• "Les rêves d’Élisa" - Liberté - Chapitre 2

    Douloureuse, pétrifiante, leur attente a duré cinq jours. La tempête annoncée par Lukas s’est effectivement abattue, telle une main de géant, sur Liberté et sur l’océan qu’elle a secoué trois jours durant.

    Dans le village, ce sont les toitures de chaume qui ont le plus souffert des violentes rafales de vent et l’intérieur des maisons ainsi découvertes, des averses froides et drues ! La tempête à peine calmée, hommes et femmes se remettaient à l’ouvrage pour réparer les dégâts.

    Le cœur déchiré, le ventre noué, traversée malgré elle par de lugubres pensées, Élisa n’a rien pu faire d’autre pour tromper l’angoisse qui menaçait de la submerger, que d’aider là où on avait besoin d’elle puis de se rendre dès que possible près du ponton pour y attendre déterminée, le retour de son homme. Elle y passait tout son temps libre, dès l’aube, oubliant de boire, de manger, de dormir même quand son corps épuisé criait au secours.

    Leurs tâches matinales accomplies, Martha et les huit autres femmes l’y rejoignaient un peu plus tard. Le reste de la journée, elles vaquaient à leurs occupations puis elles revenaient guetter inlassablement l’apparition des voiles blanches à l’horizon, jusqu’à ce que le soleil se couche. Alors, ceux qui se refusaient à envisager le pire, revenaient eux aussi rallumer les feux sur la plage.

    En vain ! Nul brûlot signalant habituellement les embarcations la nuit venue, nulle voile déployée à l’horizon.

    Au terme du troisième jour, invoquant la violence inouïe de la tempête et forts de leur sagesse, les plus anciens faisaient déjà leur deuil des neuf valeureux pêcheurs. Ils ne reviendraient pas ! Il fallait se résigner et préparer la cérémonie d’usage en l’honneur des disparus.

    Élisa ne voulait même pas en entendre parler. Pour elle, Jonathan n’était pas mort. Elle l’aurait su. Le fil invisible qui les reliait depuis toujours, se serait rompu. Elle n’en démordait pas !

    « Mais alors, qu’est-il advenu de lui et de ses compagnons de mer ? » Demandaient les oiseaux de mauvais augure en baissant les yeux.

     « Je ne sais pas mais mon cœur me dit qu’ils reviendront ! » Rétorquait-elle en dépit de la crainte qui la broyait de plus en plus.

     

    C’est le soir du cinquième jour, une voile se profile dans les premières lueurs du couchant. Une seule voile que ni elle ni Martha ne voient. Pas plus qu’elles ne voient accoster l’unique bateau en très piteux état. Des autres villageois descendus sur la plage dès l’apparition de l’embarcation visiblement malmenée par la tempête, aucun n’a le cœur de réveiller de suite les deux femmes, endormies l’une contre l’autre, épuisées par les longues heures de veille. Les deux seules à n’avoir pas renoncé, uniques résistantes au pessimisme ambiant.

    Ce n’est qu’en entendant la coque de bois heurter le ponton, qu’elles sortent enfin de leur bienheureux engourdissement.

    Le cri de bonheur qu’allait pousser Élisa meurt aussitôt dans sa gorge. Un seul bateau, le « Bravoure »! Mais ni le « Liberté », celui de Jonathan, Rafael et Khaled, ni le « Rose des vents »  où embarquent habituellement, Alonso, Akira et Koumba. Assises dans le sable, près d’elle et de Martha dont le bras protecteur est tendrement venu entourer ses épaules tremblantes, cinq femmes éplorées se laissent aller au désespoir, tandis que les trois autres, impatientes, debout, les bras tendus, attendent que leurs compagnons débarquent. Et les voilà, les trois rescapés de la tempête ! Aymeric, le compagnon de Gaëlle. ; Geoffrey, celui de Vanessa et le benjamin de l’équipe, Lysandro, promis à Mélissa. Le plus jeune équipage  de la brigade de pêche ! Même pas soixante ans à eux trois ! C’était leur toute première sortie en mer, chaperonnée par les deux autres bateaux. Six bons marins chevronnés qui eux, ne sont pas revenus ! Qui ne reviendront peut-être plus jamais !

    Élisa refuse toujours d’envisager cette fatale éventualité !

    « Je le saurais, persiste- t’elle à penser ! Mon cœur me l’aurait dit ! Il doit y avoir une autre explication ! »

    - Je sais ce que tu te dis mon petit mais tu dois te préparer à affronter le pire !

    - Non ! Ils savent sûrement ce qui s’est passé ! Je…

    - Attends un peu ! Laisse-les retrouver la terre ferme et leurs compagnes ! Regarde ! Ils sont morts de fatigue !

    - Tu as raison, répond-elle, retenant à grand peine les questions qui lui brûlent les lèvres.

    Hâves, les yeux ombrés de cernes profonds, les joues mangées de barbe, les vêtements en lambeaux, couverts de plaies, de bosses et de bleus, les trois jeunes hommes semblent sur le point de s’écrouler. Cependant, bravement, ils se tiennent debout face à l’assemblée des villageois venus les accueillir. Ils sont manifestement prêts à répondre au feu roulant des questions. Pourtant, nul ne prononce un mot ! Respectueusement, les habitants de Liberté attendent que soient scellées les retrouvailles inespérées entre les marins et leurs femmes. Elles osent enfin se jeter dans leurs bras. Ce ne sont plus qu’enlacements, baisers et murmures entrecoupés de sanglots de soulagement et de cris de joie retenus, par égard pour le chagrin des autres.

    Puis ils se séparent à regret et tout le monde remonte vers le village. Les trois hommes se nourrissent, ils enfilent des vêtements propres puis, mettant leur immense lassitude de côté, ils se rendent à la Maison Commune où les habitants de Liberté se sont réunis pour entendre le récit de leur pénible aventure. Et des explications sur l’absence des deux autres bateaux. S’ils en ont !

    C’est le regard sombre et les poings serrés qu’ils se présentent à la Communauté.

    - Alors, que s’est-il passé, interroge Andrew, le doyen du village avec ses 56 ans canoniques.

    Toute l’assemblée est suspendue aux lèvres des rescapés. Les femmes des disparus en tête.

    Un grand silence s’installe. Les trois jeunes hommes ont l’air tellement accablés que personne n’ose insister. Même Élisa, livide et les mains tordues de douloureuse impatience, se tait face à leur visible désarroi.

    - Alors ? répète doucement Andrew.

    - Eh bien pour nous, c’est la tempête. Murmure enfin Geoffrey.

    Il a parlé très bas mais tout le monde l’a entendu. Tout le monde a vu ses épaules voûtées et ses yeux baissés, comme s’il se sentait coupable. Á l’instar de ses deux camarades qui l’ont désigné comme porte-parole et qui, eux non plus, n’osent affronter le regard des villageois. Moins encore celui des compagnes des six disparus, posé sur eux, interrogateur.

    - Comment ça pour vous ? Questionne le doyen interloqué.

    - Pour…pour…les autres, nous ne savons pas. Bredouille Aymeric qui s’est décidé à sortir de son mutisme pour épauler son compagnon d’infortune.

    - Vous ne savez pas ? Hurle enfin Mélodie dont le tempérament est aussi volcanique que celui de son compagnon est pondéré. Il est impossible que vous ne sachiez pas ce qui leur est arrivé ! Que nous cachez-vous ?

    Andrew, en sage qu’il est, a pris la juste mesure de la détresse et de la culpabilité du jeune équipage. Eux sont revenus sains et saufs  alors qu’on ne sait rien de ce qu’il est advenu des autres. Il calme aussitôt le jeu.

    -Nous comprenons ton angoisse et ton incompréhension Mélodie mais ces trois jeunes pêcheurs ne sont pas au tribunal ! Ils doivent pouvoir s’expliquer sans crainte d’être jugés. Nous ne sommes plus à la Sphère !

    - Pardonne-moi Andrew ! Balbutie la jeune femme les yeux pleins de larmes. J’ai si peur ! Je vous en prie, dites-nous tout ce que vous savez ! Poursuit-elle contrite en s’adressant aux trois rescapés.

    C’est donc Geoffrey qui reprend la parole pour raconter à l’assemblée tout ouïe, comment, avant même que la tempête ne s’abatte sur eux, les trois bateaux se sont retrouvés séparés.

    - Comme les autres pêcheurs ici présents le savent, nous lançons toujours nos filets à peu près dans la même zone, pas trop loin de la côte tout en restant relativement en face de Liberté. Poissons et crustacés y sont abondants. Mais nos nouveaux bateaux de pêche sont plus robustes et fiables que les anciennes barcasses que vous utilisiez avant que nous soyons embrigadés tous les trois. Jonathan avait donc décidé de son propre chef, que nous les testerions en poussant un peu plus le long de la côte, histoire de ne pas appauvrir notre zone habituelle. Le temps était au beau fixe et la mer calme. Nous étions tous partant ! Enfin, nous un peu moins ! C’est notre première saison alors…

    Sa voix se fait hésitante. Élisa, qui connaît bien le côté aventureux de Jonathan, pressent la suite.

    - Continue Geoffrey, le pousse Andrew.

    - Nous avons tous filé vers le nord. Pendant que nous naviguions, nous avons croisé un îlot un peu au large qui nous a paru très abordable. L’idée d’y faire une escale au retour, s’est aussitôt imposée à nous mais il nous fallait d’abord remplir nos paniers. Nous avons donc poursuivi notre route, tout heureux de cette découverte. Nous avons enfin trouvé une zone propice pour lancer les filets. C’est alors que Jonathan nous a annoncé que le « Liberté » et le « Rose des vents » allaient continuer à longer le rivage afin de l’explorer. « C’est le moment où jamais de voir ce que nos nouvelles embarcations ont dans le ventre !» a-t-il argumenté.

    - Explorer le pays par la mer ! l’interrompt Andrew. C’est bien une idée de notre Jonathan ça ! Il en a d’ailleurs déjà parlé au conseil. Il aurait dû nous avertir mais il n’en fait toujours qu’à sa tête ! Continue, nous t’écoutons !

    - Il nous a dit de jeter nos filets et de rentrer, même sans eux dès que nos paniers seraient pleins. Nous avions la charge de vous annoncer sa décision dès notre retour. La pêche s’annonçait excellente et tous les trois, nous nous faisions une joie de notre petite escale au retour sur l’îlot découvert au passage ! Puis la tempête s’est levée, comme vous l’avez constaté ici. Forte et soudaine. Pas plus tôt que ce que tu nous avais annoncé Lukas, mais en nous éloignant de notre zone habituelle, nous avons perdu la notion du temps et plus encore, celle de la distance !

    - Les vagues étaient d’une hauteur inouïe et le vent violent secouait le bateau qui craquait de toute part…Renchérit Lysandro. On embarquait des paquets de mer à chaque creux. On voulait remettre le cap sur Liberté, seulement, c’était impossible sans risquer que la voile ne se déchire et que le mât ne se brise. Alors on a affalé la voilure et on s’est laissé balloter par la houle déchaînée.

    - Nous nous étions résignés à mourir. Poursuit Geoffrey. Je ne sais pas combien de temps nous avons dérivé au gré de la tempête. On se relayait à la barre. L’un tentait de diriger au gouvernail pendant que les deux autres écopaient à tour de bras. Tout ça sans manger, ni boire. Nous n’avions plus d’eau potable et nous avions balancé les paniers de poissons par -dessus bord pour alléger le bateau. Pas question de se reposer bien sûr ! Nous avons cru sombrer plus d’une fois tant le bateau gîtait. Nous avons vu passer deux nuits sans que la tempête ne cède d’un pouce. Nous n’avions même pas le temps de penser à ce qui avait pu arriver aux deux autres bateaux. Quand la troisième nuit est tombée, nous avions cessé de lutter. Complètement exténués, nous nous sommes endormis malgré tous nos efforts. Quand nous nous sommes réveillés, étonnés d’être encore vivants, la tempête avait cessé et un hasard miraculeux nous avait fait dériver dans le bon sens. L’île repérée trois jours plus tôt se profilait à l’horizon. Nous avons remis la voile et mis le cap vers cet ilot providentiel. Nous avons pu aborder sans encombre. Nous y avons donc fait escale, pour reprendre des forces avec l’espoir insensé de voir apparaître le « Liberté » et le « Rose des vents »

    - Nous nous sommes un peu reposés avant de réparer les dégâts sur le bateau, reprend Aymeric. Nous avons mangé quelques poissons grillés que nous avons réussi à pêcher. Nous avons pu boire tout notre soûl car il y a une source sur l’île Puis nous avons dormi à l’abri des arbres. D’un sommeil assez agité, je dois bien l’avouer tant nous avions peur que la tempête ne remette ça. Sans parler de notre énorme inquiétude pour nos amis disparus.  Notre nuit a été courte. L’aube s’est levée mais nous avons scruté l’horizon en vain. Nous pensons que l’Océan a eu raison des deux autres embarcations…

    - Et de leur équipage, conclut Geoffrey, le regard assombri de tristesse. Et nous voilà, emplis de gratitude d’être encore vivants et de chagrin pour nos amis probablement morts !

    Incapable d’en entendre d’avantage, Élisa a quitté la Maison Commune en courant. De retour dans sa petite maison vide, elle s’est effondrée sur son lit en pleurant toutes les larmes retenues jusque -là !

    Si encore elle avait pu dormir. Et rêver à un autre monde dans lequel Jonathan aurait été là, fort, rassurant.

    Vivant !

    Hélas, le sommeil s’est implacablement refusé à elle.

    Le matin l’a retrouvée pâle, défaite, les yeux bouffis de larmes et totalement désespérée.

    Vivre sans Jonathan désormais ? Elle ne peut s’y résoudre ! Tant que son cœur ne lui aura pas dit le contraire, pour elle il est vivant. Pas question de se résigner ainsi que le lui rabâche Martha qui est venue très tôt prendre de ses nouvelles !

    - Tu sais que je l’aime comme un fils et que sa disparition me bouleverse Élisa ! Tu le sais n’est-ce pas ?

    - Je le sais !

    - Alors suis mes conseils ! Fais ton deuil ! Ne t’obstine pas à l’attendre mon petit ! Il ne reviendra pas ! Pas plus que les autres ! Ils sont morts ! Il est mort !

    - Non ! Hurle-t-elle, prise de rage contre la résignation de sa vieille confidente ! Non, non et non ! Rien de ce que tu me diras ne pourra me convaincre ! N’essaye même pas ! Il est vivant, je le sais, je le sens. Je vais continuer à l’attendre, parce qu’il reviendra !

    - Fais comme tu veux ! Mais tu as tort ! Il te connaît…Te connaissait bien Élisa ! Jamais il ne serait parti aussi longtemps sans te prévenir. Jamais ! S’il avait dû revenir, il serait déjà là ! Le Liberté et le Rose des vents ont sombré corps et biens ! Plus tôt tu l’admettras, plus vite tu pourras reprendre une vie normale. Trouver un nouveau compagnon, faire des enfants…

    - Ça, jamais ! Vas-t-en !

    - Je te laisse à tes rêves et à ta folie mon petit ! Quand la raison te sera revenue, fais-moi signe ! Je serai toujours là pour toi !

     

     

     

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  • Commentaires

    2
    Dimanche 19 Février 2023 à 11:09

    Ne dit -on pas que l'espoir fait vivre 

    Bon dimanche à toi et les tiens 

    Bises 

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    1
    Dimanche 19 Février 2023 à 10:58

    Il ne faut jamais abandonner espoir trop vite.... amitiés, jill 

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