• Chapitre 36

    Kerhostin, Bretagne.

     

    Le 25 avril vers 4h du matin, Hawk s’était brutalement réveillé dans la peau de sa femme au ventre distendu. Le travail avait commencé. Là-bas, dans la cabane de rondins nichée au cœur de la forêt, les jumeaux allaient naître. Mary souffrait des premières douleurs de l’accouchement. Elle criait…Puis la douleur vive s’était apaisée. Une odeur d’herbes médicinales lui montait aux narines en même temps que des mains douces le massaient. Il était étendu sur une surface dure. La chaleur d’un poêle le pénétrait jusqu’aux os. Il se sentait presque bien et se serait endormi si les enfants n’avaient pas eu tellement envie de voir le jour. Ils étaient un peu en avance les petits diablotins ! Quelque part tout au fond de lui, pour les encourager, une voix oubliée répétait sans cesse : « Mes petits…mes petits…mes amours… »

    Oui, c’était bien la voix douce de Mary qui sourdait de l’abîme glauque de son esprit, tandis que ses entrailles livraient la bataille de l’accouchement.

    Aussi soudainement qu’il avait été sa femme, il fut les jumeaux. Comme s’il s’était agi de lui-même, il vécut une à une toutes les étapes de leur naissance, avec l’étonnante et enivrante sensation de se rappeler la sienne.

    Il vécut la laborieuse progression de petit Faucon dans le col qui s’élargissait à son passage, son premier cri, la première goulée d’air qui envahit et gonfla ses poumons. Il vécut son premier regard déjà perspicace de Mutant sur le visage tanné et ridé de Lûba. Il connut enfin le merveilleux contact de son petit corps nu, encore gluant de sang et de graisse, sur la poitrine de sa mère. Puis il fut Océane, jaillissant à son tour entre les mains de la vieille sage-femme. À son tour il poussa un cri de délivrance et de soulagement en respirant pour la première fois. Comme son jumeau, il fut déposé sur le doux giron maternel, tout près de lui, enserrés dans les bras de maman…

    Quand il reprit conscience, Hawk pleurait sans honte. De joie ! Par l’intermédiaire des doigts minuscules de ses enfants, il avait senti la peau douce de Mary et sa tête, par les leurs, s’était nichée entre ses seins épanouis déjà gonflés de lait.

    Là-bas, au fin fond de la Sibérie, en terre iakoute, le miracle de la vie s’était accompli grâce à Gertrud et à une vieille guérisseuse qui avait su garder intact l’héritage de ses ancêtres. Des dons innés que la majorité des humains de ce siècle et des précédents, rejetaient par peur, par paresse ou par indifférence. Bien qu’elle ne soit pas Mutante, Lûba voyait plus loin que les autres, comprenait plus vite. Elle savait écouter et interpréter ce que seul un esprit hors du commun peut percevoir. Elle était capable de guérir les maux du cœur autant que ceux de la chair. Elle connaissait des vérités interdites aux simples mortels. Si elle avait appris les prénoms des jumeaux, c’est parce qu’elle avait perçu la double émanation de leur pensée à travers le ventre de Mary. Parce qu’ils vivaient au plus près de la nature, les gens de son village étaient naturellement intuitifs mais elle l’était plus encore qu’aucun d’entre eux ! Avant même que Gertrud et Mary n’arrivent à Ielo, elle avait vu leur venue imminente. Et sitôt qu’elle avait perçu la double vie dans la matrice de sa femme, elle avait appris son existence à lui, le père des jumeaux ! Lûba, vénérable représentante du vieux peuple Sakha était extraordinaire ! Elle aurait largement eu sa place dans la grande famille des Mus !

    Quant à lui, dans son repaire de Bretagne où il était venu se reposer et préparer avec ses amis le long voyage vers sa femme et ses enfants, il percevait les pensées de la guérisseuse, comme si leurs esprits avaient été reliés malgré la distance par un mince fil tendu entre eux par les jumeaux et qui se consolidait depuis leur naissance. Lûba pressentait le danger qui se rapprochait. Elle l’enjoignait lui, le Faucon, de venir au plus vite. Il n’était pas surpris qu’elle le surnomme le Faucon ou qu’elle appelle le Dragon noir, celui dont elle captait l’aura malfaisante. N’était-ce pas ainsi que lui-même et ses amis surnommait Solomon Mitchell l’ennemi juré des Mutants ?

    Dans l’esprit inquiet de Lûba dont le visage lui apparaissait de plus en plus clairement, il voyait trop souvent se former l’image d’une meute de chiens féroces, lancée sur les traces de sa femme. Il entendait aussi les appels au secours de ses enfants qui, hors de l’abri du sein maternel, se sentaient plus que jamais effrayés.

    Ce qui plus que tout le faisait souffrir et l’emplissait d’une sourde angoisse, c’était d’avoir de nouveau perdu le contact avec Mary. Ce lien unique qui s’était tissé entre elle et lui par l’intermédiaire des bébés, venait d’être soudainement rompu par leur naissance. Dès qu’ils avaient commencés à émettre vers lui, petites consciences en gestation terriblement volontaires, faute de communiquer avec elle, il avait pu le faire avec eux, hôtes de son corps. Ainsi avait-il pu découvrir petit à petit, grâce à eux, dans quel état elle se trouvait. Comme ses petits, il s’était heurté à ce noyau dur qui avait subsisté au fond de son psychisme détruit par la lobotomie. Là survivait peut-être l’étincelle de l’ancienne Mary. Celle qui, en dépit de sa déchéance chantait à ses fœtus la berceuse de sa propre enfance. Celle qui savait encore s’extasier à la vue des étoiles ou du soleil, même si elle paraissait le faire de façon instinctive. Animale pensait Gertrud !

    Les jumeaux semblaient en outre avoir retardé sinon stoppé la progression de la sournoise dégénérescence qui finissait le plus souvent par tuer les Mutants lobotomisés. Ou quand elle ne les tuait pas, les laissait à l’état de loque humaine le reste de leur vie ! Qu’en serait-il de Mary maintenant que ses petits « protecteurs » n’habitaient plus ses entrailles ? Il se raccrochait désespérément à l’idée qu’elle résisterait jusqu’à son arrivée. Elle tiendrait la promesse de s’aimer même au-delà de la mort, qu’ils s’étaient mutuellement faite lorsqu’ils avaient dû se séparer, ne sachant pas encore que c’était pour bien plus longtemps que ce qu’ils avaient prévu.

    « Quoiqu’il arrive, le lien entre nous est plus fort que tout. Il ne peut être rompu » S’étaient ils dits.

    Galvanisé par cet espoir, il pouvait réfléchir un peu plus sereinement à l’organisation de l’expédition vers la lointaine Iakoutie. On le pressait de toutes parts pour cela. Quand il avait annoncé à tous la naissance de Petit Faucon et d’Océane, en commençant par Félie qui s’était effondrée en larmes dans ses bras, une immense clameur d’allégresse avait résonné dans ses pensées, suivie tout aussitôt par la question qu’il attendait :

    « Quand partons-nous les chercher ? »

    À contrecœur, il avait dû freiner leur enthousiasme. Les exhortant à la patience, il leur avait expliqué que le lieu où se cachaient Mary et sa protectrice, ainsi que la saison humide, rendaient tout voyage périlleux, voire impossible pour les nouveau-nés. En Sibérie, le printemps est particulièrement long à venir. Très pluvieux, il rend bien des petites routes bourbeuses et impraticables, or, c’était de telles routes que l’expédition allait devoir emprunter. S’il prêchait ainsi la sagesse et l’attente, c’est qu’un soir où lui-même rongeait son frein, dévoré par l’envie d’agir, il s’était soudain retrouvé en transe, traversé par une vision si puissante qu’il avait eu la sensation de se dédoubler. Lûba lui était apparue, à la fois si proche et si loin, là-bas, dans son petit village perdu au bord de la Léna, en plein cœur de la taïga sibérienne.

    Le regardant droit dans les yeux, elle lui parla :

    « Je sais que je t’ai demandé de venir rapidement Faucon mais aujourd’hui, je te recommande la plus grande prudence, car tu auras trois trésors inestimables à protéger du danger. Tout devra être préparé avec une extrême minutie. Ne laisse rien au hasard, le parcours sera long et semé d’embûches ! Tu n’ignores pas que désormais, le Dragon noir sait que tu recherches Mary. Que les dieux soient remerciés, il ignore encore qu’elle est ta femme et qu’elle a eu des enfants. Je tremble à l’idée de ce qu’il ferait s’il l’apprenait !

    Heureusement, les gops lancés à la poursuite de l’évadée de Krepotz’7, sont pour le moment retardés eux aussi par les mauvaises conditions météorologiques. Sans compter qu’ils paraissaient tourner en rond depuis plusieurs jours, comme si le brouilleur psy implanté dans le cerveau de Gertrud avait cessé d’émettre ! C’est une chance ! Cela donnera à ta femme le temps de se remettre de l’accouchement et aux jumeaux d’être assez vigoureux pour entreprendre un aussi long voyage ! Prépare-toi bien Faucon et emmène avec toi ceux dont tu tires ta force ! Plus nombreux vous serez, plus grand sera votre Pouvoir, je le sais ! Prépare-toi et viens, tes petits t’attendent ! »

    Cette vision et les conseils avisés de cette femme tellement sage le confortèrent dans sa décision de temporiser encore un peu avant de monter ce qu’il avait baptisé « l’Opération Sirène ». Une mission de sauvetage que ses amis appelaient de tous leurs vœux. Félie elle-même piaffait d’impatience, le moral un peu plus au beau fixe depuis qu’elle était devenue grand-mère.

    - Quand tu iras chercher Mary et mes petits-enfants, je partirai avec toi fils !

    Elle ne demandait pas, elle affirmait, péremptoire et décidée. Pour elle aucun doute n’était permis, elle retrouverait sa fille intacte ! Elle voulait y croire.

    Hawk n’avait pas le cœur à lui faire comprendre qu’il fallait peut-être envisager une autre éventualité. La pire de toute étant que sa fille chérie soit devenue irrécupérable. C’était ce que beaucoup de ses amis pensaient, tant chez les Mus et les Élus que chez les normaux. Dans les jours qui avaient suivi la naissance des jumeaux, bien des avis partagés lui étaient parvenus. Le plus pessimiste venait d’Alexeï que la folie de sa femme poussait à voir tout en noir. Ça et ce qu’il avait pu constater au centre d’accueil de Black Mesa.

    - Il vaudrait mieux pour elle qu’elle meure très vite ! Maintenant que tes enfants sont nés, le rôle de barrière qu’ils assuraient est caduc. La dégénérescence va reprendre son inéluctable progression et tu ne pourras malheureusement plus rien pour elle quand tu la retrouveras. Tu as bien vu ce que deviennent les Mus lobotomisés quand ils survivent au-delà des six mois fatidiques ! Je suis sûr que tu ne voudrais pas ça pour ta femme mon vieux !

    Lui avait-il dit lorsqu’il avait appris la naissance des enfants. Hawk s’était contraint au calme afin de lui répondre sans colère.

    - Il est heureux que tu ne sois pas à côté de moi mon ami, sinon je t’aurais mis mon poing sur la gueule !

    Quelques Anciens de la Roue faillirent subir ce doux sort quand ils s’avisèrent de faire ce même type de réflexion à leur irascible Rassembleur.

    Heureusement pour sa santé morale, il avait autour de lui, avec Ophélia qui se montrait la plus entêtée de tous, une bande d’optimismes inconditionnels et indéfectibles. Il savait pouvoir compter en particulier sur Brise et Nuage, Jézabel et Loup, ainsi que sur Hubert qui avait promis de quitter illico son chantier à Rio dès que Blue Hawk aurait décidé de partir en Russie.

    - Je veux être du voyage ! Ne pars pas sans moi ou il t’en cuira Hawk Bluestone ! Avait-il menacé, brisé d’émotion, le ton rogue de sanglots contenus.

    Celui-là aimait toujours Mary, Hawk en était convaincu. Même au vidéophone il avait pu lire le cheminement de sa pensée.

    « Si c’était moi qu’elle avait épousé, nous aurions peut-être aussi des enfants aujourd’hui et elle serait en sécurité avec eux, auprès de moi, au lieu d’être obligée de se cacher dans ce trou perdu au bout du monde… »

    Il avait failli lui répondre :

    - Dieu sait que tu as raison mon ami ! Comme je regrette parfois qu’elle soit ma femme et non la tienne !

    Mais il s’était retenu. Penser ainsi, c’était retourner le couteau dans la plaie. Plus encore, c’était commettre la pire des trahison envers sa bien-aimée qui, il le comprenait mieux que jamais, avait tout sacrifié pour le préserver et lui permettre d’accomplir la Mission.

    Même Fleur de Lune que le chagrin minait, brûlait presque autant que lui de partir chercher Mary. Elle surmontait tant bien que mal la perte de Lazaro et désirait plus que tout trouver dans l’action un exutoire à sa douleur. Mieux que les autres, elle devinait sans mal les doutes qui l’assaillaient et lui rongeaient le cœur.

    - Aies confiance mon frère, je suis sûre que tu parviendras à la guérir, même s’il te faut du temps pour cela ! Ton amour pour elle t’y aidera. Et puis nous serons là pour joindre notre Pouvoir au tien, alors ne laisse pas le doute t’entraver !

    Du temps avait elle dit ! Or il avait une conscience aiguë que c’était justement cela qui risquait de lui manquer, bien plus que de confiance ! Voilà pourquoi il lui était si pénible de prêcher la patience à ses amis. Et bien d’avantage encore de mettre un frein à sa propre impatience !

    Parce qu’il partageait les visions et les perceptions de Lûba, plus que les autres Mus, il pouvait sentir les relents délétères de la Meute que Solomon avait lancée aux trousses de Mary. La haine du Dragon avait décuplé en même temps que sa soif de vengeance après le Cinquième Rassemblement. Il voulait avoir Hawk. Depuis qu’il avait acquis la certitude que la prisonnière évadée pouvait devenir le ferment de la capture du chef des mutants, il avait mis tout en œuvre pour être le premier à mettre la main sur elle. Même si les espions dépêchés à Pékin lui avaient rapportés des tas d’indices le confortant dans son intuition, c’est son machiavélique cerveau qui bien avant cela, avait tiré du silence des membres de la Roue - de leur leader surtout - concernant cette femme, des conclusions totalement contraire à celles qu’ils escomptaient le voir adopter.

    Hawk aurait dû se douter que cet esprit tortueux entre tous, bâtirait des hypothèses que nul autre que lui ne pouvait échafauder. Alors que tant de monde s’était soudain remis à parler de Mary-Anne Conroy-Defrance, pourquoi seule la secte à laquelle elle était censée appartenir, se taisait-elle aussi opiniâtrement à son sujet ? Ce fait lui semblait d’autant plus étrange que ladite secte se montrait désormais au grand jour, comme pour narguer les autorités. Comme pour le narguer lui tout particulièrement ! C’était lui qui avait mis dans la tête des membres du gouvernement que le silence des Mutants au sujet de la condamnée de l’historique procès de Lille, était voulu !

    Il lui fallait absolument reprendre des rênes devenues lâches entre ses mains ! Son pouvoir auprès des sages qui lui était encore acquis, s’amoindrissait dangereusement ! Quoi de mieux pour le récupérer que de capturer le gourou des mutants ?

    Il avait terminé l’épuration entreprise au sein du Gouvernement Unique. La trahison de Phil Adams lui avait servi de prétexte pour se mettre à soupçonner tout le monde. Tous ceux qui avaient peu ou prou montré un jour de la réprobation ou une once de rébellion envers ses directives, disparurent comme par hasard de la scène publique. Ils prirent leur retraite anticipée ou donnèrent leur démission. Après quoi ils succombèrent fort à propos à de foudroyantes crises cardiaques, ce qui était devenu très rare mais qui arrivait encore parfois à ceux qui omettaient de se soumettre aux contrôles de santé obligatoires. Ou alors ils périrent dans de stupides accidents. Très curieusement leurs familles quittèrent le pays du jour au lendemain sans crier gare et sans laisser de traces. Seuls les Mus surent que tous ces gens avaient été éliminés de l’unique façon que connaisse Solomon : l’assassinat. Même ceux qui, sentant le vent tourner, tentèrent une fuite précipitée, furent abattus avant d’avoir eu le temps d’aller très loin.

    Les Sages qui en réchappèrent, ne durent leur salut qu’à une veulerie de bon aloi envers le Maître tout puissant de la Maison Blanche. Ceux-là s’étaient opportunément rangés derrière lui, bien décidés à conserver à n’importe quel prix, les miettes de pouvoir qu’il leur avait laissées en aumône. Ils ignoraient bien sûr que s’il les gardait encore à son service, c’est parce qu’il avait besoin d’eux jusqu’à ce que les marionnettes lobotomisées, véritables androïdes perfectionnés qu’il mettait au point pour les remplacer, soient parfaitement fonctionnelles. Il voulait un gouvernement de Sages qui lui soient dévoués sans qu’il ait besoin de recourir au chantage ou à la corruption. La folie meurtrière et la soif de pouvoir absolu avaient totalement obscurci le cerveau du Dragon noir. Dévoré par l’ambition d’atteindre le plus haut sommet, il voulait devenir le seul maître du Monde.

    Rien ni personne ne paraissait capable de l’arrêter, sinon celui qu’il pourchassait sans relâche : Hawk Bluestone.

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  • Commentaires

    2
    Lundi 5 Décembre 2022 à 15:45

    C'est comme dans certains états que je ne citerai pas, tu n'es pas d'accord avec le dirigeant en chef et tu te "suicides". Il en est mort quelques-uns dernièrement.

    1
    Lundi 5 Décembre 2022 à 10:28

    Le sang coule dans ce chapitre.... amitiés, JB

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