• 7 Juin

     

    ….Le soleil entre à flots dans la vaste salle de classe…La fillette rêve. La voix de la rébarbative madame Lepensec professeur d’histoire-géo, ne lui parvient plus que comme le bourdonnement agaçant d’un insecte importun. Sans même s’en rendre compte tellement elle est perdue dans ses pensées, elle esquisse le geste de chasser de la main la bestiole qui la gêne. Devant ses yeux le grand tableau électronique bleu qui projette en trois dimensions la carte du monde de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, lui apparaît comme un coin de ciel où, rien que pour elle, tels des nuages cotonneux, se dessinent des images floues qu’elle tente vainement de reconnaître. Une maison, un salon…Elle entend des voix, l’une est celle de son père, l’autre…L’autre…

    Elle sursaute. La voix de madame Lepensec a effacé les images diffuses faisant taire les deux voix… Elle allait savoir…

    - Mary-Anne Conroy-Defrance ! Je vous ai posé une question il me semble ! Daignerez-vous y répondre ?

    - Euh… Je…Je...

    - Je… je quoi ? Et votre mère qui m’a dit que l’histoire est votre matière favorite ! Mais mademoiselle Defrance n’a pas besoin de répondre, mademoiselle Defrance sait tout ! Il faut dire qu’avec ses quatre ans d’avance, mademoiselle Defrance se croit sûrement dispensée d’écouter les cours !

    Morte de honte, elle se bouche les oreilles pour ne plus entendre les réflexions grinçantes de la prof d’histoire ni les rires moqueurs de tous ses camarades de classe, ces vieilles et vieux de 13 à 14 ans qui ne lui arrivent pas à la cheville.

    « Je ne t’ai pas éduquée ainsi ma fille, l’orgueil ne te sied pas ! » Murmure la voix de son père à son oreille.

    « Mais ils se moquent de moi papa ! Et cette crécelle de madame Lepensec qui n’est même pas mariée et qui pense qu’elle n’a plus l’âge qu’on l’appelle mademoiselle, ben elle a pas à me parler comme ça ! C’est pas ma faute si j’ai quatre ans d’avance, j’ai rien demandé moi ! » Répond-elle à la voix désincarnée de son père qui est…qui est…

    « Mort, oui, je suis mort ma chérie mais pour toi, je serai toujours là ! »

    Elle n’a plus 9 neuf ans…Les années défilent à toute allure…Les images et les voix qu’elle essayait de discerner…Quelles images ? Quelles voix ? Tout s’efface…Tout tourne autour d’elle…Elle est aspirée dans une espèce de vortex spatio-temporel…Ses mains agrippent le vide…Elle n’a rien à quoi se raccrocher… La panique s’empare d’elle…

    - Papa ! Hurle-t-elle.

    « Je suis là….là…là ! » Répond la voix de plus en plus faiblement, comme si elle s’éloignait vers l’infini…

    - Papa, ne me laisse pas ! Hurle-t-elle encore plus fort.

    « Calme-toi Mary, je suis là… » Entend-elle.

    Mais ce n’est pas son père…C’est l’autre… L’inconnu à la voix si douce, si insidieuse, si terrorisante….

     

    « Pourquoi, pourquoi maintenant ? » Se dit la jeune fille en émergeant péniblement de ce rêve bizarre durant lequel le temps s’était joué d’elle et de sa mémoire, mêlant le passé au présent.

    Depuis la mort de son père, volontairement, elle avait jeté un voile opaque sur toutes les années de sa vie qui avaient précédé son injuste disparition et voilà que ce songe tenant plus du cauchemar que d’autre chose, lui restituait une tranche de passé qu’elle avait pourtant gommée avec la même énergie qu’elle avait mis à le faire pour le reste de son enfance. D’autant que ces moments avaient été particulièrement humiliants pour son ego ce jour-là. Elle réentendait le rouge au front, les remarques ironiques de la crécelle et le hourvari de gloussements et de moqueries en tous genres qui avait alors explosé dans la classe. 9 ans, elle n’avait que 9 ans ! Ses camarades eux en accusaient 13 voire même 14 pour les plus en retard. Avait-elle à cette époque-là, entendu aussi la voix de son père lui enjoignant de ne pas être orgueilleuse ? Elle ne savait plus ! Et il y avait cette autre réminiscence...

    Elle ferma les yeux, tentant de capter les images…Rien ! Elle avait dû rêver ! Elle se prit à rire. Bien sûr qu’elle avait rêvé !

    Le souvenir de la cuisante humiliation était vrai. Le reste n’était que bizarreries issues de son subconscient tourneboulé par la proximité de son anniversaire.

    - Je n’étais pas orgueilleuse papa, juste malheureuse et tu es le seul à avoir entendu mes méchancetés tu sais ! Répondit-elle au disparu comme s’il avait été présent.

    «J’ai entendu moi aussi ! » Crut-elle percevoir tout près de son oreille. Un murmure émanant de... De qui ?

    - Flûte ! Je divague ! Allez, ouste les voix, j’ai du boulot moi ! Clama-t-elle bien haut, pour être certaine qu’ « on » la capterait ! Hou la ! Je tourne vieille fille moi, si je me mets à entendre des voix comme Jeanne D’arc.

    Et cette référence à une très ancienne et très emblématique figure de l’histoire de France, lui rappela fort à propos qu’effectivement, comme le disait Madame Lepensec l’année de son passage en Troisième Section, elle était férue d’histoire en ce temps-là.

    Celle de son pays et celle du monde avant que ne surviennent les terribles évènements qui ébranlèrent si fortement la planète tout entière que par la suite cette longue période sombre fut baptisée « La Grande Crise ».

    La Troisième Section ! C’était loin tout ça. Mais moins loin que le temps où l’on n’appelait pas encore Troisième Section, les quatre années de collège de l’ancien système scolaire quelles que soient les appellations que leur donnait alors chaque pays. Le premier Gouvernement des Sages y avait mis bon ordre dans les trois années qui avaient suivi son installation aux commandes du Monde, en instaurant un système éducatif unique et obligatoire.

    Ainsi en France comme partout, les trois années de maternelle ou de jardin d’enfants, étaient devenues la Première Section dont chaque année constituait un niveau. Il en allait de même pour les cinq années de primaire qui formaient la Deuxième Section avec ses cinq niveaux. Suivaient les quatre années de collège, devenues la Troisième Section comprenant donc quatre niveaux. À partir de l’ancienne Seconde jusqu’au Bac, on passait en Quatrième Section avec trois niveaux. Et toutes les années après le Bac quels qu’en soient le nombre et la finalité, étaient rangées dans la Cinquième Section avec autant de niveaux que l’option choisie imposait.

    Pour ce qui était de son propre parcours, elle n’avait connu que les deux derniers niveaux de la Première Section.

    C’est en 2029, âgée de tout juste 2 ans, en raison de sa déjà considérable précocité, qu’elle avait vécu sa première rentrée des classes, mise d’office dans ce qui ne s’appelait déjà plus la moyenne section mais le deuxième niveau de la Première Section. Elle était donc passée en Deuxième Section (ancien Cours préparatoire) à 4 ans au lieu des 6 prévus par le CUS (Code Universel Scolaire). Ce qui lui faisait déjà deux ans d’avance sur les autres mais à cet âge, elle n’en avait pas encore trop souffert.

    L’année de ses 9 ans, admise tout à fait normalement au premier niveau de la Troisième Section correspondant à l’ancienne sixième, elle n’y avait fait qu’un assez bref passage. Après une semaine, elle avait sauté directement dans le troisième niveau de la Section, équivalent de la périmée quatrième.

    Elle avait bénéficié de cette dispense très exceptionnelle grâce au professeur principal du niveau où elle était admise. Il y enseignait l’histoire avec maestria mais il était de surcroît fin psychologue. En début d’année, il avait pour habitude de tester les aptitudes de sa nouvelle promotion. En interrogeant pour la première fois la jolie gamine ainsi qu’il l’avait fait pour d’autres avant elle, il avait été quelque peu interloqué par la vivacité et la justesse de ses réponses énoncées avec une déconcertante assurance.

    « Bien, avait-il pensé de prime abord, en voilà une qui aime l’histoire et qui n’a pas tout oublié durant les vacances ! »

    Dès lors qu’il décelait un élève plus intéressé, donc plus intéressant, il poussait le questionnaire afin de déterminer ses limites. Curieux de savoir jusqu’où irait cette grande petite fille dont les deux ans d’avance ne l’impressionnaient que moyennement en somme, il avait donc poursuivi en lui posant des questions de plus en plus difficiles, piochant dans un programme qu’elle n’était pas encore censée avoir étudié. Une fois de plus, les réponses avait fusé, claires, précises, rapides. Le plus surprenant c’est que l’étonnante enfant les donnait naturellement, sans forfanterie, en le regardant droit dans les yeux.

    - Stop ! Lui avait-il alors ordonné tandis qu’elle répondait avec une stupéfiante précision à une ixième question. Comment as-tu appris tout cela ? Ce sont tes parents ?

    La gamine s’était arrêtée net le scrutant soudain de ses fascinantes prunelles vert émeraude, avec une acuité et un sérieux peu communs pour son jeune âge.

    Elle paraissait perplexe. Pire, il avait l’impression qu’elle ne comprenait pas le sens de ses questions. Était-ce donc tellement évident pour elle de connaître aussi bien que lui tout le programme d’histoire du niveau ? Car il avait été soudainement persuadé qu’elle le connaissait sur le bout des doigts !

    - Dis-moi, qui t’a appris toutes ces choses ?

    - J’ai lu…Avait-elle murmuré en rougissant

    Puis, pour la première fois, elle avait baissé les yeux, comme écrasée de honte.

    C’est à ce moment précis, face à son incompréhensible embarras, ému il ne savait pourquoi par les larmes qu’il avait eu le temps de voir perler juste avant qu’elle ne courbe la tête, qu’il avait eu l’intuition d’avoir découvert une perle rare. Cette petite était douée, surdouée même et pas seulement en histoire ! Alors il avait été étonné, indigné même, qu’on ne l’ait pas découvert plus tôt.

    Après avoir taxé ses collègues de la Deuxième Section d’incompétence avérée et bien que déçu à l’idée de perdre aussi rapidement un tel élément, il avait fait convoquer ses parents et les avait mis assez durement en face de leur « aveuglement ou de leur négligence » comme il avait asséné au couple tranquille assis en face de lui.

    Sereins, Patrick et Ophélia, lui avaient rétorqué qu’ils comptaient sur la perspicacité du système pour se rendre compte de la précocité de leur fille. Que le fait qu’on l’ait mise d’emblée dès son entrée à l’école, dans le deuxième niveau de la Première Section, leur avait donné à penser qu’effectivement, ils pouvaient croire en cette efficacité.

    - Hélas, nous avons dû déchanter ! Avait dit sa mère avec cet adorable accent américain qu’elle s’efforçait encore à présent et tout à fait vainement, de corriger.

    - Oui, nous avons déchanté ! Avait surenchéri son père de sa voix grave et profonde. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir tenté de faire bouger les choses mais nous n’avons pas été entendus !

    - Vous m’étonnez ! Votre fille n’a donc jamais passé de test de QI ?

    - Si fait ! Avait repris son père, nous avons pris sur nous de les lui faire passer puisque personne dans le milieu scolaire normal ne paraissait décidé à s’intéresser à son cas après la Première Section. On nous a dit qu’elle avait déjà bien de la chance d’avoir pu sauter deux niveaux sans que nous ayons eu besoin d’en faire la demande. On nous a dit aussi qu’il y avait pléthore d’enfants surdoués et pas assez de place dans les établissements spécialisés. Nous ne voulions pas en rester là alors nous avons poursuivi nos démarches. Cependant, après plusieurs entrevues infructueuses avec l’inspecteur d’Académie, nous avons fini par renoncer ! Nous ne souhaitions décidément pas nous faire traiter comme tant d’autres parents avant nous qui se sont fait remettre rudement à leur place dès qu’ils se sont avisés de crier au génie de leur progéniture.

    - C’est vrai, nous en avons vu des braves gens sincères dans leur démarche auxquels on a refusé la sacro-sainte dispense, même pour ne sauter qu’un niveau ! Alors deux ! Vous pensez bien que jamais nous n’aurions osé prétendre à cela ! Avait appuyé Ophélia.

    - Et bien moi, je vous garantis que votre fille va l’avoir sa dispense et qu’on va la mettre à sa juste place !

    - Quelle place ? Avaient innocemment demandé ses parents.

    - Troisième niveau ! Direct ! Moins ce serait gâcher son potentiel et lui faire perdre du temps ! Plus, même si je suis persuadé qu’elle pourrait suivre, ça ne serait pas accepté ! Avait-il décrété. On va lui faire passer des tests pour la forme et après, hop ! Elle change de classe !

    - Vous êtes sûr ?

    - Certain !

    Ainsi fut fait !

    Elle s’était donc retrouvée très rapidement catapultée au rang de petit génie. Considérée comme la chouchoute de l’ensemble des professeurs en dehors de l’irascible madame Lepensec, elle était constamment en proie aux moqueries et aux rebuffades d’adolescents jaloux de cette belle enfant qui, comble de la prétention, avait le toupet de faire plus que ses 9 ans.

    Une place en avant-scène dont elle se serait bien passée, elle qui n’avait qu’une envie, se fondre dans la masse. Une attitude qu’elle entretenait depuis cette époque, et que lui reprochaient aujourd’hui encore ses amis les plus chers, attristés de la voir si peu confiante en elle en dépit des atouts cumulés du charme, de la beauté et de l’intelligence qui faisaient d’elle, à leurs yeux en tout cas, un être à part.


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  • L'appel

    Juillet 2057 - Août 2058

    Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,

    Je partirai vois-tu, je sais que tu m’attends.

    J’irai par la forêt, j’irai par la montagne,

    Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps…

    Victor Hugo

    (Extrait des Contemplations)

    ***

    « Les hommes ont inventé le destin afin de lui attribuer les désordres de l'univers, qu'ils ont pour devoir de gouverner. »

    Romain Rolland

     

     

    1er juin 2057

     

    Réveillée en sursaut, elle se dressa sur son lit. Décidément, ses rêves prenaient une bizarre tournure depuis quelque temps. Par exemple, cela faisait un mois environ que son père y réapparaissait alors qu’elle n’avait plus rêvé de lui depuis sa mort. Il avait disparu, emporté par le vent et les vagues. Selon ses dernières volontés, il avait été incinéré et ses cendres dispersées dans l’Océan Atlantique, celui-là même qu’il avait un jour franchi pour aller à la rencontre de la femme qui, selon ses propres dires, lui était destinée.

    Quelques jours avant de s’éteindre, il lui avait parlé à elle, leur unique enfant. Elle se souvenait le cœur étreint de la même émotion qu’alors. Les mots qu’il lui avait dits ce jour-là de sa belle voix brisée par la maladie étaient à jamais gravés dans sa mémoire :

    « Je vais partir mais je continuerai à veiller sur toi. Je ne te demande pas de m’oublier, je souhaite seulement que tu ne laisses pas de tristes souvenirs perturber ta vie. Chaque fois que tu auras besoin de moi, je serai là. Je suis dans ton cœur ma fille, cela doit te suffire. Tu sais que la mort ne peut tuer l’amour alors aies confiance, vis ta vie, va de l’avant sans regarder trop en arrière ! Promis ? »

    Elle avait promis et tenu sa promesse. Hormis le premier mois qui avait suivi sa disparition et où il avait quasi quotidiennement visité ses rêves comme pour lui insuffler le courage de surmonter son chagrin, elle l’avait assez vite laissé profiter de son repos éternel.

    Obéissant à son ultime requête elle s’était battue pour construire sa vie traçant son chemin avec une détermination qui l’aurait rendu fier d’elle. Ainsi avait-elle pu le bannir de ses rêves. À moins que ce ne soit lui qui en ait décidé ainsi. Et voilà qu’il revenait sans crier gare, un sourire un peu triste aux lèvres. Le regard qu'il posait sur elle, aussi plein d’amour qu’autrefois, était néanmoins énigmatique, interrogateur et comme teinté d'inquiétude. Dans ce rêve étrange, toujours le même, il ne restait jamais longtemps. Il apparaissait dans une espèce de halo bleu, la regardait quelques instants sans mot dire puis disparaissait avant qu’elle n’ait eu le temps de lui poser des questions sur sa présence après tant d’années. C’était si frustrant qu'elle se prenait à l’invectiver dès son réveil :

    « Si tu n’as rien à me dire, ne viens pas ! » Lançait-elle le plus souvent avec colère. Mais il revenait chaque fois, muet, tendre et ses yeux posés sur elle contenaient une espèce d’avertissement qu’elle ne comprenait pas.

    Jusqu’à cette nuit où il n’avait pas été là, remplacé par autre chose de bien plus inquiétant : une voix dans son sommeil, anonyme…Le néant autour d’elle et, surgie de ce rien au milieu de nulle part, cette voix sourde, désincarnée qui résonnait dans sa tête comme une menace indéfinie faisant battre son cœur bien trop fort. Elle s’était instinctivement agitée puis énergiquement secouée afin de résister à l’attrait hypnotique de la voix inconnue. C’est à cet instant précis qu’elle s’était réveillée en sursaut…

     

    Elle ne viendrait pas à lui, il le savait bien. Ses tentatives pour la joindre s’étaient jusqu'alors soldées par des échecs aussi successifs que frustrants. Elle avait peur. Si peur qu'elle se fermait obstinément.

    Elle ne savait pas. Pas encore. Comment aurait-elle pu savoir d'ailleurs ? On lui cachait la vérité depuis tellement longtemps. Mais cette vérité si bien enfouie ressurgirait un jour des tréfonds de sa mémoire rétive, il le fallait. Et lui ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l'aider à retrouver ses souvenirs, il en allait de leur destinée commune.

    Non, elle ne viendrait pas à lui, alors, en dépit de sa vie déjà si périlleuse et compliquée, il avait de son côté décidé d'entreprendre enfin le voyage qui les réunirait fatalement.

    Il allait faire le premier pas vers elle mais il se jurait bien de l'amener à faire le second…


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