, il n’a pas eu le temps de se mettre en quête de l’âme sœur.

    - Pourtant, m’a t-il confié le regard triste et lointain, une fois, je l’ai rencontrée, la femme idéale ! Mais elle m’en a préféré un autre. Elle était si belle, si parfaite à mes yeux, qu’aucune de celles que j’ai fréquentées par la suite, n’a pu souffrir la comparaison ! J’ai fini par me faire une raison, jamais je ne trouverai sa pareille, alors j’ai cessé de chercher. Je me suis contenté de liaisons passagères. De celles qui ne demandent aucun engagement, ni à l’un ni à l’autre.

    Je le sentais encore tellement affecté par cette histoire, que je lui ai demandé de me la raconter,

    - En échange peut-être, vous livrerai-je mon propre secret. Lui ai-je proposé, sans savoir encore d’où me venait l’étrange certitude qu’il en était digne

    Alors il me l’a décrite sa villageoise princesse.

    Dès qu’il a commencé à l’évoquer, je n’ai eu qu’à fermer les yeux pour la voir et, en surimpression de cette image idéale qu’il me décrivait, j’ai retrouvé sans peine les traits de celle qui n’a jamais quitté ni mon esprit ni surtout mon cœur. C’est à ce moment précis je crois bien, que j’ai su que je tenais la perle rare, l’héritier apte à recevoir mon plus précieux legs…

    Et nous voilà en chemin vers ce lieu magique dont la simple évocation après tant et tant d’années, fait encore battre mon vieux cœur de façon totalement désordonnée.

    Existent-ils toujours ces deux êtres hors du commun ? Ou n’ont-ils jamais existé ailleurs que dans ma folle imagination ? Peut-être vais-je au devant d’une amère déconvenue ! Quoi qu’il en soit, je dois savoir et pour cela il faut que j’aille là bas ! Ensuite et enfin, je pourrai mourir.

    Mon chauffeur ne parle pas beaucoup. Il est presque aussi taciturne que son chat. Il m’a pourtant paru un peu plus disert lors de notre première rencontre là-bas, dans mon bistrot favori.

    Je me souviens. À peine a-t-il eu franchi la porte tintinnabulante que je l’ai repéré. Il faut dire qu’il ne ressemble en rien aux habitués de cet endroit, une faune hétéroclite de baroudeurs de tout poil qui semblent attirés par ce lieu suranné, petit îlot incongru d’un autre âge, coincé entre deux hauts bâtiments hyper modernes au centre de la grande ville enfumée. Un îlot de lumière falote, comme une balise au milieu de l’immense océan bétonné, irrésistible fanal pour tous ces voyageurs au long cours qui aiment à s’y retrouver pour raconter encore et encore leurs nombreux périples autour de la terre. En fait, ce troquet là, Dieu seul sait pourquoi - la magie d’Internet sans doute - est devenu le Q G de tous les aventuriers de la planète, une espèce en voie de disparition soit dit en passant ! Un minuscule point sur la carte du monde, la capitale secrète, quasi microscopique de tous les voyageurs à l’ancienne tel que je le fus en mon temps ! Des hommes et des femmes qui se reconnaissent entre eux par un tatouage : une rose des vents au centre de laquelle se détache la silhouette d’un randonneur, sac au dos et bâton de marche à la main.

    Ah ça non, mon nouvel ami veston-cravaté, son attaché-case comme prolongement naturel de sa main, n’avait certes pas l’allure d’un vagabond ! Impeccable, tiré à quatre épingles, les chaussures bien cirées, je l’imaginais mal en vadrouille sur des chemins poussiéreux, chaussé de grosses groles de marcheur usées par des milliers kilomètres d’errances hasardeuses !

    Cet homme-là puait le fric à plein nez, les voyages en classe affaire dans des avions hypersoniques, les hôtels cinq étoiles et les bagnoles de luxe ! Pourtant, dans ses yeux, j’ai cru déceler une lueur spéciale, comme celle qui s’allume dans les regards de mes amis routards lorsqu’ils sont sur un nouveau départ. En dépit de ses trop fines pompes de citadin friqué, j’ai eu l’étrange sensation que ses chaussures de marche, il les portait en bandoulière au fond de son cœur…

    Alors quand il est entré - tout à fait par hasard pour demander son chemin dans cette ville inconnue, m’a-t-il avoué plus tard - et qu’il s’est dirigé d’instinct vers ma table, je me suis dit que c’était le destin qui me l’envoyait. J’avais devant moi un homme aussi plein de doutes que son compte en banque était plein de fric, je le sentais. Un homme mûr, au regard tourmenté, presque triste mais dans les yeux duquel brillait, à son insu semblait-il, une étincelle que la vie et ses péripéties aussi douloureuses soient-elles, n’avait pas réussi à éteindre. Un étincelle qui me rappelait très fort celle qui avait brillé autrefois dans les yeux d’un tout jeune homme épris de liberté, d’aventures et de grands espaces : moi !

    - Je suis architecte. M’a-t-il confié presque aussitôt.

    - Et moi, je suis un vieux voyageur fatigué ! Lui ai-je répondu du tac au tac.

    - Ah ! Vous m’avez pourtant l’air encore bien vert !

    - Ne soyez pas bassement flatteur jeune homme, je suis bien plus usé que mes chaussures, croyez-moi !

    - Et vous, me croiriez-vous si je vous disais que je suis encore plus usé que vous-même et que vos chaussures réunis ?

    - Je vais peut-être vous étonner mais je vous crois.

    - Pourquoi ?

    - Je le lis dans vos yeux. Et qu’est-ce qui vous fatigue à ce point ?

    - La vie que je mène, toujours par monts et par vaux, la solitude…Le fait d’avoir renié mon idéal pour le fric…J’avais rêvé d’autre chose, de belles réalisations, d’une femme et d’une joyeuse marmaille qui m’auraient attendu à la maison…

    - Et ?

    - Rien de tout cela ! Il y a bien longtemps que je ne bâtis plus de châteaux en Espagne ni même de simples cabanes au Canada. Je bétonne cher monsieur. Je bétonne à tout va en oubliant mes états d’âme de jeune architecte frais émoulu de son école ! Et la seule compagnie que j’aie lorsque je rentre de mes chantiers, c’est un matou borgne et taciturne qui ne me témoigne qu’une souveraine indifférence à chacun de mes retours. Il faut dire que je l’abandonne bien trop souvent. Mon travail…Vous comprenez. Et vous ? Marié, des enfants ?

    - Non ! Jamais eu le temps ! Et moi, je n’ai même pas un chat, un chien ou un canari pour me tenir compagnie. J’ai un appartement en ville au septième, rien à voir avec le septième ciel, dans une de ces tours toutes identiques, les pieds dans le béton et le bitume, la tête dans les nuages de fumée…Un petit studio d’étudiant alors que j’ai quitté les bancs de l’école depuis belle lurette. Une chambre-salon, une kitchenette, une minuscule salle de bain, le tout rempli de mes souvenirs de voyage entassés à la va comme je te pousse et dans le fouillis desquels se reposent définitivement mon vieux sac à dos, mes groles et mon bâton de marche qui ne me servent plus guère depuis que je voyage en première classe ! Sans tous ces trucs ramenés des quatre coins du globe, mon home sweet home serait froid et vide malgré son volume restreint. Qu’importe, de toute façon mon vrai foyer est ici. J’y passe le plus clair de mon temps. Pour tout vous avouer, il n’y a que dormir que je n’y fais pas. Quiconque me cherche sait qu’il me trouvera ici parmi mes congénères routards, à partager avec eux le pot de l’amitié et les récits de voyage. Et vous, qu’est-ce qui vous amène chez nous ?

    - Un chantier. Le nouveau complexe hôtelier prévu à la périphérie nord de la Cité, dont j’ai conçu les plans et dont je vais superviser la construction. Vous devez en avoir entendu parler, non ?

    - Ah, ça !

    - Comme vous dites !

    - Un truc énorme à ce qu’il paraît, qui a déjà son armée de virulents  opposants !

    - Dont vous faites partie ?

    - Oh que non ! Je ne me mêle pas de tout ça moi ! J’y connais que dalle d’abord et ensuite, je suis un vieux père tranquille qui ne vit plus qu’à travers ses souvenirs. J’ai entendu dire que ce sera quasiment une petite ville dans la ville à soi tout seul votre complexe. Ouais ! Un truc énorme  et qui va coûter chérot à la collectivité locale !

    - Énorme, c’est le mot et très cher, pour ça oui ! Une commande de la région persuadée que cette mise va lui rapporter gros. L’essor du tourisme, une clientèle friquée et tout le tralala !

    - Vous n’avez pas l’air emballé !

    - Je vous l’ai dit, je suis fatigué !

    - Je peux comprendre. Mais alors pourquoi continuez-vous dans ce sens ?

    - Parce que tout le pognon que j’empoche en sacrifiant mes rêves d’antan me permettra peut-être de réaliser le plus fou  d’entre tous !

    - Et c’est quoi ce rêve ?

    - Trouver un coin encore vierge pour y construire une espèce de paradis dont les plans sont dans ma tête depuis ma sortie de l’école d’architecture. Un truc de doux dingue selon mes amis de l’époque, qu’aucun mécène, aucune collectivité n’accepterait de soutenir, c’est pourquoi je compte bien m’auto financer si j’achète le terrain et que j’obtiens des autorités compétentes les permis de construire ! Une œuvre de visionnaire utopiste m’a dit mon maître lorsque je lui ai exposé mon projet !

    - Et vous l’avez trouvé votre coin ?

    - Non, pas encore mais je ne désespère pas. Le monde est grand, certes, mais je le sillonne depuis si longtemps que je finirai bien par tomber dessus par hasard. Quand je le verrai, je le reconnaîtrai, j’en suis sûr ! Et alors…

    - J’imagine ! À quoi il est censé ressembler cet endroit merveilleux ?

    - J’aurais du mal à vous expliquer vu que je ne l’ai pas encore découvert mais il sera beau, vert…Des arbres à profusion...Une rivière, un plan d’eau…Un Paradis perdu sur cette terre bétonnée du Pôle Nord au Sud à cause de gens comme moi…Enfin….comment vous dire ? Je suis sûr qu’un tel endroit existe quelque part, qui n’attend que moi…Je le sens en moi, comme un appel…

    Le cœur tremblant d’une émotion fantastique, je l’écoutais, ce jeune homme galvanisé par ses rêves, ce bâtisseur manifestement né pour autre chose que les tours de verre et de béton, parler de MON Jardin oublié comme s’il l’avait déjà vu !

    L’impression fugace que j’avais eue lorsqu’il était entré et s’était dirigé vers moi, devenait soudain une certitude : j’avais enfin trouvé mon héritier.

    Ainsi débuta notre étrange amitié, laquelle allait connaître son aboutissement dans quelques kilomètres.

    Nous approchons du but. Les forces du Jardin, insoupçonnables pour un néophyte, se déploient devant nous. Sans en comprendre la raison, je sens qu’elles ne sont pas amicales comme elles le furent pour moi autrefois. Il me semble aussi que cet impalpable déploiement est bien plus étendu que dans mon souvenir. La désertification autour du Jardin oublié s’est amplifiée. De deux ou trois kilomètres, on est passé à presque dix sans voir le moindre village habité. Dieux du ciel, la puissance de l’Arbre s’est bigrement renforcée depuis mon passage !

    Elle est à présent bien visible sur la ligne d’horizon ma forêt sauvage. La Forêt interdite comme disent les gens de la grande ville de laquelle nous sommes partis. Elle est aussi sombre et dense que ce que je me rappelle mais elle m’apparaît nimbée d’une aura d’hostilité que je perçois en dépit de la distance. Cela forme comme un dôme transparent mais bien réel sur lequel j’ai la sensation que nous allons nous cogner tels des insectes fous lorsque nous tenterons d’y pénétrer. L’Arbre et la Dame tiennent décidément plus que jamais à leur tranquillité ! J’en viens à me demander si je suis bien avisé de leur amener un étranger aussi pétri de louables intentions soit-il. Mais comme il a partagé ses rêves avec moi, je tiens à partager le plus beau d’entre les miens avec lui. Fasse le ciel que je ne sois pas en train de commettre la plus monumentale erreur de toute ma vie !

    Quand j’y songe avec un brin d’objectivité, je suis obligé de me demander pourquoi cette soudaine inquiétude au sujet de mon nouvel ami ! Surtout en ce qui concerne l’accueil que l’Arbre est susceptible de lui réserver. Une autre pensée que la mienne propre s’insinue dans mon esprit. Il me semble, ô oui, il me semble bien que c’est celle du Chat borgne, plus vivace que jamais.

    « Sombre idiot ! » Me dit-elle. « Qu’est-ce qui t’a pris de sympathiser avec ce barbare incapable de comprendre la magie du Jardin ? Il est à peine capable de se comprendre lui-même ! Quant à me comprendre moi, n’en parlons même pas ! Il est plus vide qu’une coquille de noix ! »

    Curieusement, l’insidieuse voix qui me feule son mécontentement dans les neurones, semble provenir de la caisse ou Pirate dort toujours. Feint de dormir plutôt, j’en jurerais !

    « Et toi, as-tu jamais essayé de le comprendre ? » M’entends-je lui répondre mentalement.

    Fichtre ! Voilà que je télépathise  avec un malotru de chat ! Pire, je n’en suis pas autrement étonné. Et ce matou mal embouché qui a failli me griffer lorsque nous avons été présentés, je suis soudain certain que c’est Chat. Le chat de mon Jardin oublié ! Le copain à multiples vies de l’Arbre et de la Dame verte.

    L’air de rien je le questionne :

    «  Au fait matou mal aimable, à combien de vies en es-tu ? »

    « En quoi est-ce que ça te regarde faux frère ? » Me crache-t-il. « Est-ce que je te demande ton âge moi ? Ou combien il te reste de vraies dents, vieux débris ? »

    « Eh beh ! Je t’ai connu plus aimable Chat ! Ainsi je ne me suis pas trompé, c’est bien toi ! »

    «  Eh oui Voyageur, c’est moi en chair, en poils et en os ! En griffes et en crocs aussi, tâche de ne pas l’oublier ! Bon sang de chat, qu’est ce qui se passe dans ta vieille caboche pour t’être acoquiné avec cet olibrius qui ne pense qu’à bétonner le peu d’espace encore vierge de cette planète ?  »

    «  C’est bien à toi de me critiquer Chat ! Et toi alors ? Qu’est ce qui t’a pris de te réincarner chez lui ? »

    «  Je n’ai pas choisi vois-tu ! Ma sœur et moi nous sommes nés dans la rue et nous y aurions crevé de faim s’il ne nous en avait pas sortis ! »

    « Et bien moi non plus je n’ai pas choisi ! J’étais tout tranquille, à ma table habituelle dans mon petit troquet favori où je ne demandais rien à personne, quand il y est entré pour demander un renseignement et qu’il s’est comme par hasard dirigé droit vers moi ! On a sympathisé tout de suite ! C’est un type bien malgré tout le mal que tu parais penser de lui ! »

    «  C’est ça ! Mon œil unique ! Un type bien qui n’a d’autre but que de se remplir les poches en faisant construire partout dans le monde, le même genre de tour sans âme et constamment enveloppée de nuages pollués que celle où il me tient enfermé à longueur d’année ! Un jour qu’il ne faisait pas attention et malgré les avertissements de Minette, ma petite sœur, sur la correction qui m’attendait si j’étais surpris, je l’ai jeté mon œil sur les plans qu’il pond sans même y penser. C’est d’un moche ! »

    « Moche pour toi, je veux bien l’admettre mais il a de beaux projets aussi, il me l’a dit ! Il rêve de revenir en arrière question bétonnage à outrance, vois-tu !

    « Tu parles ! C’est de l’esbroufe ! Il t’a bien entortillé, c’est tout ! Et toi, tu ne marches pas, tu cours les yeux fermés ! Pauvre naïf ! »

    « Tu me parais bien amer Chat ! Décidément, je trouve que tu as rudement changé ! Au fait, tu me parles de ta sœur, pourquoi n’est-elle pas ici avec toi ? »

    «À force de m’entendre parler du Jardin, de l’Arbre, de la Dame, des oiseaux et tout le toutim, elle a voulu s’envoler de la tour pour aller voir et elle en est morte ! Voilà pourquoi ! Tout est de ma faute ! Si tu savais comme je m’en veux ! »

    Pauvre Chat ! J’en reste muet de saisissement et de chagrin pour ce félin si fier qui n’a jamais fait de mal à personne. Cet être bizarre à nul autre de son espèce pareil, qui pleure à sa façon, enrage, aime et parle à mon esprit alors qu’il n’est à dire vrai qu’un animal !

    « Et toi, tu n’es qu’un âne bâté ! Pire même si je peux me permettre de le dire de cette façon, tu n’es qu’un pauvre idiot d’humain borné ! »

    Je suis tellement estomaqué par cette furibarde réaction de « l’animal » que j’en éclate de rire. Un rire énorme, tonitruant, incontrôlable qui tourne vite à la crise de hoquet.

    Notre chauffeur qui évidemment ne peut se douter de notre échange mental très vif, sursaute, donne un malencontreux un coup de volant si brutalement que la voiture dérape et part en zig zag sur la route. Avant d’avoir eu le temps de dire ouf, nous nous retrouvons dans un fossé en contrebas de la chaussée, à quelques mètres d’une intersection, secoués, endoloris de toute part mais vivants. Non sans mal, nous sommes parvenus à nous extirper du véhicule dont heureusement les portières ne se sont pas bloquées. Les airbags ne se sont même pas déclenchés sous le choc ! J’ai encore envie de rire mais je m’abstiens devant l’air furax de l’architecte. Je me contente de numéroter mes abattis et de compter les horions qui les décorent …

    - Bordel de merde! Mais qu’est ce qui vous a pris ?

    Fulmine mon jeune ami comme moi contusionné de partout, le front en sang ! Il est pâle comme la mort et très en colère, je le conçois !

    Je ne sais que lui répondre ! Je serais bien en peine de lui expliquer que c’est une réflexion de son chat qui a provoqué mon fou rire !

    Le Chat !

    - Où est Pirate ?

    Ma question le surprend. Il est encore tout estourbi par le choc que nous venons de subir.

    - Pirate ? Bon sang, il doit être assommé dans sa caisse pauvre bête ! Restez là, je vais voir.

    Il a vite fait de remonter !

    - Putain ! Sa caisse est ouverte mais il n’est plus là ! Il a dû en profiter pour s’enfuir ce vaurien de matou ! Depuis le temps qu’il en rêve !

    - Comment le savez-vous ? Vous parlez chat au moins ?

    - Non, mais je commence à le connaître ! Depuis la mort de sa sœur, il paraissait attendre que j’ouvre les fenêtres pour la rejoindre. Je sentais bien qu’il allait de plus en plus mal, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je l’ai emmené avec moi cette fois ! Je crois que je peux dire adieu à mon petit compagnon ! Maintenant qu’il a retrouvé la liberté, je ne le reverrai pas de sitôt ! Jamais sans doute ! Dieu seul sait où il est à présent !

    « Et moi ! » Me dis-je, car je sais avec certitude où court à toutes pattes véloces ce sacré Chat !

    - Bon, c’est pas tout ça, qu’est-ce qu’on fait maintenant ! On n’est plus très loin mais ça fait quand même encore une belle trotte et je ne pense pas que mes vieilles jambes me porteront jusque là-bas ! La voiture doit encore pouvoir rouler, elle n’a pas l’air trop amochée, faudrait la sortir de là mais comment ?

    - On pourrait aller chercher de l’aide non ? Il m’a semblé entendre un bruit de tracteur vers là bas !

    - Vous êtes sûr ? Il n’y a plus un hameau habité par ici, du moins pas que je me souvienne ! Vous pourriez plutôt appeler un dépanneur. Vous avez votre portable je suppose ?

    - J’avais ! Vous pensez bien que c’est le premier truc auquel j’ai pensé! Introuvable le portable ! Je crois que la dernière fois que je l’ai vu, il était posé devant moi sur le tableau de bord. Il a dû passer par la vitre quand on a versé dans le fossé. Il est sûrement quelque part par-là, hors d’usage ! Quand la guigne s’y met … Et vous, vous en avez un ?

    - Euh…Non, désolé ! Je l’ai laissé à l’hôtel ! On va bien retrouver le vôtre, il fonctionne peut-être encore…

    - Pas la peine ! On n’aura pas le temps, vous avez vu la couleur du ciel ! Il ne va pas tarder à pleuvoir et m’est avis que ça va tomber dru.

    - On peut allez voir par là ; il y a un village, ça c’est sûr ! Et si vous dites que vous avez entendu un tracteur on a peut être une chance qu’il y ait quelqu’un dans le coin et de quoi téléphoner à un dépanneur…

    - Alors ne perdons plus une minute, allons-y  avant que le ciel nous tombe sur la tête. J’ai senti des gouttes ! Ah ça, vous pouvez dire que vous nous avez mis dans un beau pétrin avec votre fou rire intempestif !

    Et nous voilà partis, cahin-caha sur la petite route de campagne vers le hameau paumé d’où provient effectivement, aussi improbable que cela puisse me paraître, un bruit qui ressemble à s’y méprendre à celui d’un tracteur…Un tracteur ! Il y a une paye que je n’ai vu un de ces engins aujourd’hui totalement obsolètes en face des machines sophistiquées et multifonctions qui « travaillent » seules au milieu des champs.

    Un éclair zèbre le ciel plombé tandis que les roulements de tonnerre au loin donnent raison à mon compagnon d’infortune.

    Nous avons beau hâter le pas, lorsque les premières grosses gouttes de l’averse s’écrasent sur nos têtes nues, je sais d’avance qu’aide ou pas au bout du chemin, nous serons trempés bien avant d’arriver au hameau.

    « Passe au large ! » Me dit une voix grave et hostile que je suis seul à entendre.

    « Non ! Pas question ! Pas si prêt de mon rêve ! » Lui réponds-je avec hargne et détermination…

     


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  • Ainsi naquit la communauté des Gardiens du Jardin oublié. Quelles qu’eussent été les péripéties qui les avaient amenés auprès de l’Arbre et de la Déesse verte, toutes celles et ceux qui avaient été pressentis par les hôtes magiques des lieux, en ressortirent transformés et investis d’une mission sacrée de protection de ce royaume perdu. Mission qu’ils assument depuis des décennies, avec conviction, courage et abnégation sans avoir jamais failli une seule fois !

    Avant-poste de garde, dernier bastion de surveillance avant le rempart naturel des épineux dressé autour de la « Forêt interdite », par la simple dissuasion nous empêchons les intrus malintentionnés de se rendre dans cet endroit qu’ils doivent continuer à considérer comme maudit et dangereux.

    Nous avons si bien joué notre rôle que la plupart du temps, ça a marché. Et quand ça ne marchait pas, si les ronciers ne résistaient pas aux assauts des visiteurs qui refusaient de nous prendre au sérieux, c’est bien souvent parce que l’Arbre lui-même en avait décidé ainsi. Car tous ceux qui passaient outre à nos avertissements, battaient généralement en retraite sans coup férir devant l’épineuse et impressionnante muraille. Ceux qui ne reculaient pas, c’est en raison de l’attraction irrésistible que la forêt exerçait sur eux. Ils se sentaient appelés et ils l’étaient en fait, parce que l’Arbre avait décelé en eux un potentiel Gardien.

    Du moins, cela s’est-il passé de cette façon durant environ la dizaine d’années qu’il a fallu pour nous recruter les uns après les autres. Notre rôle s’est ensuite borné à repousser les indésirables et lorsque nous n’y parvenions pas, les mûriers et autres buissons meurtriers s’en chargeaient… Jusqu’à l’arrivée à la fois impromptue et inespérée de notre nouvelle recrue.

    Pour le quinquagénaire de la Bétonnière, l’Arbre et la Dame ont plus longuement hésité que pour nous autres. D’où leur évidente hostilité lorsqu’il s’est présenté aux intangibles portes du Jardin après avoir férocement combattu la ligne de défense des ronciers.

    Notre ami branchu avait de fichtrement bonnes raisons d’être circonspect envers cet homme, descendant en droite ligne de l’horrible mégère qui avait été pour une grande part à l’origine du drame. À cause d’elle, il avait été coupé ! Ses branches amputées s’en souvenaient encore et lui gardaient, par delà la mort, une tenace rancune ! Comment oublier qu’il n’avait échappé à son funeste destin que parce qu’on avait fort heureusement omis de tuer ses racines ? Comment lui pardonner sa bêtise, sa jalousie, sa méchanceté crasse, ses nauséabonds commérages qui avaient été la cause de l’internement de sa bien-aimée après que de pseudo spécialistes du comportement humain l’aient déclarée folle ? Elle avait failli en mourir et n’eût été l’incroyable don né à la fois de son immense colère et de son incommensurable amour pour la jeune femme, elle non plus n’eût pas échappé à la mort.

    Mais, dit-on, les enfants ne sont pas responsables des exactions de leurs parents. Moins encore par conséquent, les petits-enfants de celles de leurs grands-parents ! De plus, même s’il avait refusé de croire que l’homme était totalement ignorant des préjudices causés par sa grand-mère, L’Arbre ne l’aurait pas laissé mourir dans la rivière. L’imprudent et trop curieux randonneur avait en effet été victime d’une hydrocution sitôt qu’il était entré dans l’eau. Ce n’est que de justesse que l’Arbre avait pu, grâce à une transfusion de sa sève régénératrice, le sauver d’un funeste et précoce trépas.

    Et quand il s’était réveillé, lui aussi savait ! Émerveillé et reconnaissant, il avait aussitôt accepté, comme nous tous, la mission dont l’avaient investi l’Arbre et sa Dame.

    Cependant, auparavant, il avait dû en passer par cette amnésie passagère dont nous eûmes tous à souffrir. Un oubli nécessaire selon l’Arbre, pour permettre aux extraordinaires révélations qui leur sont faites et à la décision qui en découle obligatoirement, de mûrir paisiblement dans l’esprit anesthésié de chacun des Gardiens. Une décision qui les engageait dans une voie rude et austère et n’admettait aucun retour en arrière. L’accepter, impliquait obligatoirement un renoncement définitif à leur existence normale  au sein d’un monde qui désormais, quand il ne les ignorerait pas, les montrerait du doigt.

    Quel bouleversement pouvait être plus total que celui-là ?

    Pour l’homme de la « Bétonnière », ce choix décisif a demandé un temps plus long de réflexion du fait de son âge tout autant que de sa situation familiale et professionnelle. Marié, père et grand-père, employé modèle, membre actif au sein de plusieurs associations de la Cité, nanti de nombreux amis, il avait tellement plus à perdre que nous tous qui avions débarqué très jeunes ici ! Au contraire de lui, nous n’étions alors pas encore installés dans la vie. En dehors de nos parents ou de nos copains, nous n’avions aucune attache sérieuse. La plupart d’entre nous n’avaient pas encore commencé à travailler. Nous étions pour ainsi dire dégagés de toute obligation.

    Pas lui !

    En consentant à le suivre, sa femme lui a facilité la tâche mais tout de même !

    Il a d’ailleurs posé comme condition sine qua non à son engagement, que sa moitié puisse bénéficier d’une transfusion de sève au même titre que lui, afin qu’elle demeure à ses côtés aussi longtemps que durerait sa mission. L’Arbre a accepté bien sûr ! Ce n’était pas trop cher payé pour s’aliéner ce gardien de choix ! Le dernier ! Le plus symbolique aussi en quelque sorte, du fait même de sa détestable filiation.

    Nous autres les anciens, sommes appelés à disparaître. Non pas que notre tâche soit achevée. Pas encore ! Mais nous vieillissons parce que L’Arbre lui-même vieillit ! Nous savons que la mort est l’ultime étape obligée de notre étrange parcours. Après tant et tant d’années d’artificielle longévité, inestimable cadeau du souverain du Jardin oublié pour prix de nos non moins inestimables services, nous revendiquons le droit de déposer enfin ce lourd fardeau de responsabilité et lui dont la sève s’appauvrit hélas, ne nous le conteste pas.

    Nous sommes plus heureux que résignés par cet aspect du contrat – signé avec sa sève et notre sang – qui nous lie à L’Arbre et au jardin. Heureux d’avoir bénéficié de ces multiples « recours en grâce » dont nous savions dès le départ qu’il y en aurait un jour un dernier ! Nous paraissons à peine quatre-vingt ans alors que nous en accusons entre trente et quarante de plus !

    Comment pourrions-nous qualifier de résignation, cette soumission à la Mort, naturelle finalité de la Vie ? Car les ravages de l’âge qui ont mis bien plus de temps que pour le commun des mortels à nous affecter, ne sont rien au regard de ceux que nous inflige l’immense fatigue qui pèse sur le psychisme des Gardiens, au terme presque échu d’une longue, longue existence à porter une charge aussi lourde que la protection d’un minuscule paradis terrestre  aux portes d’un monde tellement matérialiste qu’il en a peu à peu oublié les vraies valeurs !

    Bientôt, cette apparence de vieux Sages chenus, d’ancêtres aux blancs cheveux qui nous a si bien servis auprès des rares inconscients qui s’aventurent encore trop près de la forêt, ne nous sera plus d’aucune utilité face à ce qui se prépare.

    Notre nouvel ami va devoir prendre le relais avec sa charmante et courageuse épouse !

    Pourquoi les enfants de l’Arbre et de la Dame ne sont-ils pas les gardiens naturels de ce lieu qui est leur berceau après tout ? Parce que leur mission est ailleurs, nous ont dit leurs miraculeux parents. Là où ils choisissent de s’installer, ils ont pour devoir sacré de protéger la nature du mercantilisme acharné des Hommes, de leur bêtise, de leur inconscience et du peu de souci qui les anime de laisser à leur descendance un monde viable.

    - Cette espèce, hélas, est tellement indisciplinée, qu’il faut sans cesse reconstruire ce qu’elle démolit ! Regardez ce qu’ils ont fait de toutes les forêts de la planète ! Regardez ce qu’il reste de celle de l’Amazonie !  A souvent accusé l’Arbre en réponse à cette question.

    Combien de fois ne lui avons-nous pas demandé s’il y avait dans le monde, d’autres arbres comme lui, avec les mêmes inimaginables dons.

    - Il en existe, certes, mais aussi peu que d’êtres humains capables de nous comprendre vraiment ! A-t-il rétorqué tristement. En fait, nos pouvoirs, latents chez la plupart d’entre nous, n’émergent que de la conjonction de phénomènes rarissimes. Des phénomènes que même nous, demeurons incapables d’expliquer !

    Pour ma part, je pense qu’ils sont apparus au moment même où je tombais amoureux de cette merveilleuse jeune femme qui voulait avec une telle force un arbre pour son petit jardin et des enfants dans sa maison ! Dès que je l’ai vue, j’ai été foudroyé. Je sentais qu’elle possédait plus que tout autre, cette fabuleuse capacité de compréhension de l’invisible, de l’intangible, qui n’est dévolue qu’à trop peu d’humains. Elle pensait et disait que toute espèce vivante possède une âme. Elle y croyait avec force et cette certitude faisait d’elle un être à part à mes yeux. Un être d’exception qui, sans le savoir encore, pas plus que je ne le savais moi-même alors, faisait partie de ceux très rares qui sont aptes à recevoir notre essence vitale ! Car ce processus mystérieux s’il en est, est soumis aux mêmes types d’incompatibilités que ceux qui régissent les critères pointus de la transfusion sanguine !

    Quand à l’incroyable métamorphose que j’ai opérée en elle alors qu’elle était mourante, je ne connais qu’une poignée de cas semblables sur toute la planète et un seul sous ces cieux occidentaux, celui de ma bien-aimée. Cette transformation, plus ou moins complète en fonction des désirs de chacun, obéit à des lois totalement inexplicables elles aussi. Il y a toutefois trois paramètres communs : l’imminence de la mort, la nôtre en premier lieu et celle de l’humain que nous métamorphosons, un désespoir profond et une colère extrême !

    Pour elle, les…ingrédients furent sa stérilité, la mort du pin sur la montagne, lors de cette promenade où elle aussi faillit mourir, l’abandon de son mari, ce jour fatal où on me coupa et celui où on l’emmena de force !

    Pour moi, ce fut la rage destructrice après que l’on m’ait amputé. Une rage doublée d’un immense désespoir qui enfla jusqu’à la démesure lorsqu’on l’emmena loin de moi et enfin la peur incommensurable de la perdre lorsqu’elle me revint, épuisée à en mourir.

    Néanmoins, nous savons qu’il existe une extraordinaire symbiose entre les peuplades sylvestres  et les forêts dans lesquelles elles vivent et dont elles tirent subsistance autant matérielle que spirituelle. Une symbiose hors normes qui a elle seule suffirait à expliquer les autres cas de métamorphose.

    Pour en revenir à cette magique transformation, elle ne se produit que dans un sens. Un arbre ne peut devenir humain. Et curieusement je l’avoue, car seule notre Mère Nature sait pourquoi, sur les rares cas dont j’ai connaissance, il n’y a eu qu’une métamorphose d’homme, toutes les autres sont des femmes. Outre ce fait, la procréation elle, est à sens unique. Un homme ne peut féconder l’arbre qui l’a transformé. En effet, bien qu’il existe des arbres femelles en termes de botanique, l’arbre est intrinsèquement mâle. Et surtout ne me demandez pas pourquoi ! C’est ainsi, voilà tout ! Quoi qu’en disent vos humains savants, votre science n’explique pas tout et nous non plus !

    Quant à vous, gardiennes et gardiens, vous êtes sans le savoir bien souvent, des êtres exceptionnels que nous choisissons pour l’inestimable don que vous possédez : un amour et un respect inné pour la nature. Ajoutez à cela un cœur généreux, un esprit plus ouvert que la moyenne de vos congénères et, surprime à votre actif, une belle crédulité. Pas au sens péjoratif où s’entend généralement ce terme. Non, la bonne crédulité ! Celle des imaginatifs, sensibles à ce qui se cache derrière le réel et qui croient que la magie n’est pas morte. Les rêveurs quoi. Les doux rêveurs selon les esprits cartésiens, ces « Saint Thomas » qui ne croient qu’en ce qu’ils voient !

    En vous brille cette fragile flamme que nous, les arbres, percevons très bien au contraire de vos détracteurs humains. Il nous est donc facile de la ranimer lorsque l’occasion nous est donnée de vous…tenir entre nos branches. Nous ne faisons alors qu’activer ce don de vie sublime que vous avez au fond de vous à votre insu ! 

    Eh oui ! Il parle bien l’Arbre ! Et si je puis dire avec une pointe d’humour, c’est parce qu’il est, naturellement s’entend, très….cultivé !

    - Quand l’heure sera venue pour ma compagne et moi, nous voulons être ensevelis à son auguste pied, cher nouveau gardien. Car il faut que tu le saches, premiers arrivés, nous serons également les premiers à partir !

    - D’accord papy ! Mais pas trop vite tout de même ! Tes amis et toi surtout, vous avez encore beaucoup à m’apprendre avant que je ne sois digne de la tâche qui m’est assignée !

    - Je ne suis pas pressé mais je sais que mon heure est proche et je m’y prépare sereinement ! Tout comme tu dois te préparer à ce qui t’attend. Un jour, avec ta femme pour unique soutien, tu seras seul pour affronter le danger qui rôde ! Non pas que nous serons tous morts, nous n’en sommes pas encore là, mais nous n’aurons plus assez de force. La sève n’agira bientôt plus dans nos veines et l’Arbre garde son essence vitale pour maintenir sa compagne en forme. Il ne donnera plus son sang vert désormais !

    - Je sais, il me l’a dit ! Et je sais aussi que le péril se rapproche !

    - Sais-tu à quel point mon jeune ami ?

     

     


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  • Le vieux du hameau

     

    Il nous a rejoints.

    Le randonneur égaré venu de la « Bétonnière » ainsi que nous appelons la grande cité à presque quarante kilomètres d’ici, est arrivé il y a deux semaines avec sa femme à bord d’une camionnette flambant neuve, chargée jusqu’à la gueule d’un amoncellement hétéroclite de meubles, de valises pleines de vêtements, de linge de maison et de chaussures, de caisses et de cartons contenant vaisselle, batterie de cuisine, outils ou débordant de provisions…

    - Nous avons vendu l’appartement et tout ce que nous ne pouvions emporter. Cet argent aura sans doute son utilité pour tous ici, non ?  A-t-il déclaré, l’air heureux comme un gamin.

    Il vient à point nommé renforcer nos rangs qui s’éclaircissent dangereusement. Nous ne sommes plus guère qu’une quinzaine sur les trente du départ.

    Sitôt qu’il a eu recouvré la mémoire, comme chacune et chacun d’entre nous avant lui, il a raconté sa terrible et merveilleuse histoire à sa compagne et l’a, à force de preuves irréfutables, convaincue de sa véracité. Puis il lui a patiemment exposé les incontournables raisons pour lesquelles, avec ou sans elle, il devait quitter la ville pour venir s’enterrer dans un coin paumé de campagne avec une bande de vieux désaxés, grands buveurs de « pichenette » devant l’éternel.

    Comment est-il parvenu à persuader cette citadine invétérée de l’accompagner dans son exil volontaire, renonçant pour cela au confort, à l’argent, à son travail, à ses amis ? Un changement de vie radical s’il en est que de surcroît ils avaient dû expliquer à leurs enfants, sans dévoiler un iota de la vérité qui avait motivé cette soudaine décision.

    Outre le conte pour le moins fantastique que nous connaissons tous pour avoir vécu le même, pour emporter son adhésion lui a-t-il servi copieusement la soupe des bienfaits de l’air pur, de la nourriture saine, du silence reposant de la campagne profonde, où les seuls bruits sont ceux du vent, des oiseaux, des animaux de la basse-cour ou des étables…Et autres billevesées que nous avons eu tous tant de mal à avaler lors des âpres débuts de notre vie ici ?

    Car nous ne sommes ni les un ni les autres, natifs de ce bled perdu au milieu de nulle part comme nous avions réussi à le lui faire croire ce fameux jour d’été où il s’est arrêté dans notre hameau pour s’y désaltérer.

    Alors, comment y avons-nous atterri ? C’est simple : comme lui, pas tout à fait par hasard !

    Les uns après les autres, durant une dizaine d’années, à intervalle d’un, deux, trois ou quatre ans, nous y sommes passés pour nous désaltérer à l’eau de la fontaine, laquelle bien que le village fût abandonné depuis pas mal de temps déjà, continuait à couler, alimentée par une source. Puis, après notre rencontre avec l’hôte étrange de la « Forêt interdite », nous y sommes revenus, nous installant au fur et à mesure dans les maisons vides de leurs anciens habitants, que nous retapions en fonction des arrivages.

    Je fus le premier de ces squatters. Ce qui fait de moi à mon corps défendant, même si je ne suis pas le plus âgé, le patriarche de cette petite communauté de doux dingues, qui passe pour une secte aux yeux des gens de la ville que nous rencontrons parfois, bien que ce soit rarissime, lorsque nous avons besoin de nous y rendre pour nous y réapprovisionner en pièces de rechange pour nos vieux tracteurs, nos vélos hors d’âge, les pataches cabossées qui nous sont encore nécessaires pour certains de nos déplacement obligés, ou toute autre bricole que nous ne pouvons fabriquer nous-mêmes. Nous payons avec le produit de la vente de nos fruits et légumes, de nos œufs, de nos volailles, de notre cidre et des objets artisanaux très prisés des citadins, que nos vieilles mains sont encore capables de façonner : paniers, poteries, tricots, napperons, ferronneries ouvragées… Toutes choses que nous écoulons sur les marchés de la région.

    À la différence de notre ami de la Bétonnière, j’avais à peine vingt ans lorsque j’ai débarqué ici, tel un extraterrestre sur une planète inconnue et inhospitalière puisqu’il n’y avait pas âme qui vive pour m’y accueillir. Et j’y suis resté seul pendant une longue, si longue année avant d’y être rejoint par celle qui est devenue ma compagne.

    Comme notre nouveau Gardien, je me baladais sans but précis. Quoique…J’avais vaguement entendu parler d’un endroit pas comme les autres. Une ancienne ville totalement détruite par un séisme, aussi improbable que cela puisse paraître sous ces latitudes.

    Peu de monde, sinon de très vieilles gens, se souvenait encore des circonstances exactes de cette catastrophe naturelle extrêmement circonscrite qui avait pourtant vu l’exode rapide de près de sept mille habitants. On disait juste que depuis, les lieux étaient maudits, d’où ce nom stupide mais à lui seul assez dissuasif ma fois, de « Forêt interdite » qui lui fut donné après coup. Très précisément d’ailleurs, après que les promoteurs immobiliers se soient cassés les dents sur de nombreux projets de reconstruction.

    Lesquels projets, fleurirent en masse et fanèrent aussi vite, jusqu’à ce que les autorités compétentes décident de déclarer le site inconstructible en raison de la dangerosité de ses sols devenus trop instables.

    Géomètres et architectes battirent en retraite et furent remplacés par d’inconscients curieux qui voulaient vérifier de visu si ce qui se disait d’une espèce de malédiction planant sur la ville en ruine, était ou non une galéjade. Ils en ressortirent quelque peu givrés du ciboulot, affirmant que la végétation, qui avait dévoré les ruines à une vitesse hallucinante, avait l’air vivante. Ils allèrent jusqu’à jurer leurs grands dieux qu’un esprit malfaisant régnait au cœur de la ville dévastée, qui lançait aux trousses des intrus qui avaient osé pénétrer sur son territoire, des hordes d’animaux sanguinaires : rats énormes, chiens efflanqués, renards enragés aux crocs redoutables, chats sauvages aux griffes plus effilées que des poignards de combat…Si bien que quiconque s’aventurait dans la forêt interdite, risquait fort de n’en pas ressortir intact et même de n’en pas ressortir du tout !

    Le plus bizarre, c’est qu’à des années d’intervalle, tous les témoignages concordaient, ce qui renforça la légende de la forêt interdite tout en continuant à lui amener, de loin en loin, son lot d’inconscients ou pire, d’individus malintentionnés : coupeurs de bois, pyromanes, braconniers…

    C’est ainsi que las d’avoir à repousser ces indésirables dangereux qui menaçaient périodiquement l’équilibre de son paisible royaume, l’Arbre créa les Gardiens 

    Pour nous la forêt n’a rien d’interdit. Si nous y allons peu, c’est par respect autant pour ce lieu préservé de la rapacité humaine que pour ses habitants extraordinaires. Nous l’appelons d’ailleurs de son véritable nom, celui que l’Arbre lui-même lui a donné, il y a des lustres de cela lorsqu’il a créé ce petit paradis hors du temps : le Jardin. Un paradis perdu, caché aux regards des Hommes, en référence probablement à cet autre jardin, celui d’Éden dont l’humanité paraît avoir oublié qu’elle en est issue. Tout comme autrefois, les habitants de la ville détruite ont fini par oublier qu’ils y avaient vécu. Tout comme la région entière a fini par oublier que par le passé, en ces lieux à la sulfureuse réputation, se trouvait une petite ville accueillante, animée et prospère. J’irais même jusqu’à affirmer que la plupart des gens qui vivent dans la région ou qui la traversent que ce soit régulièrement ou à l’occasion, ne voient pas qu’il y a une forêt dans ce coin de nature sauvage !

    Mais je digresse ! Pour en revenir à ma balade, je marchais tête nue depuis une dizaine de kilomètres, ayant perdu ma casquette sans y prendre garde au détour d’un chemin. Or, la fournaise qui régnait était tout à fait inhabituelle, même pour un mois d’août, dans cette région qui n’a plus connu de véritables étés depuis bien longtemps, selon les dires de mes propres parents. Lesquels, se rappelant avec regret leur enfance, se moquaient du prétendu réchauffement de la planète dont on leur rebattait quotidiennement les oreilles !

    En tout cas, ce jour-là, moi je crevais littéralement de chaleur. Je marchais depuis des heures, j’étais épuisé. Ma maigre ration d’eau et de nourriture aussi ! J’avais mal aux pieds, aux jambes, au crâne…Partout ! J’étais paumé en pleine campagne, autant dire en plein désert pour le jeune citadin que j’étais ! Si loin de tout que je n’entendais même plus le bruit de la circulation sur la nationale que j’avais quittée depuis un bon bout de temps déjà. Il me semblait qu’il y avait des plombes que je n’avais rencontré personne. Les seuls êtres vivants que j’avais croisés, étaient des vaches, des moutons, des chats et des chiens errants ! J’en avais ma claque, vraiment ! Tellement que j’étais prêt à renoncer à mes rêves d’aventure. Mais une voix dans ma tête, insistante, me forçait à continuer en dépit de mes douleurs et de mon épuisement.

    « C’est le soleil qui tape trop dur ! Ça me fait délirer ! » Pensais-je. Pourtant, tel un zombie, j’avançais droit devant, vers cette masse sombre et dense qui m’attirait irrésistiblement car à cette voix inquiétante grave et rauque dans mon crâne surchauffé, s’en ajoutait une autre, douce, enjôleuse, indubitablement féminine et diablement persuasive  accompagnée d’une cascade joyeuse…De rires d’enfants ! Je devenais fou ! Mais il m’était impossible de reculer.

    Lorsque je fus enfin parvenu devant la forêt, je m’écroulai comme une masse, au bout du rouleau, la tête martelée comme par une escadrille de piverts, brûlant de fièvre, terrassé par une insolation !

    Je ne sais combien de temps s’écoula mais lorsque je m’éveillai de mon long évanouissement, j’étais à l’ombre bienfaisante d’un grand arbre, au cœur de la forêt, alors que je ne me souvenais pas y être entré. Les voix dans mon crâne, étaient revenues, plus proches que jamais. J’avais la folle sensation qu’en fait, elles étaient réelles et qu’elles émanaient…Je ne pouvais y croire ! De...De l’arbre sous lequel j’étais étendu. Un arbre à nul autre pareil. Il me faisait penser à un baobab. Bien qu’il n’en existe pas chez nous, il en avait la taille imposante et majestueuse. Il était large, noueux, ses branches étaient biscornues mais son feuillage bien plus fourni que celui de son frère africain !

    L’autre voix, mélodieuse, sortait de la bouche pulpeuse de…d’une fée ! Car elle ne pouvait être qu’une fée, ou une déesse, cette créature merveilleusement belle dont les longs bras verts, oui, verts tels des lianes souples, enlaçaient un tronc si volumineux qu’il paraissait impossible que des bras humains, fussent- ils ceux d’un géant, puissent en faire le tour.

    Et autour de ce couple extraordinaire, s’ébattait joyeusement et riait à gorge déployée, une ribambelle d’enfants beaux comme des dieux !

    «  J’hallucine ! J’ai pris un sacré coup de soleil sur le ciboulot ! » Me dis-je estomaqué.

    - Tu ne rêves pas, jeune homme ! Me répondit la voix caverneuse, ou plutôt   boiseuse   de l’Arbre.

    - Je n’ai rien dit ! Rétorquai-je en me traitant aussitôt d’idiot.

    « Voilà que je cause avec… un arbre ! Ça ne va vraiment pas la tête ! »

    - Tu n’as rien dit c’est vrai mais tu as pensé ! Pour moi, c’est tout comme. Et arrête de te dire que tu divagues et que le soleil en est la cause bien qu’il ait failli te tuer espèce d’idiot !

    - Ben merde alors ! Vous…Tu…Tu…parles vraiment !

    Et sur cette effrayante constatation, je tombai derechef dans les pommes.

    - Tu aurais pu faire attention amour ! Entendis-je en émergeant de ma bienheureuse inconscience.

    Cette fois, c’était la fée qui parlait, tandis que des dizaines de mains enfantines à l’étonnante teinte brun vert, m’aspergeaient le visage d’eau fraîche et qu’une langue râpeuse me léchait vigoureusement les joues.

    « Chats…sauvages… » Pensai-je confusément

    - AHHHHH ! Qu’est ce que…

    - Je suis le Chat, miaula à mon oreille incrédule un superbe matou tigré et… borgne.

    - AHHHHHH !

    - Et je ne suis…qu’à moitié sauvage mon jeune ami, alors cesse donc de brailler comme un porc qu’on égorge !

    - Il a raison ! Seulement à moitié, tonitrua le baobab ou je ne savais quoi.

    - Pop pop pop ! Ça suffit vous deux, gronda gentiment la fée verte, vous ne voyez donc pas que vous le terroriser à lui asséner sans aucune préparation de telles vérités ? Vous voulez le faire fuir ? Ce n’est pas le but recherché, non ?

    «  Le but…Quel but ? Et les chats ne parlent pas, ça j’en suis sûr ! Pauvre cinglé que je suis, les arbres non plus ! Et les fées n’existent que dans les contes…. Et…Et…Tous ces enfants tout nus… Ils… Ils viennent d’où…Et…Et… »

    - Stop petit ! On se calme ! Tu vas encore perdre connaissance à t’agiter comme ça ! Et il me faut absolument continuer à te soigner. Après, crois-moi sur parole, tu comprendras tout sans qu’il me soit besoin de t’expliquer pendant des heures.

    - M…M’expliquer quoi…Répliquai-je mollement, tandis que je me sentais soulevé par…par… et que je repartais dans les vapes…

    Dans ma tête, une brume cotonneuse remplaçait doucement la migraine. Les voix ne me parvenaient plus qu’estompées par ce brouillard épais et doux, si doux…

    - Aïe ! Vous…vous me faites…mal… Bafouillai-je la langue pâteuse en sentant comme des piqûres dans les veines de mes deux bras.

    Puis je replongeai béatement dans l’inconscience.

    Lorsque je revins à moi, revigoré comme par un sang neuf et…vert, je savais !

     


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