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Chapitre 35
25 avril 2059. Ielo, 6 H 30
Baignée de sueur, Mary gisait au milieu des draps froissés. Elle avait perdu les eaux et luttait pour mettre ses enfants au monde. Elle avait un mois d’avance sur la date approximative qu’avait calculée Gertrud lors des examens qu’elle lui avait fait subir en prison. Arquée sous les assauts rapprochés des contractions, elle gémissait doucement. Bien qu’elle soit une primipare, les bébés paraissaient pressés d’arriver. Persuadée de l’imminence de l’accouchement, l’allemande s’y était préparée. Depuis quelques jours elle ne dormait que d’un œil, refusant de se laisser aller à un sommeil vraiment réparateur. C’est le hurlement de douleur de Mary qui l’avait réveillée vers 4h. Elle s’était aussitôt levée pour aller chercher Lûba mais celle-ci était déjà derrière la porte accompagnée d’une jeune femme du village. Elle savait !
- Voici Zinaïda, ma petite-fille. C’est une future guérisseuse. Elle a le don tout comme moi. Elle peut nous aider, si tu le veux bien ! Nous ne serons pas trop de trois avec ces deux petits tellement pressés de voir le jour ! Annonça-t-elle sans se départir de son éternel calme dès qu’elle eut franchi le seuil de la maisonnette.
Cette clairvoyance exaspérante dont faisait preuve la vieille iakoute, tenait à ses yeux plus de la sorcellerie que de la simple intuition. Elle se posta illico près de Mary dont elle commença à s’occuper sans un mot. Sa présence rassurante eut le don de calmer instantanément la parturiente qui cessa aussitôt de crier.
« Une sorcière, décidément ! » Pensa Gertrud excédée que cette femme, cette inconnue pour Mary, ait plus de pouvoir qu’elle auprès de sa protégée.
- Non répondit l’intéressée, répondant à cette réflexion pourtant informulée. Les sorcières n’existent pas si ce n’est dans ton imagination ou dans les contes de fée petite mère !
- Pfttttt ! Se contenta-t-elle de lâcher, prête à exploser
- Calme- toi et fais l’effort de me croire pour une fois ! Ce que je sais, tu le sais aussi. Ce que je possède, tu l’as en toi mais tu ne l’utilises pas car tu ignores qui tu es comme la majorité des gens d’aujourd’hui. Comme eux, parce qu’on t’y a forcée tu as rejeté ta vraie nature qui est celle commune à toute l’humanité
- Bla bla bla ! Jeta-t-elle.
Comme à son habitude elle ne saisissait pas vraiment le sens profond de ces mystérieux propos. Elle se dit juste qu’une fois de plus Lûba l’avait percée à jour un peu trop facilement à son goût, pour ne pas changer. Ce constat l’énervait passablement alors qu’elle avait besoin de toute sa maîtrise pour venir en aide à Mary.
Il fallait reconnaître que contrairement à elle, la vieille iélote, avait une longue pratique des choses de la vie. Elle, elle avait eu des enfants bien sûr mais elle n’avait jamais mis au monde ceux d’une autre femme. Qu’aurait-elle pu faire sans Lûba et ses potions miracles, ses onguents aux pouvoirs apaisants, ses gestes doux et sûrs, ses dons innés de guérisseuse et de sage-femme transmis de mère en fille depuis des générations ?
Sitôt entrée, d’un simple coup d’œil, elle avait évalué la situation. Elle avait alors posément pris les choses en main, distribuant les tâches avec autorité et douceur.
Elle avait fait boire à Mary une tisane aux herbes médicinales qui avait très vite calmé sa douleur, remplaçant ses cris stridents du réveil par des gémissements moins usants pour les nerfs. Puis elle lui avait enduit l’abdomen d’un baume lénifiant aux huiles essentielles tout en prononçant une espèce d’incantation qui avait eu pour effet d’apaiser totalement la future maman. Seules les contractions qui la faisaient régulièrement se cambrer, témoignaient du travail de l’accouchement. Pendant ce temps, efficace et silencieuse, Zinaïda avait mis de l’eau à bouillir sur l’antique poêle dans lequel brûlait la tourbe. Puis elle avait préparé des serviettes propres qu’elle avait soigneusement empilées sur un guéridon tandis que Lûba et elle changeaient les draps souillés du lit.
À présent, revêtue d’une ample chemise de nuit, Mary était allongée sur la grande table de chêne recouverte d’un drap immaculé, les reins légèrement surélevés par un gros oreiller. Près du feu ronflant joyeusement, le berceau de bois douillettement garni était prêt à accueillir les deux nouveaux -nés. Plus large que les autres, conçu tout exprès pour des jumeaux, il avait été fabriqué par l’ébéniste du village. Sur le guéridon il y avait aussi les deux couteaux stérilisés finement aiguisés qui devaient servir à couper les cordons ombilicaux. Ils baignaient dans une décoction dont Lûba gardait jalousement secrète la composition. Gertrud savait seulement qu’elle avait des vertus cicatrisantes rapides et qu’elle renforçait l’action stérilisante de l’eau bouillante.
Apparemment, dans ce coin reculé du monde, on ne connaissait pas les médicaments modernes ! À bien y penser, on se serait crus de retour au Moyen-âge ! Qui aurait l’idée de venir les chercher ici ? Mais ce n’était pas l’heure pour se poser des questions sur leur sécurité ! Mary allait enfanter ! Elle avait beau se fier aux évidentes compétences de la sage-femme, Gertrud ne pouvait empêcher son cœur de battre la chamade et ses tripes de se nouer d’appréhension.
En repensant terrifiée à tout ce qu’avait déjà enduré Mary, elle se disait que cet accouchement à l’ancienne, dans ce trou perdu éloigné de toute unité médicale correcte pouvait s’avérer risqué. Surtout qu’il s’agissait de jumeaux en plus ! Si ça devait mal se passer…Si elle en mourait…Après tout ce qu’elles avaient traversé ensemble, les dangers qu’elles avaient courus, qu’elles couraient encore … Ce serait trop injuste !
- Ne crains rien Gertrud ! Tiens-lui la main, aide la à pousser quand il le faudra et tout ira bien petite mère !
- Mais son cerveau est mutilé…les bébés…
- Ils sont non seulement beaux et sains, parfaitement constitués mais en plus, ils sont exceptionnels ! Leur esprit est aussi brillant que l’était celui de leur mère avant que les bourreaux à la solde du Dragon n’accomplissent leur sale besogne. Ils seront aussi puissants, plus même que celui qui les a engendrés. Sais-tu quel est leur nom ?
- Bien sûr que non quelle question! Parce que toi tu le sais, peut-être?
- Oui, je le sais ! Ils me l’ont dit. Océane est celui de la fille, Petit Faucon, celui du garçon.
- Fariboles ! Tu inventes ou tu déraisonnes Lûba ! Je crois que l’âge te……
- Mon âge n’a rien à voir là-dedans ! La coupa-t-elle. C’est ainsi ! Accepte donc les choses telles qu’elles sont, femme ignorante, sinon tu vas souffrir ! Je te l’ai déjà dit, leur père les recherche. Ils ne t’appartiendront jamais ! Allons ma fille, assez palabré maintenant, ils arrivent !
En effet, Mary recommençait à geindre doucement, donnant raison à Lûba qui fit couler entre ses lèvres une nouvelle rasade de sa mystérieuse potion analgésique. On était bien loin des techniques très affûtées d’accouchement sans douleur, pratiquées dans les Hôpitaux là bas, si loin, dans ce monde civilisé qu’elle était en train d’oublier !
- Allons-y, c’est le moment, déclara la iakoute.
Elle cala le pied droit de Mary contre la hanche menue de Zinaïda et le gauche contre celle plus large de Gertrud. Elle -même se plaça au bout de la table, entre les jambes de la parturiente pour officier.
- Vas-y ma belle, pousse maintenant ! Pousse tes petits hors de ton ventre ! Pousse ! Psalmodiait la sage-femme.
Instinctivement, obéissant à la voix persuasive, Mary poussait et haletait alternativement. Lûba la stimulait et lui épongeait le front tout en guettant la progression du premier jumeau dans le col maintenant grand ouvert. Gertrud lui tenait la main et l’encourageait aussi du mieux qu’elle pouvait en lui murmurant des mots tendres comme le ferait une mère à son enfant. Elle avait l’impression que le travail durait depuis des heures quand, d’une ultime poussée laborieuse, arquée sous l’effort, Mary expulsa son premier né en hurlant.
C’était le garçon. Un épais duvet blond recouvrait son crâne délicat. À l’instant même où il sortit, il cria vigoureusement pour marquer son entrée dans le monde et dans la lumière. Un braillement victorieux et libératoire. Lûba coupa le cordon, ligatura soigneusement l’ombilic avant de poser le bambin rouge et braillard sur la poitrine de sa mère qui referma aussitôt les bras sur lui.
Les poussées reprirent presque dans la foulée. Lûba eut tout juste le temps de recueillir entre ses mains, la ravissante petite-fille très brune qui suivit son frère en criant presque aussi fort que lui. De soulagement aurait-on dit.
Il s’était écoulé à peine cinq minutes entre les deux bébés. Océane rejoignit Petit Faucon dans le doux cercle des bras maternels. Gertrud fut sûre cette fois, d’avoir vu un vrai sourire éclairer le visage apaisé de Mary.
- Bienvenus sur cette terre mes petits anges ! Clama Lûba en s’épongeant le front.
Zinaïda retira les nourrissons des bras de leur mère pour leur donner les premiers soins. Mary ne résista pas.
C’est à peine si elle réagit lorsque Lûba appuya sur son abdomen pour expulser le placenta. Elle se laissa faire de la même façon sans le moindre gémissement, quand Gertrud la lava puis la recoucha délicatement entre les draps propres de son lit.
Épuisée, elle s’endormit aussitôt comme le firent ses enfants, propres et habillés de mignons vêtements tricotés et cousus par les femmes du village.
Réunis dans le grand berceau près du feu, tournés l’un vers l’autre, les yeux clos et le souffle paisible, ils étaient adorables. Gertrud les regardait, émue, émerveillée. Elle ne cessait de s’extasier de cette double naissance miraculeuse à plus d’un titre. Finalement, tout avait été si facile ! On n’avait eu nul besoin des progrès de la médecine, ni de ceux de la domotique.
Un antique poêle, de la tourbe, de grandes marmites d’eau bouillante, des potions étranges, des onguents qui ne l’étaient pas moins, une table rustique et solide et les doigts magiques d’une vieille sage-femme aux méthodes ancestrales pour aider le travail de la nature ! C’était tout ce dont avait eu besoin Mary pour enfanter de ces deux inestimables petits trésors dont elle, Gertrud Baumann, se sentait d’ores et déjà la grand-mère jusqu’à la moelle.
- Tu ne seras jamais leur grand-mère, cesse donc de te leurrer ! Mary n’est pas ta fille ! Lui rappela Lûba, la tirant brutalement de son rêve éveillé.
- Pourquoi ? J’en ai bien le droit ! Il ne lui reste que moi désormais et comme elle n’a plus sa tête, les petits ne pourront compter que sur moi !
- Pour un temps seulement, souviens-toi !
- Lûba, tu m’agaces à toujours croire que tu sais tout d’avance ! Quand les enfants seront assez…
- Tu n’auras pas le temps de fuir mamouchka, crois-moi ! N’écoutes-tu donc jamais ce que je te dis ? Il va venir te les reprendre !
- Qui va venir ? Leur père le fameux faucon ? Il ne sait pas où nous sommes ! Comment le saurait-il ?
- Il sait pourtant !
- Qui le lui aurait dit ?
- À quoi bon t’expliquer des choses que tu refuses de comprendre ? Tu es une entêtée de la pire espèce Gertie !
Ladite Gertie n’écoutait plus, toute à la contemplation des amours de bébés endormis.
- Je vais les appeler…
- Océane et Petit Faucon !
- Ridicule ! Macha et Sacha, voila qui leur irait bien mieux, en souvenir de l’endroit où ils sont nés, tu ne trouves pas ?
- C’est peut-être vrai mais ils n’aimeraient pas ! Océane et Petit Faucon sont les prénoms que leur a choisis Mary.
- Elle ne…
- Quand elle a su qu’elle était enceinte, elle a su très vite aussi que ce serait des jumeaux ! Voilà ce que moi je crois !
- N’importe quoi ! Et toi, comment tu sais tout ça ?
- Gertrud folle enfant, tu n’écoutes vraiment que ce que tu souhaites entendre ! Je te l’ai déjà dit, ce sont eux qui m’ont soufflé ces prénoms ! Parce que ce sont les leurs !
- Crois ce que tu veux ! Moi en tous cas, quoi qu’il arrive je les appellerai Macha et Sacha ! Ils sont trop petits pour avoir le choix !
- Fais comme bon te semble ! Je renonce à te faire comprendre que tu te trompes et que tu finiras par te mordre les doigts de ton stupide entêtement !
Toujours en adoration devant les jumeaux, l’ex-gardienne faisait la sourde oreille. Leur tâche accomplie dans la maisonnette des bois, Lûba et sa petite-fille s’en retournèrent au village.
À 8h, au moment précis de la naissance des petits, le glas avait retenti au loin. Un travail d’un tout autre genre attendait la vieille femme.
- La nature respecte ses propres lois, deux morts pour deux vies, c’est le prix ! Avait-elle dit en entendant le triste tintement.
À Ielo, deux vieillards venaient de quitter le monde à tout juste cinq minutes d’intervalle. Un mari et sa femme tout deux âgés de 127 ans. Ils avaient fait leur temps sur la terre et laissaient naturellement leur place à de jeunes pousses !
Le soir venu, étendue au fond de son lit sous l’épaisse couette de plumes, recrue de fatigue, Gertrud ne parvenait pas pour autant à trouver le sommeil. Un détail troublant qu’elle avait tenté d’oublier, revenait la tarauder. Le matin-même, alors que le cœur gonflé de tendresse, elle contemplait les jumeaux endormis, ils s’étaient réveillés ensemble et leurs yeux s’étaient posés sur elle.
Véritablement et intelligemment posés sur elle !
Ils l’avaient regardée comme s’ils la reconnaissaient. Elle s’était sentie sondée, transpercée jusqu’à l’âme et jusqu’aux tréfonds de son esprit plein de confusion, par ces deux paires d’yeux inquisiteurs…
Les élucubrations de cette vieille gâteuse de Lûba l’avaient sûrement influencée. Il ne pouvait s’agir d’autre chose !
Elle ne pouvait qu’avoir imaginé ces regards intelligents bien entendu ! Les nouveau-nés sont à peine plus que de petits animaux ! Puis elle se rappela qu’elle avait entendu, ou cru entendre leurs deux voix murmurant dans sa tête alors qu’ils n’étaient même pas encore sortis de l’utérus de leur mère…
Tags : septième rassemblement, séparation, Ielo, Iakoutie, Mary-Anne, naissance, jumeaux
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Commentaires
Il ne faudrait pas qu'elle s'attache trop à ces enfants, ils ne sont pas les siens et l'état de leur mère s'améliorera.
2 enfants changent une vie.