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L'Arbre 2 - Chapitre 16 - Le Bâtisseur
Le lendemain, ils ont retrouvé son corps sans vie au pied d’un arbre. Il avait laissé une lettre qui disait, entre autres choses, qu’il voulait être incinéré et que ses cendres soient mêlées à la terre à l’endroit même où on l’avait trouvé avec pour seule épitaphe écrite de sa main sur un autre bout de papier, ces mots que l’on devait lire à voix haute puis enfouir avec ses restes : « J’ai voyagé libre. J’ai vieilli prisonnier de mes rêves. J’ai payé mes erreurs et je suis mort heureux et libéré puisque ceux que j’ai trahis m’ont pardonné en me permettant de choisir ma mort et de vivre ici pour l’éternité. Que ce lieu où je dors, demeure à jamais tel que je l’ai retrouvé ! C’est mon dernier rêve. ». Et c’était à moi qu’il avait confié cette funèbre tâche.
Qui avait-il trahi ? Un arbre, des trolls, des fées, un vieux chat mort depuis des lustres ? Et qu’est-ce que ça voulait dire choisir sa mort ? S’était-il suicidé ? La lettre qu’il m’avait laissée tendait à accréditer cette hypothèse. C’était son testament en bonne et due forme, sous pli cacheté, signé de sa main en présence d’un notaire et de deux témoins attestant de sa validité mentale au moment où il l’avait écrit. En l’absence de toute autre famille, il m’y désignait comme son seul héritier et me léguait la totalité de ses maigres biens sur cette terre : son havresac qui contenait sa machette, une antique boussole, son dernier carnet de voyage et une clef qui devait être celle de ce minuscule appartement qu’il me laissait aussi et où il m’avait invité plusieurs fois pour me montrer l’incroyable fatras d’objets hétéroclites ramenés de ses périples autour du monde. Les souvenirs de toute une vie qui allaient par ce legs devenir les miens. Sur l’enveloppe, il avait rajouté : « Je ne peux m’être trompé à ce point… »
Je n’ai toujours pas compris ce qu’il entendait par là ou alors il était vraiment fêlé le papy ! Quoi qu’il ait voulu me dire, je refusais tout net de m’appesantir sur le sens réel de ce testament cependant, j’ai pris sur moi afin de respecter au moins l’une de ses dernières volontés : lui donner dignement, avec tout le sérieux et la solennité requis, la sépulture qu’il demandait. Je lui devais bien ça ! Heureusement, le pépé grincheux et autoritaire ne m’a pas contraint à assister à la partie la plus horrible de ces étranges funérailles probablement illégales : le Voyageur souhaitait être incinéré, nu et intègre comme au jour de sa naissance au cœur même de ce Jardin oublié dont le souvenir l’avait poursuivi sa vie durant.
De loin, j’ai vu monter vers le ciel bleu, un léger nuage de fumée grisâtre en même temps que parvenaient à mes narines les infectes relents de la chair brûlée. C’est probablement cela qui a piqué mes yeux et fait couler mes larmes…
Puis, je suis enfin entré dans cette maudite forêt pour y sceller un marché de dupes qui venait de coûter une vie. À cela près qu’un seul des deux signataires avait été dupé, j’en conviens aujourd’hui.
Il y avait là, tous les habitants du hameau, extrêmement âgés en dehors du quinquagénaire et de sa femme.
Étaient-ils présents parce que je leur avais dit que le vieux voyageur n’avait aucune famille ou pour vérifier que j’accomplissais bien ses dernières volontés ?
Ils formaient un groupe vraiment très curieux. Paradoxalement, leur grand âge ne les amoindrissait pas. Bien au contraire, il leur conférait une aura de puissance incroyable. Oui, ces femmes et ces hommes, si vieux qu’ils paraissaient avoir vécu plusieurs vies, étaient impressionnants. Droits, fiers et silencieux, ils imposaient naturellement le respect.
Ils étaient rassemblés à l’ombre de ce grand arbre biscornu qui avait recueilli le dernier soupir du vieil homme. Le chef reconnu du village tenait presque dévotement contre son cœur, la simple petite boîte en bois qui contenait les cendres du défunt à peine soustraites au bûcher encore fumant.
Était-ce l’Arbre dont m’avait si souvent parlé le voyageur ? Quoique d’une essence que je ne connaissais pas et d’une taille assez imposante il est vrai, il n’avait quand même rien d’extraordinaire et je l’imaginais mal me faisant la conversation. Si je n’avais été si chagriné par la mort soudaine de mon guide, j’eusse éclaté de rire à cette idée saugrenue d’un arbre m’adressant la parole, ceci au risque d’encourir les foudres conjointes de ces statues marmoréennes de « Grands Commandeurs » qui me faisaient face, de la réprobation plein les yeux car en effet, les regards scrutateurs de ces très dignes et très vénérables vieillards étaient tous fixés sur moi. Ainsi alignés en rang d’oignons, ils me faisaient penser à des soldats au garde à vous devant la dépouille d’un haut dignitaire. Était-ce bien de l’accusation que je croyais voir dans leurs yeux ou n’était-ce que le reflet de mes propres remords d’avoir entraîné un si vieil homme dans cette aventure ?
Non, à bien y réfléchir, c’était quand même bien lui qui m’y avait entraîné. J’avais juste surestimé ses forces après tout ! Sans compter la possibilité qu’il ait reçu lors de notre accident un mauvais coup que ni moi ni nos honorables hôtes n’avions décelé ? Mais alors, pourquoi aurait-il emmené son testament avec lui ? Non décidément, c’était la thèse du suicide qui était la plus probable. Et peu importe finalement, comment il avait trépassé. Il était mort, c’était ma seule certitude ! Il fallait donc que je cesse de me triturer les méninges inutilement !
J’ai lu l’épitaphe du Voyageur avec une certaine émotion même si je n’en comprenais pas tout le sens caché. Puis je me suis agenouillé et j’ai déposé la boîte contenant ses cendres dans le trou creusé au pied de l’arbre où il s’était endormi pour toujours.
- Merci ! Ai-je murmuré en la recouvrant de terre.
Et si bas que nul ne pouvait m’entendre, sans trop savoir pourquoi j’éprouvais le besoin de le faire, j’ai ajouté :
- Pardon !
Quand je me suis relevé, les membres de l’étrange garde prétorienne avaient disparu sans faire le moindre bruit.
Instinctivement, j’ai regardé l’heure à ma montre.
« J’ai le temps ! » Me suis-je dit.
Je l’avais et je l’ai pris. J’ai regardé autour de moi. J’ai écouté. J’ai parcouru de vieux sentiers… « Des sentiers ? »
Si j’ai un moment tremblé en pensant à ces hordes d’animaux sauvages assoiffés de sang censés régner en maîtres sur ce lieu abandonné des Hommes que les habitants du hameau selon leurs propres dires, avaient toujours pris grand soin d’éviter jusqu’à ce jour, je me suis souvenu du conte de fée dont m’avait abreuvé le vieux voyageur sentimental. À l’en croire je n’avais rien à craindre ici. C’était le royaume d’un arbre tout puissant et d’une dame nature plus rayonnante qu’une aurore boréale !
J’ai eu beau chercher, je n’ai rien vu qui ressemble à ce qu’il m’avait décrit avec force détails.
Je n’ai croisé ni chiens aux crocs baveux ni chats sauvages aux griffes cruelles ni renards enragés ni rats géants… Seules preuves de la faune de ces sous-bois, j’ai entendu au loin le galop étouffé d’une biche ou d’un cerf puis un peu plus tard, le piétinement rageur d’un sanglier peut-être et bien sûr, omniprésents, les chants des multiples espèces d’oiseaux qui peuplent les branchages et les fourrés mais pas d’enfants-arbres nus et verts au rire cristallin, pas de déesse à la beauté ensorcelante. Pas plus que d’arbre aux pouvoirs miraculeux et à langue aussi bien pendue que celle d’un tout aussi imaginaire chat borgne télépathe.
Sous la mousse, les fougères et autres plantes des bois envahissantes, pas de ruines d’une ville soi disant détruite autrefois par les racines vengeresses du roi des arbres, aidé de ses congénères pour je ne sais plus quelle obscure raison. De cette ville anéantie n’aurait miraculeusement résisté au cataclysme qu’une seule maison ayant appartenu à la fameuse déesse avant qu’elle ne soit métamorphosée en femme-arbre par son végétal amoureux ! Une maison qui, aussi invraisemblable que cela paraisse, serait encore debout aujourd’hui. Or, je n’ai pas vu de maison dans les parages. Pas même un pan de mur à-demi écroulé qui en aurait prouvé la présence passée.
Ce que je découvrais au fil de ma promenade, n’était ni une forêt interdite frappée de cette terrible malédiction dont m’avaient mis en garde les villageois ni ce Paradis perdu qu’avait tellement voulu retrouver mon vieil ami. Non, rien n’était venu corroborer ces sornettes que ce soit dans un sens ou dans l’autre ! Ce que je voyais, c’était une forêt plus dense et sauvage que celles préfabriquées et propres comme des sous neufs que je connais, ça c’est sûr ! Mais néanmoins, ce n’était rien qu’une forêt ordinaire, traversée par une rivière et nantie d’un vaste étang aux eaux glauques probablement très poissonneuses qui, une fois nettoyé et aménagé, serait avec le petit cours d’eau paisible, du plus bel effet dans ma future ville ! La ville que j’allais enfin pouvoir construire !
Mais avant cela, j’allais devoir couper, élaguer, débroussailler…Mon rêve à moi, bien plus réaliste que celui de mon compagnon d’aventure disparu, prenait corps à chacun des pas déterminés qui me ramenaient au hameau…
Comme si tout se liguait en ma faveur, ma voiture quelque peu cabossée certes, mais en bon état de marche, m’attendait là-bas. Et dans la boîte à gants, il y avait mon cher portable qui, contre toute attente, fonctionnait parfaitement lui aussi.
Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’organiser ma fois ! Sitôt revenu à la « Bétonnière », j’ai mis en branle tout le dispositif.
Acquérir le terrain, m’entourer de partenaires sérieux et compétents, débloquer les capitaux de départ, contacter les entrepreneurs pour le premier gros œuvre : en l’occurrence, rendre le terrain constructible au plus vite. J’ai attendu assez longtemps avant de pouvoir réaliser mon plus beau rêve !
« En souvenir de toi, grâce à qui j’ai découvert mon paradis perdu personnel, cher vieux fou rêveur, je baptiserai ma ville Le Jardin » Ne cessais-je de me répéter, comme pour me faire pardonner.
Mais me faire pardonner de quoi au juste ? Je n’avais jamais menti au Voyageur. Il avait toujours su que j’étais architecte et que je rêvais d’une terre vierge pour bâtir mon propre rêve. À défaut de l’île inhabitée dont j’avais tout d’abord rêvé pour mon projet, c’est une forêt vierge et tout aussi vide d’habitants, fussent-ils des arbres qui parlent, des fées ou des gnomes, que j’avais finalement trouvée !
Je dois reconnaître pour la défense de mon ami défunt, qu’il avait raison sur certains points. Son paradis de verdure avait tout de même quelque chose d’étrange à bien y repenser et en ce sens, il méritait un peu son surnom de « Forêt interdite »
Je me souviens de l’idée furtive qui m’a traversé alors que je le parcourais pour en mesurer toutes les possibilités. « Des sentiers ? » M’étais-je demandé. Pour vérifier ce qui me titillait depuis ce fameux jour, j’y suis retourné. D’abord en voiture, accompagné d’un géomètre afin de rentabiliser au mieux mon expédition, puis je l’ai survolée à moyenne altitude en hélicoptère. Et ce que j’ai constaté m’a tout de même questionné, je l’avoue.
Primo, contrairement à la plupart des autres vastes étendues forestières naturelles que je connais, celle-ci n’est parcourue par aucune route, chemin ou sentier de randonnée comme c’est le cas dans toute forêt qui se respecte, même s’il en reste peu de cette sorte dans ce monde hyper industrialisé. Si tant est qu’il y en ait eu autrefois, puisque paraît-il c’est une ancienne ville détruite par je ne sais plus quoi, il n’y en a plus trace visible. Aucune voie de circulation n’y pénètre, si petite soit-elle et aucune n’en sort. Des quatre entrées principales qu’elle était censée posséder autrefois, aucune ne subsiste. Pas la moindre trace…La forêt interdite est pareille à une forteresse sans porte.
Secundo, d’assez loin et ce très bizarrement ça c’est sûr, la forêt est comme délibérément isolée, contournée par les nationales, les voies ferrées et les autoroutes, les petites départementales ou les chemins vicinaux. Je me rappelle très précisément que la guimbarde du hameau nous a déposés le Voyageur et moi en pleine friche à environ cinq-cents mètres de l’entrelacs de broussailles et de buissons qui encercle les lieux. Qui le protège serait plus exact si je n’avais pas peur de me ridiculiser en avançant cela ! Et avant d’y parvenir nous avions roulé d’abord sur un chemin cahoteux plein d’ornières puis très vite, à travers champs cultivés et jachères fleuries. Tout bien calculé, l’espèce de no man’s land qui isole la forêt du reste du monde , s’étend donc sur un rayon de 5 à 8 kilomètres autour de ces remparts végétaux faits de buissons d’épineux particulièrement resserrés et de hautes herbes telles qu’on peut en voir dans la savane africaine. Le tout forme une barrière naturelle si dense qu’elle stoppe brutalement toute approche de ce lieu étrange. Allez, fi du ridicule, on peut finalement dire qu’en vérité, elle le protège et même assez efficacement !
Tertio enfin, bien que ce soit en tous points une forêt sauvage, en y revenant j’ai enfin touché du doigt, du pied devrais-je dire, ce détail troublant qui m’avait interpellé la première fois que je l’avais parcourue. Dans l’inextricable fouillis de végétation envahissante au milieu de laquelle j’avais dû me frayer un chemin, j’avais pu de temps à autre marcher sans difficulté sur de petits sentiers dégagés, comme dessinés au gré du temps par des pas humains.
Il y en plusieurs en fait, qui partent curieusement tous de l’arbre tordu sous lequel le Voyageur à trouvé la mort. Une coïncidence sans nul doute. Deux sont plus marqués. L’un mène au grand plan d’eau stagnante dont il fait le tour, le deuxième conduit quasiment à l’endroit où le Voyageur à pénétré. Les autres sont plus difficilement repérables car ils zigzaguent de façon totalement erratique à travers les sous-bois et les clairières et le plus souvent, ils mènent à la rivière ou à l’étang.
Sont-ce les pieds de la divine créature mi-arbre, mi- femme dont mon vieil ami m’a littéralement soûlé qui les ont tracés ? Je me garderais bien de croire à ces fadaises. Plus terre à terre, je penche plutôt pour des passages naturels formés par les animaux au fil des années.
Autre chose, cette fois encore, j’ai eu la sensation vivace d’être observé. Pire, jaugé, jugé et condamné. J’impute cette idée hautement fantaisiste, à l’impalpable présence de l’âme du Voyageur qui erre probablement en ces lieux à présent.
Qui d’autre cela pourrait-il être ?
Tags : arbre, 2, chapitre 17, bâtisseur, voyageur
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Commentaires
S'il s'attaque à la forêt, il va avoir des problèmes. Il le ressent pourtant, mais il persévère.
Bises
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Cette sensation d'être observé ... jugé et condamné en dit long !!! ... et pourtant, hein ... hélas ! ...
Bisous ♥