• "Les rêves d’Élisa" - Chapitre 10

    …« Élisa 7 ! Contrôle ! Élisa 7 ! Contrôle ! »

    La voix désincarnée de CVUT 7007, coordinateur virtuel de son Unité de Travail, la tire de ses pensées inquiètes. Elle a beau avaler chaque soir très consciencieusement sa pilule régulatrice de sommeil, elle rêve ! Elle rêve alors que c’est interdit ! Rien ne doit nuire à la concentration des «ouvriers» de l’Unité 7007 consacrée à l’entretien des serres de cultures hydroponiques !

    Il est quatre heures, son poste débute à cinq-heures-trente précises. Elle n’a que le temps de se rendre au Centre de Contrôle, angoissée à l’idée de ce qui l’attend ! Un troisième reformatage ? Probable ! Elle en a déjà subi deux pour des dysfonctionnements moins graves que celui qui affecte son sommeil depuis une semaine. Deux déraillages inopportuns dont le premier de surcroît n’était pas de son fait.

    Celui-là elle ne l’a dû qu’à une très exceptionnelle erreur lors de son formatage de passage à l’âge adulte, le jour de ses 15 ans. Elle y a malencontreusement été programmée par la Machine pour l’Unité 5005, Niveau 5, affecté aux ateliers de fabrication des lourds panneaux de métal composite, destinés au remplacement des parois de protection interne de la Sphère. Il s’agit là d’une unité de travail exclusivement réservée aux sujets mâles de taille et de force suffisantes pour accomplir un ouvrage aussi dur et aussi vital pour la survie de tous les résidents des niveaux inférieurs, que le sont pour d’autres raisons les cultures hydroponiques.

    En revanche, elle est responsable de son deuxième reformatage. Celui-là elle l’a subi à cause d’actes répréhensibles qui ont été les premiers signes des troubles bizarres dont elle souffre depuis et qu’à force de volonté, elle parvient encore à cacher à la Machine!

    Dans les serres, les ouvriers sont de trois catégories. Il y a les « Jardiniers », dont elle faisait encore partie avant ce fameux deuxième passage au «Centre de Reformatage». Ils sèment, plantent et replantent, taillent, bouturent, pollinisent, nourrissent les cultures dont ils sont également les soigneurs en quelque sorte.

    Juste en-dessous d’eux, il y a les « Récolteurs » qui, comme leur nom l’indique, récoltent et convoient les plantes vers les labos où les chimistes les transforment en pilules hyper nutritives.

    Et enfin, tout en bas de l’échelle, il y a les «Trieurs » qui préparent les graines pour l’ensemencement. Eux, ne voient jamais le résultat de leur travail, sinon lorsqu’ils avalent une nutri-pilule. Mais ça ne les prive pas, ils sont formatés pour ça ! Tout comme le sont les  « Récolteurs » et les «Jardiniers» en dépit de leur supériorité hiérarchique. Tous travaillent sans état d’âme, tels des robots. Ils ne voient pas la beauté des plantes qui poussent sous les bulles. Ils ne respirent pas les odeurs parfois délicates qui émanent de certaines fleurs destinées à la fabrication d’huiles essentielles hautement concentrées dont les fioles minuscules autant que précieuses finiront dans les coffres blindés des privilégiés de la « Haute Sphère ». Ils ne voient la beauté ni ne sentent le parfum parce qu’ils n’en ont pas le droit. Parce qu’ils ne sont pas programmés pour ça. De la même façon que ne sont pas programmés pour ressentir quoi que ce soit, les ouvriers des autres niveaux de la Sphère.

    Or, justement Élisa voit ce qu’elle ne devrait pas voir, sent ce qu’elle ne devrait pas sentir et suprême dérèglement qui a justifié son second reformatage, non seulement elle a aimé ça –ce qu’elle aurait pu cacher - mais encore, elle a eu la bêtise de le montrer. Alors qu’elle effectuait tout à fait mécaniquement son centième replantage au moins, d’une plante aromatique aux vertus médicinales dont elle ne sait même pas le nom, elle s’est soudain arrêtée et s’est penchée vers le parterre de compost artificiel sur lequel elle travaillait pour sentir. Juste sentir ! Oublieuse soudain de « l’Œil-Surveillant » qui parcourait la Serre. Le verdict a été immédiat. Deux gardes sont venus la chercher. Direction le Centre de Reformatage !

    Elle est toujours ouvrière à la Serre mais à un rang subalterne. Elle est passée de Q3 à Q1. En conséquence de quoi elle n’a désormais plus le droit de manipuler les plantes germées et bien évidemment, moins encore celles qui sont parvenues à maturité. Elle a donc été reléguée dans l’atelier de triage des semences. Le problème c’est que, contrairement aux autres « Trieurs », elle en souffre ! En secret car le chagrin, comme toute autre émotion susceptible de perturber le bon fonctionnement de la classe ouvrière des Sphères, est formellement prohibé ! Elle a échappé à la refonte totale, gardé son statut de « 7 » qui lui permet non seulement de ne pas être mutée vers un autre secteur de la Sphère, mais encore de continuer à résider au niveau 7 du sien malgré sa rétrogradation.

    Il lui aura fallu ce deuxième reformatage pour s’aviser que sur elle, le procédé n’a que peu d’effet ! Son coordinateur virtuel et la Machine l’ignorent encore ! Les Créateurs du Monde des Sphères en soient remerciés même si elle ne sait pas comment c’est possible. Cela ne l’empêche pas de craindre le troisième.

    Elle rêve ! S’il n’y avait que ça ! Le simple fait qu’elle soit capable de penser par elle-même, la met en grand danger d’une refonte totale avec abaissement de catégorie à la clé, assorti d’une descente de niveau bien sûr ! Á moins que ce ne soit le bannissement au quinzième niveau où s’entassent les sujets devenus « inutilisables » pour les Unités de Travail Productif.

    Nul ne sait ce qu’il advient réellement de ces sujets dits « Lambda », si ce n’est les habitants de la « Haute Sphère ». Ceux qui vivent à la surface, sous le dôme transparent et indestructible, ainsi que l’ont voulu les concepteurs originels, à portée du ciel. Ceux qui règnent en maîtres sur les Coordinateurs Virtuels des Unités de Travail et sur la Machine. Eux savent ! Mais le pire, c’est qu’elle sait qu’ils savent. Et le pire du pire, c’est qu’elle sait ce qu’ils savent ! Au quinzième niveau, le plus bas dans la Sphère, on survit en attendant la « suppression ». On sert de cobaye pour de nouveaux médicaments. On teste la qualité de l’atmosphère hors des dômes. Ce qui est plus dégradant qu’une « suppression » en bonne et due forme, puisque le « Lambda » sacrifié pourrira dans les vapeurs délétères qui empoisonnent le « Hors-Monde » inhabitable depuis mille-cinq - cents ans.

    La « suppression légale » elle, tout comme la mort naturelle au terme d’une longue vie de labeur, des résidents du niveau 14, permet la récupération des corps qui, « traités » comme il se doit pour que rien ne se perde, fourniront aux populations actives des niveaux supérieurs, l’apport en protéines animales dont elles ont besoin, sous forme de pilules, évidemment, comme pour le reste de leur nourriture quotidienne.

    Si tout là-haut, près du ciel pollué, on apprend qu’elle connaît ce que tout « ouvrier » des Sphères est censé ignorer, elle risque de servir bientôt, sous forme de petites pilules rouges, de plat de résistance à ses congénères.

    À bien y réfléchir- ce qui en soi est déjà délictueux- elle se demande comment elle a appris tout ça. Et bien d’autres choses encore qu’elle ne devrait pas savoir, dont pas même la plus petite idée n’aurait dû surgir dans son cerveau formaté d’ouvrière désormais classée Q1.

    Comment a-t-elle découvert qu’au contraire d’une grosse majorité de « sphériques » conçus dans les cuves, elle fait partie, à titre expérimental, des rares « enfants » à avoir poussé in utero ? Elle sait qu’elle a été conçue de la façon naturelle qu’utilisaient les lointains ancêtres des sphériques. Elle sait qu’elle est le quatrième rejeton d’une vraie famille de chair et de sang, que son géniteur et deux de ses trois frères ont été « supprimés » pour cause de dysfonctionnement majeur. Elle sait que sa mère et son troisième frère sont en vie, loin d’elle dans deux autres secteurs. C’est la règle absolue décrétée pour ces rarissimes familles biologiques. Les enfants sont séparés de leurs parents ainsi que de leur fratrie dès la naissance, les femmes du géniteur de leur progéniture. Ils doivent ignorer toute leur vie que de tels liens de sang existent entre eux et d’autres habitants de la Sphère. Le formatage est supposé effacer chez eux tout souvenir de ces liens familiaux.

    Tout ce savoir est-il inné chez elle ? Inné et plus fort que la Machine puisqu’il semble bien que ses deux précédents formatages aient eu sur elle un résultat totalement inverse à celui que cette opération banale, produit sur les autres sujets. Lesquels, sans en être le moins du monde conscients, sortent du centre de « reformatage » encore plus béats, amorphes et robotisés qu’ils ne l’étaient avant d’y entrer !

    En elle, trop de connaissances anormales, de conscience condamnable, de réactions non-conformes, d’émotions illicites, de rêves interdits…Trop…d’humanité !

    Humanité ! Ce mot résume à lui seul toutes ces choses encombrantes, dangereuses, qu’elle ne devrait pas connaître. Tous ces concepts dont il y a peu de temps encore, elle ignorait jusqu’à l’existence. Elle n’était alors, en toute inconscience « légale », qu’une petite machine bien réglée sous les ordres de la « Machine », elle-même programmée par les Deus ex Machina de la « Haute Sphère » pour obéir à leurs seules directives.

    Désormais, habitée par cette conscience nouvelle, Elle ne voit plus la Sphère comme un cocon protecteur mais plutôt comme une prison à vie ! L’Enfer de Dante et ses cercles maudits ! Où a-t-elle entendu ça ?

    Parmi toutes ces connaissances dangereuses qui ont pris possession d’elle petit à petit, il en est une qui la rassure : elle n’est pas seule. Il y a Martha, une classe 7, comme elle. Martha qui l’a toujours observée, elle s’en souvient à présent puisque cette faculté-là aussi, fait désormais partie intégrante d’Élisa 7, ouvrière Q1 des ateliers de la Serre. Martha dont elle fuyait inconsciemment et pour cause, le regard scrutateur, dérangeant, interdit !

    Martha la jardinière la plus haut gradée et la plus ancienne de la Serre, que son âge va bientôt faire descendre au niveau 14, voire au 15 si ceux d’En-Haut découvrent qu’elle aussi en sait beaucoup trop sur le monde où elle vit, sur eux ! Bien plus que n’en sait Élisa elle-même en fait, et depuis bien plus longtemps !

    « Élisa 7 ! Contrôle ! Élisa 7 ! Contrôle ! » Semble tonner la voix de CVUT 7007 pourtant aussi également métallique et atone que de coutume.

    Ses réflexions l’ont emmenée si loin qu’elle en a perdu la notion du temps ! Elle a intérêt à accélérer le mouvement si elle ne veut pas que deux gardes viennent se saisir d’elle pour l’emmener manu militari au Centre de Contrôle. Voila ce que ça lui coûte d’avoir acquis, à son corps défendant certes, de nouvelles fonctions non prévues par la « Machine ». Par ceux qui la gouvernent surtout !

    Un passage ultra rapide dans la minuscule cellule d’hygiène, vite vite elle enfile sa combi de travail marron, couleur de son terne poste de trieuse. Elle avale une pilule blanche énergétique pour tenir le coup jusqu’au « soir ».

    Ce qu’on appelle le soir dans la Sphère, correspond à l’extinction générale des feux à tous les étages exception faite du premier, celui de la surface qui bénéficie de la lumière naturelle du Monde du Dehors que laisse passer la paroi transparente du dôme, permettant à l’élite dirigeante de connaître, même atténué, le rythme des saisons et de leurs variations lumineuses. Pour les niveaux inférieurs, les résidents ne connaissent que l’éclairage à intensité variable des héliolumis, censés reproduire les fluctuations de la lumière solaire d’une journée type de plein été. Ils s’allument chaque matin à quatre heures et s’éteignent chaque soir à vingt-deux heures. C’est indispensable à ces profondeurs où les phases d’allumage-extinction, servent en outre à se repérer dans le temps qui est calqué sur les anciennes mesures du Hors-Monde. Des journées de vingt-quatre heures, des semaines de sept jours, des années de trois-cent-soixante-cinq jours...Des heures, des journées, des années sous la lumière artificielle ! S’ils étaient capables de se réjouir, peut-être apprécieraient-ils de vivre un perpétuel été.

    Bien, la voilà prête. Elle quitte à regret l’abri sommaire mais rassurant de son modeste « habitacube » d’ouvrière. En hâte, elle se glisse dans le flux des travailleurs qui passent, le regard vide, entraînés vers leur lieu de labeur quotidien par les « pédiroules » qui, telle une immense toile d’araignée, desservent la Sphère.

    Pour atteindre les niveaux supérieurs ou inférieurs seulement accessibles aux cadres, aux gardes et aux livreurs ainsi qu’aux « vieux » du 14 et, en tout dernier recours, aux bannis du niveau 15, Élisa sait maintenant qu’il existe des cheminées gravitationnelles qui fonctionnent par impulsions électromagnétiques différenciées. Une pour monter, une pour descendre, une pour stabiliser, le tout en totale apesanteur. Elles ne les a jamais vues, ne s’en est jamais servi bien sûr mais savoir qu’elles existent lui insuffle soudain une bouffée d’espoir. Un sentiment tout neuf qu’elle expérimente avec délice. Elle pressent qu’il existe également des passages entre les différents secteurs, interdits naturellement aux robots-ouvriers comme elle. Des passages qui, si elle les trouvait, lui permettraient de retrouver sa mère et son frère.

    - Fais attention à toi jeune fille ! Murmure une voix tout près d’elle.

    Elle tourne légèrement la tête. C’est Martha. C’est la première fois qu’elle entend sa voix. Qu’elle entend pour dire vrai, une autre voix que celle artificielle et coupante de son virtuel coordinateur, ou celle, faussement doucereuse et tout aussi artificielle de la Machine qui se diffuse par tous les organes de contrôle répartis dans la Sphère dont l’ont dotée ceux d’En-Haut. Dans ce monde forclos strictement dédié au travail personne ne parle même pour répondre à la Machine. Tout ce qu’elle livrera d’elle au Centre de Contrôle, lui sera soutiré sans qu’il lui soit nécessaire de prononcer le moindre mot. On posera des électrodes sur son crâne nu, on analysera les données récoltées directement à la source puis elle passera en salle de Décontamination Psy. Après quoi, à n’en pas douter, elle subira ce troisième reformatage décisif qu’elle redoute si fort. Le dernier autorisé avant sa plus que probable mise au rebut au quinzième niveau vu les circonstances.

    Elle a tellement de tares ! Tellement de dysfonctionnements profonds à cacher à la Machine qu’elle craint d’en laisser passer quelques uns. Or, aucun n’est moindre aux yeux de la Loi !

    C’est cela que veut dire la mise en garde de Martha. Discrètement - pas le moment de se faire remarquer – elle la cherche des yeux. La vieille « Jardinière » a disparu. Quelle idiote elle fait ! C’est normal, elle a bifurqué vers la Serre !

    « Non ! Je suis descendue au 14 » Entend-elle à l’orée de sa conscience nouvellement éveillée. Puis plus rien.

    « Déjà ! Elle n’avait pas l’air si usée pourtant ! »

    Et voilà, deux dérèglements supplémentaires d’un coup ! Elle a entendu les pensées de Martha qui a aussi très bien capté les siennes au demeurant ! En plus, elle éprouve de la compassion pour le triste sort de ce « sujet » dont elle ne connaît l’existence que depuis sa désastreuse prise de conscience ! Un éveil pernicieux qui progresse à une vitesse fulgurante !

    Elle ne s’en sortira pas à aussi bon compte que lors de son deuxième reformatage ! Ça va mal se terminer pour elle ! Très mal ! À cette allure, ce n’est pas le bannissement au niveau 15 qui la guette mais la suppression pure et simple ! Si elle pouvait fuir, où irait elle ? Ici, aucune échappatoire ! Ou s’il y en a, elle n’aura pas le temps de les découvrir.

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  • Commentaires

    2
    Mercredi 18 Janvier 2023 à 13:45

    En effet, ça fait peur !

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    1
    Mardi 17 Janvier 2023 à 18:52

    Formatés pour ceci cela, ça fait froid dans le dos tout même... amitiés, JB

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