• L'Arbre 1- Chapitre 8- Le Chat

    Le chat qui dort

    Couché en rond à l’ombre du feuillage

    Sage,

    L’animal aux yeux d’or

    Dort.

    Sa moustache frémit…

    Souris,

    Toi si belle à croquer

    Il ne faut pas te fier

    À la patte traînant

    Nonchalamment.

    Vois l’oreille qui l’air de rien remue,

    Ingénue,

    Les frissons de l’échine

    Et la babine

    Qui se retrousse

    En douce…

    Tu crois qu’il songe,

    Mensonge !

    C’est un chat,

    N’oublie pas !

    L’animal aux yeux d’or

    Ne dort

    Que d’un œil

     

    A-M Lejeune

     

    Le Chat

     

    Je suis un témoin oculaire. Je vois et ce que je vois me fait craindre le pire.

    Je vois l’Arbre amoureux qui tente par tous les moyens dont il dispose de capter l’attention de l’élue de son cœur. Tout à son entreprise de séduction, il ne voit rien d’autre.

    Je vois la femme en pleine mutation, à peine consciente encore de ce qui lui arrive. Toute à la découverte extasiée de son nouvel ego, elle ne voit rien d’autre.

    Je vois l’homme que ces transformations inquiètent, apeuré, perturbé par ce qu’il ne comprend pas. Tout entier à ses tentatives désespérées pour saisir l’insaisissable, il ne voit rien d’autre.

    Je les vois, tous les protagonistes de cette folle histoire, englués dans leurs rêves, leurs angoisses mal définies, leurs tourments secrets. Englués tels de misérables moucherons au centre d’une immense toile d’araignée. Ils ne se débattent même pas pour en sortir. Ils ne voient pas la réalité de ce qui les attend. Ils ne voient pas ou ne veulent pas voir les indices qui s’accumulent, les fils sombres qui se tissent dans la trame de leur existence, les nuages noirs qui se profilent à l’horizon et vont bientôt s’amonceler au-dessus de leur tête.

    Moi le Chat, qui possède neuf vies ainsi que le dit la légende – et la légende se trompe de quelques unes – j’en sais bien plus que ce que prétend Arbre.

    C’est un fait, je suis égoïste ! Mais comment ne pas l’être quand on a bien plus de neuf vies à vivre et à voir mourir ceux qu’on aime autour de soi ? On s’endurcirait à moins, pas vrai ? Aussi, je l’avoue, je prends ce que chacune de mes réincarnations successives m’accorde : la chaleur d’un foyer, des maîtres affectueux, leurs caresses, la pitance qu’ils me préparent chaque jour. En tant de vies, je n’ai pas eu, je n’aurai pas toujours ce bonheur. Quand il m’échoit comme dans celle que je mène aujourd’hui, j’en profite, c’est bien normal non ?

    Il y a toutes ces autres fois passées et à venir où mon lot quotidien de chat a été ou sera les coups, l’abandon, la faim, la solitude, la maladie et tant d’autres avatars que je ne dirai pas car ce n’est pas de moi dont il s’agit dans cette narration. Enfin, pas que de moi !

    Je suis borgne mais je vois et en observant les héros de ce conte pour le moins fantastique, je ne puis m’empêcher de citer ce dicton qui appartient à l’histoire des Hommes et dont l’auteur reste pour moi un illustre inconnu :

    «  Il n’est pire sourd que celui qui ne veut point entendre, il n’est pire aveugle que celui qui ne veut point voir. »

    Dans la pupille rétrécie de mon œil unique se dessine un avenir funeste pour mon ami et pour celle qu’il aime autant que je l’aime à ma façon.

    En moi réincarné vit un vieux Sage que plus rien ne devrait surprendre. Un vieux Sage néanmoins surpris par ce qu’il devine au-delà des apparences.

    Tu dis que je dors Arbre ! Mais c’est toi que le sommeil tient prisonnier. Toi que ton rêve d’amour fou empêche de voir et d’entendre la réalité. Ébloui par tes sentiments, obnubilé par la quête de ton Graal personnel, tu ne vois que ce que tu veux voir et n’entends que ce que tu veux entendre.

    Arbre ! Réveille-toi avant qu’il ne soit trop tard ! Pendant que ton magique songe te fait miroiter un avenir radieux, c’est ton destin qui se joue. Et le sien.

    C’est la mort que je vois, spectre ricanant. Ta mort et la sienne.

    Ô mon ami ! Tu es si jeune encore ! Tout pétri de ta propre importance, tu ne m’écoutes pas. Toi qui désires si fort qu’Elle t’entende, tu ne m’entends pas !

    Pour toi, je ne suis qu’un gros chat qui rêve en dormant, protégé par l’ombre miséricordieuse de ton vert feuillage. Tu me crois égoïste et insouciant, je ne suis que résigné à l’inéluctable sort de ceux que je croise et croiserai encore au cours de mes nombreuses existences. Je ne sais que trop que je n’y peux rien changer.

    Ce qui doit être sera. Tout doit finir. Tout doit mourir. Même toi qui te crois invincible. Même moi qui suis déjà presque au soir de ma septième vie.

    Arbre, ton savoir et la science des Humains dont tu te targues d’être un dépositaire privilégié, ne te servent à rien ! La passion qui te dévore étouffe ton entendement. Elle te rend aveugle et sourd à tout ce qui n’est pas Elle. Je t’en supplie, reprends-toi !

    Tu te développes tellement vite, de façon si imprévue pour ne pas dire anarchique, que tu attires sur toi bien des regards et des commentaires interrogateurs. Ils n’ont aucun soupçon sur les véritables raisons de cette croissance  anormale. Et ils n’en auront jamais, ils sont trop ignorants mais cela ne les empêche pas de se poser des questions.

    Il dit :

    - Il sera bientôt trop grand pour notre petit jardin ! Ce n’est pas possible, on a du mal lire l’étiquette !

    Elle dit :

    - Mon Dieu ! C’est incroyable comme il a poussé ! Il est magnifique !

    «  Tu es magnifique ! » Te dit-elle en aparté.

    Ils disent :

    - Mon vieux, il est rudement grand ! Ça fait combien que tu l’as ? Deux ans à peine ? S’il continue à pousser comme ça, tu vas devoir le couper !

    À chaque visite de la famille, des amis, des voisins, des inévitables commères qu’Elle continue à recevoir plus par habitude que par plaisir, c’est la même rengaine.

    - Oh la la ! Il est vraiment TROP grand pour un aussi petit jardin !

    - Comment ça, trente mètres à maturité ? C’est TROP !

    - Mes pauvres ! Trop, c’est TROP ! Vous n’attendrez pas jusque là pour le COUPER j’espère !

    À l’écoute des conseilleurs avisés, il acquiesce envisageant le pire.

    - C’est bien dommage mais c’est vrai, on sera obligés de le COUPER un de ces quatre !

    Intérieurement elle bout et les maudit tous tandis que, souriante, elle répond :

    - On a bien le temps ! Avant qu’il n’atteigne les trente mètres, il aura coulé de l’eau sous les ponts !

    - Oui mais…

    Elle coupe court, incisive :

    - Oui mais, je n’ai pas planté un arbre pour le couper si vite !

    Ce qu’elle ne leur dit pas, ni a son mari ni à tous ces casse-pieds qui discutaillent d’un sujet qui ne les concerne pas, c’est qu’elle n’a pas l’intention de te couper. Ni maintenant ni dans un an ni jamais ! Tu es SON ARBRE !

    - Mais…Un jour ses racines vont soulever votre jolie terrasse ! Insistent-ils féroces.

    - C’est sûr ça ! Jubile-t-il. Et notre terrasse, tu y as pensé hein ? Au fur et à mesure qu’il va grandir, ses racines vont grossir, s’étendre, émerger et…Crrrrac !

    Ah, il est content ! Il le tient son scénario catastrophe ! Elle souffre et le déteste d’être si heureux à l’idée de couper son arbre.

    - Elle ne risque rien ta terrasse ! Les racines ça s’enfonce très profond ! Tu imagines, si toutes les maisons qui ont des arbres à proximité devaient s’écrouler à cause des racines ! Voyons, c’est idiot ! Tente-t-elle de le rassurer.

    Mais il ne lâche pas prise. Maintenant que s’est fait jour et ancré en lui le puissant désir de supprimer la menace grandissante d’un géant de trente mètres dans son jardinet lilliputien, il saisit tous les arguments :

    - Et le chat ? Ce n’est pas toi qui vas le chercher quand il est perché là-dedans !

    - Tu exagères ! Tu ne l’as fait qu’une fois et il n’y est plus retourné depuis ! Il ne recommencera plus, tu peux me croire, il a eu trop peur !

    - Ben ça, c’est toi qui le dis !

    Elle a raison pourtant. C’est vrai que j’ai eu la frousse de ma vie ! Cette fois-là, j’avais largement surestimé mes talents acrobatiques et j’étais grimpé tout en haut, presque jusqu’à ta cime mon ami. Tu m’avais obligeamment prêté tes plus belles branches pour m’en faire un escalier je me souviens ! J’avais rêvassé longtemps. Si près du ciel que je croyais pouvoir atteindre les étoiles ; si perdu dans mes méditations que j’en avais oublié que jamais le temps n’obéit au poète.

    « Ô temps, suspends ton vol et vous heures propices, suspendez votre cours ! »

    Foin que tout cela ! La nuit était tombée sans que je m’en rendisse compte et je risquais de tomber moi aussi, incapable que j’étais de redescendre dans le noir. L’œil que j’avais perdu durant ma turbulente jeunesse lors d’une mémorable bagarre pour une jolie femelle, m’avait laissé une vision nocturne très atténuée et une appréciation de la profondeur plus que déficiente. Pour une fois le vieux Sage qui sommeille en moi avait omis de me faire entendre sa voix. Peut-être s’était-il carrément endormi ? À moins qu’il ne se fût dit que c’est à force d’erreurs qu’on acquiert la sagesse. Au temps pour moi ! Si j’avais pu deviner que ma folle imprudence allait un jour servir d’argument contre toi, jamais je n’aurais joué les équilibristes. Et toi qui ne m’as rien dit ! Rien ! Pauvre naïf ! Tu te berces d’illusions !

    Désormais, l’idée semée va germer, s’enraciner, grandir jusqu’à devenir plus haute qu’un séquoia dans son esprit. Il n’aura de cesse que de t’abattre. Et comme elle n’aura de cesse que de te protéger, tu imagines ? Non, tu n’imagines pas, hélas !

    Le lien fragile difficilement renoué entre eux risque de se dénouer. Le mur d’incompréhension à peine détruit pourrait bien s’élever à nouveau et devenir muraille.

    Tu grandis… Les jours s’ajoutent aux jours. Les saisons se succèdent.

    Chaque printemps te voit reverdir et s’allonger tes branches. Chaque été ton ombrage s’étend un peu plus dans le petit jardin. Chaque automne fait flamboyer ton feuillage avant que tu n’en pleures jusqu’à la dernière feuille. Chaque hiver te pare de givre ou de neige, couvrant ainsi de diamants ou de fourrure immaculée ton grand corps dénudé.

    Tu es beau ! Aussi majestueux aux yeux de ta belle que le grand pin défunt qu’il t’arrive encore de jalouser. Cet arbre dont la mort cruelle alimente toujours ses souvenirs et dont un peu de sève mêlée à son sang coule dans ses veines.

    Il te regarde avec la conviction de plus en plus forte qu’il lui faudra bientôt sinon te couper, du moins te raccourcir pour t’empêcher de croître d’avantage. Et en regardant sa femme il se dit que décidément, tu prends trop de place. Et quelle place ! S’il savait !

    Elle te regarde avec tendresse. Enfin presque. Tu voudrais plus. Souvent, assise contre toi, adossée à ton tronc, elle s’abandonne à la douce quiétude que ton contact lui procure. Elle a enfin découvert ce lien insoupçonné tendu entre vous. Elle t’entend et te répond désormais. En silence vous communiquez dans un langage connu de vous seuls et qui exclut tous les autres, du moins le croyez vous, car moi je vous entends aussi. Je comprends.

    Tout !

    Et mon poil s’en hérisse. Je tremble, agité d’une terrible prémonition. En moi le sentiment qu’un danger imminent vous guette, s’affirme. Je vieillis. Ma septième vie va bientôt s’achever, je le sais. La voix du Sage qui m’habite n’a jamais été aussi forte et je déplore d’être le seul à la percevoir car elle m’annonce des évènements douloureux vous concernant tous deux et plus encore…

    Jusqu’à maintenant, Elle est parvenue à te préserver de l’instinct destructeur de son mari. De même elle a réussi à maintenir un semblant de cohésion dans leur ménage. La femme nouvelle qu’elle est devenue lui a été d’un grand secours pour y parvenir.

    Elle t’a annoncé le possible miracle et tu en souffres, même si tu te trouves injuste de jalouser ainsi son bonheur. Pour eux renaît l’espoir d’avoir un enfant. Ils ont consulté de nouveaux spécialistes. Le dernier, le plus éminent en la matière, leur a assuré qu’une intervention chirurgicale longue et risquée certes, pouvait vaincre sa stérilité. Elle est prête à la tenter, il est d’accord. Ils sont heureux. Pour l’instant…

    Elle a commencé le traitement pré opératoire. Il a recommencé à espérer. Et toi tu es malheureux parce que ce regain d’espoir l’éloigne de toi, atténuant le courant magique qui vous relie. Elle te parle moins et ne prend plus le temps de t’écouter, trop occupée qu’elle est à penser à ce possible enfant. Elle n’a plus besoin de toi pour être heureuse ! Ce constat te tue plus sûrement que si ton rival décidait soudain de t’abattre. Décision fatale qu’il a toujours reculée grâce à elle et à laquelle il ne pense même plus, tout à la joie de cette future paternité qui se profile enfin.

    Pour attirer de nouveau son attention, tu lui lances de frénétiques messages. Tu multiplies les imprudences, au risque de ramener sur toi les regards suspicieux de son compagnon.

    Et tu grandis, tu grandis ! Inconsidérément !

    Pauvre idiot ! Tu ne cesses de croître pour qu’Elle te regarde, oublieux de l’épée de Damoclès qui demeure brandie au-dessus de ta tête folle. Tu grandis tellement que tu es devenu une gêne, l’objet d’un conflit majeur entre la voisine qui est dans tous ses états, prête à toutes les extrémités pour obtenir gain de cause et le mari qui voudrait bien céder à ses exigences mais qui recule l’échéance pour na pas alourdir la peine de sa compagne, déjà si durement éprouvée.

     

    Ils ont échoué !

    C’était l’opération de la dernière chance et elle n’a pas donné les résultats escomptés. Les nouveaux examens ont malheureusement confirmé le premier et terrible diagnostic : stérilité incurable.

    - Il faut faire quelque chose monsieur ! Y en a marre ! On n’est pas obligés de supporter ça ! Toutes ces feuilles qui pourrissent dans notre jardin, vous ne vous rendez pas compte ! Et puis votre arbre, il nous fait de l’ombre !

    - Je vous comprends madame ! Soyez patiente, je vais aviser. Attendez seulement que ma femme soit un peu remise, s’il vous plait !

    - D’accord ! Je veux bien vous accorder un délai. Mais pas trop longtemps tout de même, je n’aimerais pas être obligée de porter plainte !

    Et voilà mon ami, comment ton sort est scellé pendant qu’inconscient tu poursuis tes chimères. Et encore ! Tu ignores le pire. Si tu savais quelles ignobles pensées couve cette mégère mal apprivoisée ! Elle est intimement persuadée que notre commune amie est folle à lier, bonne à enfermer. Derrière ses rideaux, elle passe son temps à épier ses moindres faits et gestes, des plus anodins aux plus bizarres dont elle tire les conclusions qui s’imposent à ses yeux et qui à moi, me font froid dans le dos. Des conclusions hâtives qu’elle s’ingénie à colporter dans le quartier. Et crois-moi mon ami, elle trouve plus d’une oreille complaisante où déverser ses infâmes ragots 

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  • Commentaires

    5
    Mercredi 17 Août 2022 à 00:59

    Bravo pour cette belle suite, j'aime ;a te lire et me sentir dans le suspense !!!  Gros bisou

    Jane

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    4
    Mardi 16 Août 2022 à 15:17

    Il est en mauvaise posture l'arbre !

    Espérons qu'il ne passe pas à la tronçonneuse. 

    Bonne journée.

     

    3
    Mardi 16 Août 2022 à 03:54
    colettedc

    Bonjour Anne-Marie, 

    Espoir et faux espoir, hélas, pour cette maternité. Son arbre qui est menacé, et puis, cette voisine qui fait des siennes juste au mauvais moment ; ce ne sera pas de tout repos pour elle, la pauvre. Bon mardi. Bisous

    2
    Lundi 15 Août 2022 à 21:56

    Et une voisine plus encombrante que l'arbre en lui-même... qu'il suffirait d'élaguer un brin, mais... à suivre, amitiés, JB

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