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L'Arbre 2- Chapitre 1
Je suis un chat
Je suis un chat indépendant, sauvage et fier
Qui ne peut vivre heureux que libre comme l’air.
Si j’accepte parfois qu’une main me caresse,
Jamais je ne saurais être tenu en laisse.
Je marche nez au vent, je chasse les oiseaux,
Avec moi les souris ne font pas de vieux os...
Si à l’un d'entre vous j’octroie mon amitié
C’est que je suis capable de fidélité.
Mais je décide seul n’en prenez pas ombrage !
Qui pourrait se vanter d’avoir dompté l’orage
Ou les folles nuées ou le vent qui les pousse
Ou encore du sol les terribles secousses ?
Indomptable je suis et comme la nature
Je peux me soigner seul en léchant mes blessures.
Et c’est seul que je meurs quand vient le grand départ
Pour ne pas voir les larmes noyer vos regards.
Votre chagrin sincère est cependant si vain !
Avez-vous oublié que nous autres félins
Nous bravons le trépas et nous moquons du temps
Pour renaître aussi fiers, aussi libres qu'avant ?
Et lorsque surviendra notre dernière mort,
C’est sans un seul regret, sans l’ombre d’un remord
Qu’à pattes de velours dans notre Paradis,
Nous marcherons enfin, sans faim et sans soucis.
A-M Lejeune
Le Chat
À combien de vies en suis-je ? Je ne sais plus. Ce que je sais, c'est que je fais une fois de plus mentir la légende qui nous en prête tout au plus neuf. Et j'ai allègrement dépassé ce nombre, ça j'en suis sûr !
Quoiqu’allègrement ne s'applique pas précisément à mon existence actuelle qui a débuté sous de bien sombres auspices. Lors de ma dernière mort, je m'attendais un tant soit peu à me réincarner dans l'un des membres de ma future progéniture, au cœur du Jardin, auprès de mes plus chers amis et de leurs enfants, persuadé - et le vieux Sage qui vit en moi n'a rien fait pour me démentir - que ma place était parmi eux, mon cher Arbre et sa verte et sublimissime compagne, ces parents totalement hors normes d'une miraculeuse et non moins hors normes flopée d'Enfants -Arbres tous plus beaux les uns que les autres ! Avec ces adorables bambins, au cours des années de cette formidable vie antérieure, j'ai pu goûter régulièrement aux us et coutumes des gens du dehors, lorsque, deux par deux, dès leur majorité, frère et sœur nés le même jour, ils quittaient le cocon familial pour partir vivre chez les humains, dans le monde extérieur. Mais toujours, au terme raisonnable de cette expérience quelque peu éprouvante pour un chat tellement épris de liberté et de grands espaces, ils me ramenaient au bercail, dans ce jardin oublié des hommes où grandissaient mes propres enfants, fiers, libres et sauvages félins nés de mes innombrables compagnes. Ainsi en alla-t-il de ma vie, saison après saison, jusqu'à ma dernière mort et mon passage obligé dans les limbes, en attente d'une nouvelle réincarnation.
Je m'en souviens précisément de celle-là, comme si c'était hier ! Et dans ma longue succession d'existences, c'était hier ! Je sortais, poisseux, tremblant et chétif du ventre de ma mère, une misérable et famélique chatte des rues. Il pleuvait des cordes et il faisait un froid de canard. C'était un temps à ne pas mettre un chien dehors et moins encore un chaton nouveau-né ! Affaiblie par le froid et la faim, ma pauvre maman n'avait mis bas que deux petits, faiblards sur leurs pattes et maigres à faire peur, un mâle et une femelle. L'équilibre naturel était respecté. Tiens, ça me rappelait quelque chose ce truc d'équilibre naturel ! Mais j'étais si petit et fragile, les yeux fermés sur ce monde qui m'accueillait que mon vieux sage encore endormi dans les tréfonds de ma mémoire antérieure, ne fut pas capable de me souffler la réponse à cette timide interrogation concernant ce souvenir fugace. Ce n'est que quelques mois plus tard que je me rappelai qui j'étais exactement et que je compris du même coup quel sort funeste m'avait réservé le Destin.
Notre mère mourut écrasée par un de ces monstres mécaniques hurlants et puants qui pullulent dans les artères de l'immense cité où je me suis réincarné. À peine sevrés, ma petite sœur et moi nous avons appris très tôt les lois de la survie en milieu hostile, celles de la jungle de béton, féroces, inanimales autant qu'inhumaines envers les laissés pour compte de nos deux espèces. J'avais tout juste deux ans lorsqu'un combat pour un minable territoire composé d'une rue malfamée et de quelques poubelles qu'en plus il fallait disputer aux hordes de rats et de chiens efflanqués, me fit perdre l'œil gauche. Eh oui ! Comme dans chacune de mes existences précédentes ! On ne se refait pas finalement !
J'étais loin du Jardin et de mes amis, si loin que c'est seulement dans mes souvenirs d'avant cette vie que l'écho de leurs chères voix se faisait entendre. Et encore me fallait-il l'aide de mon vieux Sage et une bonne dose de concentration pour parvenir à discerner les mots que le passé me renvoyait, tels des messages en morse : « Où es-tu Chat ? Où es-tu ? » Criaient les deux voix unies de mes amis, trop souvent noyées, étouffées par le vacarme incessant de la grande ville au cœur de pierre. Puis vint le jour que je ne peux qualifier de béni entre tous, où le sort mit sur mon chemin - sur notre chemin puisque nous avions survécu tous les deux - l'homme qui devint notre maître en nous recueillant.
Il nous trouva grelottants et trempés, acculés par deux molosses à la poubelle que nous avions l'intention de fouiller pour y trouver quelque pitance. Son arrivée fit fuir les horribles bestioles qui l'instant d'avant grognaient à notre encontre, les babines baveuses retroussées sur de redoutables crocs. Pourquoi s'apitoya-t-il sur nous, je ne le sais pas encore mais toujours est-il que ce soir-là, il ramassa les deux loques rachitiques que nous étions devenus. Incapables de résister à cette poigne solide, trop faibles et affamés pour griffer ou mordre, nous nous laissâmes emporter par cet inconnu qui, en nous sortant de la rue nous sauvait du même coup de cette vie de misère et de perpétuels combats pour la simple subsistance qui était la nôtre.
Certes désormais nous ne crevons plus de faim, nous ne pelons plus de froid, nous ne craignons plus les descentes impromptues des types de la fourrière qui raflent nombre d'entre nous chaque jour, chats et chiens errants que nous ne revoyons jamais par la suite. Nous ne nous battons plus entre nous ou contre les rats ou les chiens pour un morceau de viande pourrie. Nous ne sommes plus dévorés vivants par les puces, les tiques, la teigne. Nous ne prenons plus de coups de pieds des passants dont nous avions en outre à subir les regards dégoûtés. Nous ne risquons plus de servir de souffre-douleur aux gamins des rues, ni de repas aux sans abris aussi affamés que nous. À moins de nous enfuir de notre prison dorée, nous échappons définitivement aux roues meurtrières des véhicules innombrables qui sillonnent la ville.
On pourrait dire que nous avons à présent une vie de rêve si nous n'étions pas prisonniers d'un appartement cossu, situé à mon plus grand désespoir au trente-cinquième étage d'une tour perpétuellement environnée de nuages gris tellement denses que j'en finis même par oublier que le soleil existe au-dessus de cette purée de pois éternelle !
De toutes mes griffes, afin de ne pas mourir d’étouffement, je me raccroche à mes souvenirs d'avant cette vie, à la voix d'Arbre, au rire cascadant d'Elle, aux miaulements de mes belles amies félines et de mes petits, aux chants des milliers d'oiseaux qui peuplent les ramures accueillantes des arbres du Jardin... Des sons et des images qui s'estompent de plus en plus dans ma mémoire embrumée, au fur et à mesure que s'épaissit la chape grise de pollution au-dessus de la cité sans âme.
D'où je me tiens le plus souvent, ne me parvient comme bruit de l'extérieur qu'une espèce de bourdonnement incessant, mixage de tous les sons qui s'élèvent de la ville en permanence : voitures, bus, métro souterrain, klaxons, sirènes de pompier ou d'ambulance...Souffle tonitruant d'une vie grouillante en perpétuelle ébullition, étouffé par les murs insonorisés et par les vitres à double vitrage épaisses comme des murailles. Et dans le ciel, ce n’est guère mieux. Hélicos et avions se le partagent bruyamment ! Voila les seuls volatiles qu’il nous est donné de voir les jours de moindre pollution. D’entendre surtout ! Point n'est besoin d'invisible rempart comme celui qui entoure le Jardin pour être protégé du monde extérieur. Chaque tour, pire, chaque appartement est une île dont chaque occupant, pour peu qu'il y vive seul, est un Robinson Crusoë qui risque d'attendre bien longtemps son Vendredi pour briser sa solitude de naufragé ! Voilà ce que nous sommes pour lui sans nul doute, les Vendredi de son île déserte !
Ma sœur elle, ne comprend pas mon esprit chagrin comme elle dit. Les trois quarts du temps, le ventre plein, lovée en rond dans son panier douillet à ronronner béatement, elle paraît heureuse de son sort. C'est normal, elle n'en est manifestement qu'à sa toute première existence dont le début cataclysmique n'a eu pour elle rien de très réjouissant au regard de ce qu'elle connaît ici. Notre maître est bon avec nous. Quand il est là car son métier l'éloigne bien souvent de son port d'attache comme c'est le cas actuellement. Lorsqu'il s'absente, il nous confie à sa vieille amie du vingt-sixième, ce qui nous rapproche de la rue mais ne nous exempte pas du nuage fuligineux qui masque non pas l'horizon - il n'y en a pas dans ces métropoles surpeuplées où les gratte-ciel poussent plus vite que les champignons - mais les autres tours presque toutes semblables à celle-ci. Nous avons la même vue du vingt-sixième mais au moins, la partageons-nous avec notre charmante vieille dame de compagnie. Veuve et solitaire dans son grand appartement, elle ne s'est pas aigrie dans le malheur.
Je dois admettre qu'elle est bonne, douce et qu'elle fait de son mieux pour compenser l'absence de notre maître en nous gratifiant de toute sa tendresse refoulée, au point que c'en est même parfois d'un pesant !
De ma précédente vie, j'ai gardé une farouche indépendance au contraire de ma sœur que les complaisances et les papouilles de notre maîtresse intérimaire rendent chaque jour un peu plus béatement ronronnante. Bêtement devrais-je dire si je n'adulais pas autant cette féline donzelle à la cervelle d'oiseau ! Je voudrais m'échapper de ce trop contraignant cocon mais pour aller où ? Et surtout, comment pourrais-je abandonner ma follette petite sœur même si je ne suis son aîné que de quelques minutes ? Ce serait me déconsidérer à mes propres yeux ! Euh, à mon propre œil veux-je dire ! Et puis me vient de plus en plus souvent l'idée, soufflée par mon sage mentor intérieur sans doute, que ma présence chez cet homme aux apparitions fugaces dans la tour embrumée, a un but bien précis à l'aune du Destin s'il est encore indéterminé à la mienne. Il ne me reste qu'à attendre, en usant mes griffes sur la vilaine planche de faux bois mise à notre disposition à cet effet, pour savoir le pourquoi du comment de ma réincarnation aussi loin de mon cher Jardin.
Notre maître sera bientôt de retour. La vieille dame qui nous parle comme si elle savait que nous la comprenons, moi tout du moins car ma sœur est une mauvaise élève, ne cesse de nous le répéter :
- Vous allez rentrer chez vous mes petits chéris ! Vous me manquerez, pour sûr ! Mais il repartira, comme d'habitude ! Il ne reste jamais bien longtemps en place cet homme-là, il a la bougeotte ! Allez, vous serez bien vite revenus chez votre mamie mes trésors !
Et ma sœur de ronronner de plus belle, comme si elle avait tout compris ! Pffftttt !!!!
- Qu'est-ce qu'elle raconte ? Me miaule-t-elle en me rejoignant devant la grande baie vitrée où, pour ne pas changer, je me tiens assis à scruter le pan de coton opaque et gris qui me bouche la vue.
- Tu ne comprends toujours rien alors ! Par les moustaches de mes ancêtres fais un effort Minette ! Je vais finir par interrompre mes leçons, ça ne sert pas à grand chose avec toi.
- Frrrrrttt ! Arrête donc de bougonner vieux grincheux et réponds-moi ! Crache-t-elle en me poussant de la tête.
Pour la forme je feule un peu tandis qu'elle se roule à mes pieds. C'est la reine des chattemites cette femelle !
- Elle dit qu'Il va bientôt rentrer.
- Ah ! Miaule-t-elle un rien plaintive. J'aimerais autant rester ici moi ! Vieille Maîtresse m'aime beaucoup. Elle s'occupe bien de nous elle au moins ! Lui, il n'est jamais là. Ou pas souvent et quand il y est, il n'en a que pour toi !
- Ne sois pas jalouse ! Si tu savais comme je m'en moque ! Mille chats galeux qu'est-ce que je fais ici ? Ce n'est pas ma place, non ce n'est vraiment pas ma place !
- Et elle est où ta place hein, gros malin ? Dans la rue où on crevait de faim peut-être ?
Je ne réponds pas. C'est la cent millionième fois au moins que j'essaie de lui expliquer le Jardin, Arbre, Elle, les multiples réincarnations de ceux de notre espèce. Elle ne comprend rien à rien. Pire, elle semble refuser de comprendre quoi que ce soit. Elle a tellement souffert à l'aube de sa vie, qu'elle ne demande rien de plus que ce que chaque jour ici lui donne : une nourriture abondante et délicieuse, une douce et constante chaleur réglée au poil par la climatisation de la tour, une litière synthétique parfumée et changée quotidiennement, un panier rien qu'à elle dans chacun des deux appartements et en prime, l'amour inconditionnel de la vieille dame en dépit de ses nombreux caprices de minette gâtée !
Elle ne sait pas et ne cherche pas à savoir s'il y aura réellement une autre existence pour elle après celle-ci et encore moins qu'il est possible qu'elle ne soit pas aussi belle ! Elle est trop jeune ! Une seule vie, à ses prémices qui plus est, ne peut suffire à lui faire saisir la réalité qui est celle de tous les chats !
- Tu n'auras qu'à lui demander qu'il te donne à elle, peut-être qu'il acceptera ! Dis-je ironique.
- Imbécile ! Et je ferais comment pour lui demander, hein ? Je cause pas humain moi !
- Moi non plus ! Mais grâce à mon ami Arbre, grâce à Elle surtout, je comprends le langage de tout ce qui vit, humains, animaux, végétaux. Oui, grâce à Elle principalement que j'ai toujours comprise même à l'époque où elle, ne me comprenait pas encore…
- L'Arbre, Elle ! Tu n'as que ça au museau ! C'est quoi tout ce charabia ? Je donne ma langue au chat, moi ! Plaisante l'insolente.
- Idiote ! Tu le fais exprès ou quoi ?
- J'arrêterai de faire la bête quand toi tu cesseras de me rebattre les oreilles avec tes contes à dormir debout grand frère !
- Un jour je retournerai là-bas petite sœur ! Un jour...
- Et comment hein ? Comment ? Dis-le-moi Super Chat ! Tu t'envoleras? Tu te prends pour un de ces…quoi déjà ? Ah oui, un de ces oiseaux dont tu me parles sans cesse ? Je n'ai pas besoin de m'inventer des histoires faramineuses pour être heureuse moi ! Pfrrrttttt !
Dans ma tête, le vieux Sage m'intime silence et calme. Trop tard ! Excédée par mon attitude qu’elle trouve suffisante dit-elle, Minette vient en crachant de m'asséner un méchant coup de griffes. Plutôt que de rendre coup pour coup à cette femelle écervelée, je lui tourne le dos, passablement désabusé qu'une créature de mon propre sang soit si peu évoluée. Dédaignant ses regards courroucés et ses feulements agressifs, je me réfugie dans mon panier où je me roule en boule, feignant de dormir. Autant avec ma follette sœur qu'avec mamie ou notre maître, cet art de la feinte m’est souvent utile quand je veux qu'ils me fichent la paix !
Demain, il sera là. Pour combien de temps cette fois ? Peu m'importe puisqu'il repartira loin de nous dès que son travail l'appellera.
Avant de m'endormir tout de bon, je me demande pour la nième fois ce que je fais ici. Quelles raisons majeures les Hautes Instances Supérieures ont-elles invoquées pour m'exiler dans cette nouvelle vie aussi loin du Jardin ?
Mes rêves comme d'habitude seront peuplés d'images de ce passé où je fus si heureux : un arbre gigantesque et biscornu, une déesse femme aux verts cheveux, des enfants extraordinaires, joyeux et turbulents au rire aussi enchanteur que celui de leur mère...
Tags : arbre, 2, chapitre 1, le chat
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Commentaires
Merci Anne-Marie, pour cet excellent départ de ce 1er chapitre de l'Arbre 2.
Bon mardi tout entier,
Bisous ♥
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C'est un chat des rues, pas un chat d'appartement, il se sortira de là, mais de si haut ça va être difficile.
Toujours aussi agréable à lire !
Bonne journée.