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Chapitre 32
À Lille, Alexeï était l’un des rares privilégiés à savoir que Mary était vivante et qu’elle avait quitté sa prison. Il s’inquiétait pour la santé de la jeune femme, d’autant plus qu’il avait été l’un des premiers à apprendre sa gémellaire grossesse. Bien que porteuse d’un immense espoir, cette nouvelle avait eu de terribles conséquences sur sa propre vie.
Dès qu’elle avait su, Surprise s’était d’abord enfermée dans un profond mutisme entrecoupé d’intarissables crises de larmes. Elle culpabilisait à mort ! Bouclée dans sa chambre des heures durant, elle en interdisait l’accès à quiconque. Même lui n’avait pas le droit d’entrer. Quand elle consentait à en sortir, il la découvrait défigurée par le chagrin, morne et apathique. Elle ne réagissait encore à peu près normalement que lorsqu’elle s’occupait de Marie-Rêve. De lui, elle n’acceptait plus ni gestes de tendresse ni mots de réconfort.
- C’est ma faute ! Disait-elle en le repoussant. Elle va mourir dans sa prison avec ses bébés et ce sera ma faute !
Elle répétait ce mea culpa à n’en plus finir. Rien de ce qu’il pouvait dire ne parvenait à la convaincre du contraire.
Elle s’abîma petit à petit dans une dépression si profonde qu’elle finit par ne même plus s’occuper de sa fille. Elle passait ses journées de repos assise dans la chambre qu’elle ne voulait plus partager avec lui, volets fermés et rideaux tirés. Elle n’entendait pas Marie-Rêve pleurer dans la nurserie. Il arrivait de plus en plus fréquemment qu’il trouve le bébé en pleurs, sale et pas nourri quand il rentrait de son service à l’hôpital. Il dut engager une baby-sitter à demeure. Puis, Surprise cessa de travailler, prétextant qu’il lui fallait du temps.
Pourquoi, puisqu’elle ne faisait plus rien à la maison ? Se disait-il ! Mais il savait que de toute façon, il devenait urgent qu’il la mette en repos, dans la mesure où elle n’assurait plus son service au grand dam d’Hortensia. Laquelle n’était plus prête à excuser toutes les incartades de la femme de son patron comme par le passé.
Indifférente et distraite, Surprise ne ressemblait plus à la femme pétillante que les patients adoraient pour son sourire et sa joie de vivre communicative. S’il l’aimait toujours, il était las d’une situation qui paraissait vouloir perdurer. Elle se sentait à juste titre coupable de ce qui était arrivé à sa meilleure amie et cette culpabilité qui la rongeait depuis, avait éteint la flamme joyeuse qui brûlait en elle. La savoir enceinte alors qu’elle était emprisonnée à vie et à jamais diminuée psychiquement, était en train de la tuer à petit feu.
Elle qui dormait mal depuis l’incarcération de son amie, ne dormait à présent presque plus. Son sommeil très agité était entrecoupé de cauchemars affreux au cours desquels, chaque fois, elle voyait Mary mourir. Et le dernier regard qu’elle lui jetait à elle et à elle seule, était accusateur.
Usée, les yeux creusés, elle ne mangeait plus que forcée et contrainte. Elle s’étiolait, refusant de se laisser soigner. Sachant ce que les médicaments lui avaient fait faire, elle refusait désormais d’avaler le moindre comprimé. Elle finit par se négliger totalement, oubliant de se laver, de se coiffer, de s’habiller même. Elle traînait à longueur de journée, dépenaillée dans l’informe robe de chambre sale qu’elle ne quittait jamais et qui devenait trop large pour elle. Il devait la lui enlever de force et la pousser manu militari dans la salle de bain où il la lavait lui-même comme on le fait d’un chiot récalcitrant. Elle se débattit encore quelque temps, preuve qu’il lui restait un peu de volonté. Puis elle ne se débattit plus.
Aucun de ceux qui l’aimaient, que ce soit lui son propre mari, ses parents ou son frère, ne parvenait à la sortir de l’espèce de pot au noir dans lequel elle s’enfonçait irrémédiablement jour après jour. Elle sombrait dans la folie.
Un jour, lors d’un de ses rares instants de lucidité, elle lui dit :
- J’ai peur Alex, je deviens complètement cinglée ! Je veux qu’on m’enferme comme on l’a fait pour Mary par ma faute. Je ne suis plus bonne à rien. Si tu savais comme j’ai peur de devenir dangereuse pour notre fille. Ne me laisse pas lui faire du mal.
- Voyons ma chérie, tu ne ferais pas de mal à Mary-Rêve ! Tenta-t-il de la rassurer, pas vraiment convaincu de ce qu’il affirmait.
- Regarde-moi Alex ! Vois ce que je suis devenue ! Une loque ! Je n’ai plus de force ! Je pourrais la laisser tomber ou pire… Rappelle-toi ce que j’ai fait à celle qui lui a permis de naître ! Promets-moi que tu ne me laisseras pas devenir un danger pour notre bébé ! Promets !
Il promit.
Ce ne fut plus que l’ombre pâle et maigre de l’ancienne Surprise qu’accompagné de deux infirmiers, il conduisit un matin dans l’un de ces établissements de repos très sélects qui avaient remplacé les hôpitaux psychiatriques d’antan. Il n’avait pas eu d’autre choix. Loup, le mari de Jézabel avait secrètement essayé de la guérir puis d’autres guérisseurs Mus appelés à la rescousse. Mais Dieu seul sait pourquoi l’esprit de la jeune femme avait résisté à leur fluide.
- Mon ami, je crois que seule Mary Bluestone aurait été capable de réparer son esprit malade, avait dit le Mutant résigné et malheureux pour Alexeï. Hawk peut-être…
- Non, ce serait trop risqué, pour nous mais surtout pour lui ! Je ne voudrais pas être responsable de son arrestation, pas après ce que ma femme a fait à la sienne ! Lui rétorqua-t-il, le cœur déchiré après avoir tant espéré du Pouvoir des Mus.
En fait, même s’il n’y était pour rien, Alexeï ne pouvait s’empêcher de culpabiliser. Avant de découvrir la nature spéciale de Mary, n’avait-il pas cautionné les yeux fermés les directives gouvernementales concernant les pratiques médicales visant à influencer le jugement et par là même à limiter le libre arbitre ? La paix du Monde était à ce prix, pensait-il alors ! Une soumission qu’il assimilait à présent à de la bêtise, quand ce n’était pas à de la lâcheté. Aujourd’hui, par tous les moyens dont il disposait, il faisait l’impossible pour se racheter.
Au cœur du territoire Navajo de Black Mesa où, par mesure de sécurité, résidaient à présent les parents de Blue Hawk, il avait ouvert un centre médical pour les lobos irrécupérables du camp australien. Dans cet hôpital secret travaillaient main dans la main les meilleurs guérisseurs Mus, les plus puissants chamans et médecine-men du peuple Navajo, ainsi que les plus brillants neuropsys choisis tant chez les Élus qu’au sein du monde médical « normal ». Tous unis pour tenter de stopper la progression de la terrible dégénérescence qui affectait uniquement les lobos Mutants, non seulement parce qu’ils subissaient une lobotomie plus poussée que les normaux mais en raison même de la spécificité de leur extraordinaire cerveau. Une dégénérescence qui devenait irréversible à partir du sixième mois suivant l’opération, les amenant plus ou moins rapidement à la mort au-delà de ce délai.
Alexeï ne comprenait pas pourquoi les Mus armés de leur formidable Pouvoir, n’arrivaient pas à guérir les Lobos profonds issus de leurs propres rangs. Pas plus qu’ils n’avaient guéri Surprise de la folie ! Ils n’étaient donc pas infaillibles ces diables de mutants ! Il ne comprenait pas d’avantage pourquoi, lors du raid astral, leur formidable talent n’avait servi à rien contre Solomon Mitchell ! Ou à si peu au regard de cette information essentielle qu’ils n’avaient pas été en mesure de lui soutirer, à savoir le lieu d’incarcération de Mary.
Il le leur avait demandé et ils avaient unanimement répondu que c’est volontairement qu’ils n’avaient pu pousser très loin cette tentative. Ils avaient de suite compris que l’individu qu’ils sondaient n’était pas comme les autres Sages. S’il n’était pas sans faille, le contrôle qu’il exerçait sur son propre psychisme était redoutable. L’homme se savait sondé ! Ils avaient réussi à extirper quelques uns de ses plus noirs secrets mais quand ils avaient voulu approfondir leur lecture dans les méandres de ce machiavélique cerveau afin d’y dénicher ce qu’ils tenaient tant à savoir, ils s’étaient heurtés à un noyau très dur, totalement inexpugnable.
Il les avait crus ! Pourtant refusant d’analyser la raison d’une telle attitude, il ne leur faisait pas encore pleinement confiance. Bien qu’acquis à leur cause, il gardait au fond du cœur quelques relents de réticence dont il ne parvenait pas à se défaire. On ne se désintoxique pas si facilement d’une drogue. Or, à l’égal de la majorité des normaux, il avait été drogué depuis son enfance. Alors sa culpabilité augmentait d’un cran et avec elle, l’impression de trahir Mary une seconde fois. Mary dont le sort l’inquiétait de plus en plus.
Elle avait dépassé le seuil fatidique des six mois depuis la lobotomie. La dégénérescence devait donc avoir atteint son stade irréversible puisqu’elle avait survécu. Certes Hawk allait la retrouver mais dans quel état ? La mort n’était-elle pas préférable à cette vie pitoyable que menaient les lobos recueillis à Black Mesa ? À moins que la qualité d’Élue qui faisait d’elle une métisse Mu, ne change les paramètres ! Et puis il y avait les bébés. Eux semblaient s’être développés normalement malgré des circonstances plus que défavorables. Enfants d’un Mu des plus puissants et d’une Élue à l’incomparable patrimoine génétique, ils étaient probablement et naturellement aptes à résister au pire. D’ailleurs, d’après ce que lui en avait dit leur père, ils ne semblaient pas avoir trop souffert des tortures et des privations subies par leur maman. Leur présence protégeait-elle Mary ? C’était possible !
Hawk n’affirmait-il pas qu’en dépit des milliers de kilomètres qui les séparaient de lui, grâce à l’émission constante de leur double pensée à travers le liquide amniotique et le ventre de Mary, il avait appris leur existence en même temps que la menace qui pesait sur eux et sur leur mère. C’est aussi grâce à l’extraordinaire ténacité de ces deux bébés hors du commun qu’il avait retrouvé la trace de sa femme.
C’était proprement incroyable !
Mais plus rien ne pouvait vraiment le surprendre de la part des Mutants. Surtout depuis le dernier rassemblement où il s’était rendu sur l’invitation de Blue Hawk.
Ce qu’il avait appris de Mary sur la Roue Universelle le jour de ses aveux, n’était rien en comparaison des véritables prodiges dont il fut l’un des nombreux témoins. Cela ne rendait que plus incompréhensible encore, qu’aucun de ces surdoués n’ait pu guérir Surprise, ni deviner où se trouvait la femme de leur leader ou que, même en groupe important et forts de cette union qui amplifiait leur Pouvoir, ils n’aient pu capter les ondes psychiques de la recluse, alors que deux faibles fœtus eux, avaient réussi à les joindre !
Non, vraiment, ils n’étaient pas infaillibles !
C’est sans doute en cela que résidaient cette humanité et cette normalité qu’ils revendiquaient au même titre que lui et les autres membres du genre humain. C’est également cela qui les rendait tellement attachants à ses yeux malgré ce reste de défiance qu’ils lui inspiraient. Il est toujours rassurant de constater que les plus grands des génies peuvent se tromper et que même un saint a ses faiblesses !
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Commentaires
La culpabilité l'a rendue folle, juste revanche pour Mary.
Bon après-midi.