• L'Arbre 2- Chapitre 2-Le Bâtisseur

    Le Bâtisseur

     

    À-demi allongé dans mon fauteuil modulable près de l'insert aux bûches factices rougeoyantes, les yeux fixés sans rien voir sur l'écran géant intégré dans le mur de mon téléviseur tridi, je caresse pensivement la fourrure soyeuse de Pirate qui dort, lové tel un pacha sur mes genoux. J'ai laissé Minette chez ma charmante vieille amie du vingt-sixième, cette féline demoiselle préférant et de beaucoup la compagnie de cette douce mamie aux cheveux blancs à la mienne. J'ai refusé tout net de lui laisser aussi mon taciturne matou borgne bien qu'elle me l'ait gentiment demandé, plaidant habilement sa cause en arguant de mes longues absences répétées. Non, lui je l'ai gardé et je me demande bien pourquoi !

    Jamais il ne daigne me manifester le  plus petit signe d'attachement. Jamais un ronronnement de satisfaction quand je le gave de grattouilles délicates comme je le fais en ce moment même. Jamais un coup de tête affectueux lorsque je reviens alors que je rêve qu'il vienne enfin se frotter béatement contre mon pantalon en se moquant éperdument des poils qu'il y laisserait immanquablement comme le faisait sans complexe sa trop démonstrative sœur !

    Indifférent ! Voilà ! Ce chat est indifférent. Ni ingrat, ni apathique, ni agressif, seulement d'une royale, que dis-je ? D'une impériale indifférence ! Aucune réaction pour mon retour ni dans un sens ni dans l'autre. Pas le moindre miaulement de mécontentement ou de détresse quand je l'ai séparé de sa sœur et de mamie Rose comme je l'appelle car tout est rose bonbon chez elle. Ni coups de griffes rageurs, ni feulements de colère ! Rien ! Lorsque je l'ai posé sur le dallage noir de mon loft, il a regagné sans mots dire son panier près de l'immense baie vitrée. Oui, oui ! Sans mots dire tant il est vrai qu'il ne lui manque que la parole à ce bougre d’animal ! Parfois, il pose sur moi son œil unique et quelque peu scrutateur comme s'il comprenait tout ce que je lui raconte. Ses oreilles, ses moustaches frémissent...

    Il m'écoute !

    Je l'aime ce pirate ! À lui seul je peux dire tout ce que j'ai sur le cœur. Pour l'heure, il est là, sur mes genoux et il dort...Bienheureux ? J'en doute ! En fait, il n'a l'air ni heureux ni malheureux. Il ne montre rien de rien ! Et ce en dépit des soins et de l'amour que je lui prodigue. Quand je suis là bien sûr ! C'est probablement ça le problème d'ailleurs ! Il aurait sans doute préféré rester chez la vieille dame toujours présente, elle.

    Mais non ! Décidément je n'ai pu m'y résoudre ! À qui parlerais-je si n'avais plus mon petit compagnon à quatre pattes quand je rentre de mes longs voyages ? Aussi taciturne qu'il soit, il est mon seul confident. Un confident discret qui de surcroît, et c'est appréciable, a le bon goût de ne jamais me contredire ! Quoique, par moment... J'aimerais...

    Je suis rentré. Une fois de plus je me suis accordé une petite halte. Une, deux semaines... Plus ou moins je ne sais pas encore. J'essaie de ne plus penser à l'avenir. Aux chantiers en attente. À tous ces contrats mirifiques qui remplissent mon compte en banque mais ne suffisent pas toujours à combler le vide de ma vie. J'oublie pour un temps le gigantesque palais entièrement automatisé, un chef d'œuvre de la domotique dont j'ai conçu les plans de A à Z pour satisfaire aux goûts dispendieux d'un richissime magnat du pétrole. J'ai momentanément confié la conduite de ces travaux quasi pharaoniques à mon collaborateur le plus fiable en attendant mon retour. Ces quelques jours de vacances, je les ai bien mérités et ils sont tellement nécessaires à ce fragile équilibre que j'ai tenté d'instaurer dans le perpétuel tourbillon de ma vie errante.

    J'essaie d'oublier le passé aussi, qui revient trop souvent me tourmenter...Les choix que j'ai faits, les chemins pavés d'or où je me suis trop souvent fourvoyé, les amis que j'ai perdus, les amours mortes avant que d'avoir vécu.

    Je suis seul !

    Tristement, désespérément seul ! Volontairement, cruellement seul ! Et cette solitude bien qu'acceptée depuis tant et tant de temps, me pèse chaque jour un peu plus. J'ai beau me répéter que c'est mieux comme ça ! Que pas de liens, pas d'embrouilles ! Que dans cette profession, on cultive plus de relations superficielles et intéressées que de vrais amis, qu'on s’y fait plus de rivaux malintentionnés que de collaborateurs honnêtes, j'ai plus en plus de mal à supporter ce vide autour de moi.

    En moi !

    Ce silence est plus bruyant qu'un hurlement d'agonie !

    Ah Pirate ! Ma boule de poils, si tu savais combien les apparences de la réussite, de l'argent, du pouvoir, sont trompeuses ! Combien elles cachent une profonde et vraie misère morale ! Je n'ai que toi mon petit chat hautain ! Que toi pour me mettre un peu de baume au cœur ! Et le plus souvent tu me refuses cette unique et pitoyable aumône ! Mais ce soir au moins, tu as accepté le confort aléatoire de mes genoux et tu t'y es endormi...Confiant ? Parfois petit félin rusé, je te soupçonne de feindre le sommeil pour n'avoir pas à écouter mes sempiternels monologues !

    - Rrrrrrrr...Rrrrrrr...Rrrrrrrrr...  

    - Tiens donc ! Voilà que tu ronronnes à présent, comme pour me faire mentir ! Aurais-tu capté mes sombres pensées et décidé qu'après tout, je mérite un brin de réconfort ? Merci mon Pirate de cette soudaine mansuétude ! Je t'aime tu sais ! Et tu es bien le seul être vivant que j'aime sur cette terre !

    - Rrrrrr...Rrrrrr...Rrrrrr...

    -  J'ai aimé pourtant ! À en mourir d'amour ! Ce fut bref, fulgurant et douloureux car elle m'a dédaigné. Elle en a préféré un autre. Un de ces bouseux... Aïe ! N'enfonce pas tes griffes comme ça dans ma cuisse sauvage ! Oui, un bouseux je te dis ! Un féru de la terre, de la nature, des petits oiseaux, des fleurs, des arbres et tout le tintouin ! Un écolo pur et dur quoi ! Avec une petite maison sans eau courante et sans électricité perchée en pleine montagne à deux heures de marche d'un bled tout aussi paumé ! Un vrai de vrai dingue comme on n’en fait plus ou presque ! Apiculteur le zigoto ! Grand, athlétique, beau comme un Apollon de champ de foire mais sans une tune le mec ! Enfin, si peu ! C'est pas avec ce que lui rapportait son foutu miel qu'il pouvait faire vivre une femme, des gosses et devenir riche. Mais elle l'a préféré à moi, le jeune architecte de talent, pas mal non plus de sa personne, sorti premier de sa promo, ambitieux et appelé à un avenir prometteur...

    - Rrrrr... Rrrrr...

    -  C'est ça ! Ronronne petit malin ! Si tu avais vu comme elle était belle ! J'en crève encore rien que de me rappeler. Grande, presque autant que son péquenaud, svelte, élancée...Une grâce de déesse dans un corps de femme... De longs cheveux tombant en cascade jusqu'à une chute de reins plus vertigineuse que celles du Niagara de chutes ! Et brillants avec ça ! Somptueux, d'une couleur indéfinissable, entre le roux des feuilles en automne et... le vert de la mousse des sous-bois ! Si si ! Je te jure ! Une splendeur !

    - .....

    - Ah ! Finis les ronrons ! Tu dresses l'oreille, fripon ! Les chats seraient donc capables de pensées...Lubriques ? Ne me regarde pas de cet œil goguenard Pirate ! Non mais ! Je jurerais bien que tu comprends tout ce que je dis ! Tu m'as l'air vachement intéressé soudain pour un matou borgne ! Ça va ! Je sais boule de poils, je fabule ! Bon, tu veux que je continue ma description ?

    - Rrrrr...

    - D'accord ! J'en étais à sa chute de reins je crois... Et bien si tu avais pu voir ça Pirate ! Le reste était à l'avenant ! Une déesse faite femme, je le répète. Des seins hauts, parfaits pour mes paumes et qui n'avaient besoin d'aucun soutien de soie ou de dentelle...Des jambes longues, longues, fuselées...Belles comme... Non ! Plus belles que celles des plus prestigieux mannequins en vogue de l'époque et même d'aujourd'hui ! Des mains de fée, fines racées, aux longs doigts de musicienne et aux ongles nets dont le nacré subtil ne devait rien à un quelconque verni ... Et des yeux ! Des yeux à nuls autres pareils...Des yeux vairons, l'un vert, d'une nuance merveilleusement mordorée, l'autre aussi bleu que l'azur le plus pur. Et son teint, sans défaut, naturellement hâlé par le soleil et le grand air. Oui chat ! Rien que du naturel chez cette divine créature toute de grâce et d'incomparable beauté, incarnation de l'idéale féminité.

    J'étais tout jeune architecte à cette époque et je supervisais mon premier chantier, commandité par les hautes instances de la conservation du patrimoine : la réhabilitation de la petite église classée monument historique de son village médiéval. C'était un bel été. Je logeais dans la seule auberge de ce trou du cul du monde ! Conjointement invité par le maire et le curé, je me suis rendu à la fête annuelle de la moisson. C'est là que je l'ai vue pour la première fois...

    Et j'en suis aussitôt tombé raide dingue amoureux ! Incendié, fou, submergé de désir...Tandis que le curé me la présentait comme l'institutrice de la classe unique du patelin, je restai là, devant elle, pétrifié, bouche bée ! Un véritable collégien attardé !

    Elle m'a salué avec le plus charmant des sourires. Son regard étrange s'en est illuminé comme s'illuminaient les sommets alentours au soleil levant. Subjugué ! J'étais littéralement subjugué ! Elle a accepté ma main tendue, y a glissé la sienne, si douce, si fraîche... Mon cœur cognait à grands coups désordonnés dans ma poitrine oppressée. Sans compter que je me sentais soudain très très à l'étroit dans mon jean !

    - Rrrrr...

    - Et oui petit ! Je ne suis qu'un homme après tout ! Il est des réactions qu'un mâle normalement constitué ne peut pas toujours maîtriser ! Je me rappelle avoir pâli, puis rougi et enfin m'être mis à transpirer à grosses gouttes. Un gamin ! Oui ! Voilà ce qu'elle faisait de moi l'institutrice du village, un gamin en proie à ses premiers émois sexuels !

    Quand elle a lâché ce petit « Bonjour monsieur ! » de sa voix aux douces sonorités de source cristalline dévalant des cailloux, je me suis mis à trembler comme une feuille. Elle paraissait ne se rendre compte de rien mais j'avais peur qu'elle ne finisse par remarquer ma gêne et la réaction physique qui en était la cause. Dieu ! Si jamais son regard lumineux se posait sur... J'étais prêt à m'enfuir en courant ! Elle m'a évité de me ridiculiser devant tout le monde.

    - Excusez-moi ! Je dois y aller, on m'attend !  M'a-t-elle dit poliment en retirant avec douceur et fermeté sa main de la mienne qui la tenait toujours captive.

    Puis, avec cet accent chantant qu'ont les gens du coin, elle a ajouté, gracieuse : 

    - À vous revoir cher monsieur, vous faites un travail extraordinaire pour notre petite église ! 

    Puis elle s'est éloignée d'un pas léger de sylphide pour rejoindre celui qui l'attendait. Un jeune type avenant en dépit de ses oripeaux de cambrousard. Il a embrassé le coin de ses lèvres pulpeuses, l'a prise par la main et l'a emmenée loin de moi. Elle est partie avec lui, ce rustaud, sans se retourner, me privant d'un coup du charme ensorcelant de son regard bleu-vert...

    Je suis resté là, penaud, statufié, malheureux comme les pierres, le cœur en lambeaux lacéré d'un seul coup de ses jolis ongles sans verni !

    J'aurais dû renoncer tout de suite ! Ne pas m'entêter dans ce combat perdu d'avance ! Mais non ! Trop sûr de moi et de mes nombreux avantages sur mon campagnard rival, j'ai mis tous les moyens en œuvre pour la conquérir, pour la voler à son bellâtre éleveur d'abeilles ! Mais elle était aussi pure, droite et fidèle qu'elle était belle ! Elle l'aimait son plouc ! Elle l'aimait vraiment, du plus profond de son cœur de déesse ! Et de moi, dans son infinie générosité, elle n'attendait qu'une solide et franche amitié. Je n'ai pas voulu ! C'est elle tout entière que je voulais ! Que je désirais comme un damné, par tous les pores de ma peau ! Que j'aimais par toutes les fibres de mon cœur ardent ! Je voulais la lune et la lune ne m'accordait que l’opaline et douce lueur de ses rayons ! Alors je suis parti ! Sans un adieu ! J'ai laissé ma place sur le chantier de la petite église séculaire à un jeune collègue trop heureux de se saisir de cette opportunité.

    De retour dans la grande cité, celle-là même où nous vivons chat, je suis entré dans un grand cabinet d'architectes de renom comme simple factotum. Puis, tenace et dévoré d'ambition, j'y ai gravi un à un mais assez rapidement néanmoins, tous les échelons d'une réussite sans vergogne ! J'y ai bradé au passage mes plus purs idéaux, je le sais ! Mais telle fut pour moi la rançon d'un oubli salvateur !       

    Voilà pourquoi je suis devenu ce que je suis sûrement à ton œil unique mon petit ami griffu : un être froid, calculateur, associable, uniquement préoccupé de pouvoir, de rendement, de fric ! Un homme totalement voué à la réussite, solitaire, qui n'accepte de relations avec autrui que passagère et superficielle, et avec les femmes en particulier, uniquement basées sur le sexe ! Pas reluisant hein ?

    Voilà pourquoi aussi, je ne bâtis que du grand, du béton sans âme comme disent mes jeunes collègues encore tout pétris d'idéalisme autant que mes pires détracteurs écolos. Je pétrifie mon talent dans le glacial, l'incolore, le fonctionnel... Le riche ! Mais tout cela n'est que poudre aux yeux car dans mon cœur à jamais déchiré, mortifié même, demeure le souvenir d'une émouvante petite église montagnarde et sur le parvis, telle une statue sur son piédestal, une déesse inaccessible...

    - Chat ? Tu t'es rendormi ?

    - Rrrrrrr...Rrrrrr...Rrrrr…

     

     

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  • Commentaires

    3
    Mercredi 7 Septembre 2022 à 12:50

    J'aime beaucoup tes descriptions, je la voyais cette superbe femme. 

    Le chat, je le connais déjà depuis longtemps !

    Bises

    2
    Mercredi 7 Septembre 2022 à 02:31
    colettedc

    Bonjour Anne-Marie,

    Quelle intéressante et importante conversation du bâtisseur pour le chat !!! 

    Bon mercredi,

    Bisous

    1
    Mardi 6 Septembre 2022 à 22:38

    Comme il est bon d'avoir un confident, ne fut-ce qu'un chat, pour s'épancher, amitiés, JB

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