-
"Les rêves d’Élisa" - Chapitre 32
Assis à côté de son lit, tout près d’elle afin de prévenir tout nouveau choc, Jonathan…Sauveur, son kiné depuis le début, lui raconte.
Cinq ans qu’elle « dormait ». Près de quatre ans qu’elle « rêvait », à la suite du grave choc traumatique qui l’a plongée dans le coma. Un coma dans lequel on l’a artificiellement maintenue toutes ces années.
La magie du cirque. La panne de voiture de son amie qui ne peut venir la chercher à Sarlat. Un taxi dans la nuit le jour de son vingtième anniversaire. Un accident de la route qui aurait dû être mortel vu l’état du véhicule et celui du chauffeur qui n’en a pas réchappé, lui. Il roulait à tombeau ouvert pour la ramener chez elle. Sa dernière course de la journée. La dernière de sa vie. Il a laissé une femme et quatre enfants. Une famille brisée. Et elle, la jeune fille encore émerveillée de la belle surprise que lui a faite son frère, brisée aussi. Multiples fractures ouvertes des quatre membres, côtes enfoncées, perforation d’un poumon, une fracture du crâne pas belle à voir…Une soirée de fête qui se termine en tragédie.
Sirènes hurlantes…Police…Pompiers…Plus rien à faire pour le chauffeur…Corps disloqué… Désincarcération de la deuxième victime… Une jeune fille ensanglantée en robe rouge...Ambulance…Vite…Tiendra-t-elle jusqu’à l’hôpital ?
De longues heures sur le billard…Désespoir de sa mère et de son frère après le verdict des chirurgiens. Celui de Chloé et de Martha… Tristesse compatissante de ses amis étudiants…Pronostic vital engagé… « Nous faisons tout notre possible. Risque de ne pas s’en sortir ».
Contre toute attente, la vie tenace dans le corps en morceaux…Mais coma probablement irréversible… Que faire ? La maintenir en état de vie artificielle ? Graves séquelles...Légume ? « Á craindre hélas ! ». La débrancher… Raisonnable. «Mieux pour elle, pour vous » Non ! Attendre… Espérer ! Science…Progrès… « Ne vous faites pas trop d’illusion ! » Chagrin, colère, refus !
Et cette espèce de miracle après un an sans réactions probantes : l’apparition régulière de mouvements oculaires rapides, signes évidents du rêve lors des phases de sommeil paradoxal.
- Je suis le premier à l’avoir constaté Élisa ! Vous ne pouvez imaginer ma joie ce jour-là ! C’était au cours d’une de nos matinées de travail quotidien. Je m’en souviens comme si c’était hier, parce la veille, votre mère était venue vous rendre sa deuxième visite hebdomadaire. Elle était repartie découragée. Aucune évolution dans votre état. Elle m’a avoué le lendemain avoir demandé à Khaled si ça valait le coup de vous maintenir en vie ! Elle était au désespoir de vous voir allongée là, amorphe, quasi morte à ses yeux.
- Ma mère, voulait qu’on me débranche ? Hoquète-t-elle, bouleversée.
L’évocation de cette femme, cette mère encore inconnue pour elle et dont on lui a annoncé la venue pour le lendemain, la lui rend soudain aussi vivante que la figure maternelle de ses rêves…Sarah était prête à accepter qu’on la laisse mourir.
- Il faut la comprendre Élisa ! Votre accident l’a beaucoup éprouvée. Elle ne dormait presque plus ! Chacune des visites qu’elle vous faisait était plus pénible pour elle que la précédente. Elle était si fatiguée que votre frère très inquiet pour sa santé, l’a suppliée d’espacer ses allées et venues entre Saint-Cirq et Bordeaux. Comme elle me savait proche de vous, elle se confiait à moi. La veille de ce fameux jour donc, elle m’a posé beaucoup de questions sur l’utilité de mes interventions auprès de vous. Je lui ai expliqué que je faisais travailler vos muscles pour éviter qu’ils ne s’atrophient.
« Je la prépare pour son réveil ! » Ai-je conclu mais au regard résigné qu’elle m’a jeté, j’ai bien senti dit qu’elle n’y croyait plus vraiment. J’en ai eu la confirmation lorsqu’elle m’a dit d’un ton triste : « Parce que vous y croyez encore vous ? » C’est là que j’ai vraiment compris qu’elle commençait à accepter l’idée de vous débrancher. Je lui ai demandé de faire preuve d’encore un peu de patience.
-Quelle raison avez-vous invoquée pour la convaincre d’attendre ?
- Une intuition. L’impression que vous commenciez à réagir à mes massages et aux exercices que je vous fais faire pendant les séances de kiné.
- Elle vous a cru ?
- Pas vraiment ! Je lui mentais et à moi aussi parce qu’en fait, je pense que ça nous faisait du bien à tous les deux de penser que c’était vrai.
- Et alors ?
-Alors le lendemain, à ma plus grande surprise, mon intuition bidon se vérifiait. Comme si vous l’aviez entendue et que vous ayez voulu lui prouver que vous, vous ne renonciez pas. Vous rêviez ! Á partir de là, l’espoir reprenait racine. Je vous ai toujours parlé pendant que je pétrissais vos muscles, histoire qu’ils gardent leur fermeté. La pluie, le beau temps, le foot parce que je suis fan. Des tas d’autres choses encore, dont je ne suis pas très fier et que je vous avouerai lorsque nous nous connaîtrons mieux. Je vous parlais en espérant que vous m’entendiez. Humm… enfin, pas tout le temps. Je n’en étais pas sûr mais je voulais y croire, convaincu comme je l’ai toujours été, que vous finiriez par vous réveiller.
Le lendemain, j’ai commencé à vous débiter tout ce que votre maman me racontait à votre sujet. Études, passion pour la préhistoire et pour le cirque, souvenirs d’enfance... J’ai insisté assez lourdement, je crois, pour que vos visiteurs en fassent autant. Ils l’ont tous fait, revenant à la charge sans jamais se lasser, insistant sur vos souvenirs communs, sur les évènements marquants de votre jeune existence, même les plus dramatiques comme la mort de votre père et de vos deux autres frères. Depuis quatre ans en somme, tous autant les uns que les autres, nous vous obligeons à rêver.
Et ça a marché si j’en crois votre réaction à votre réveil et les propos étranges que vous avez tenus à Marla. Il faudra me raconter, Élisa. Je suis curieux de découvrir ce que tout cela a suscité dans votre subconscient.
Elle n’a retenu qu’une chose : ils l’ont obligée à rêver, comme ceux d’En-Haut dans la Sphère, comme son Jonathan ! Et comme là-bas, dans ce monde d’un futur terrifiant qu’elle n’aurait fait qu’imaginer à entendre le kiné, ils sont bien décidés à lui voler ses rêves.
Mais n’est-ce pas à présent qu’elle rêve ?
Á bien y réfléchir, ce qu’elle est en train de vivre lui semble bien plus irréel, bien plus incroyable que les songes si précis qui auraient meublé quatre ans de coma !
Elle ne peut avoir imaginé la souffrance si intense et réelle qui la clouait sur sa paillasse dans la cabane. Ni la course effrénée dans les obscures profondeurs originelles de la Sphère. Pas plus que la longue marche harassante le premier jour, après son évasion. Ses jambes et ses pieds s’en souviennent encore !
Mais surtout, elle ne peut avoir imaginé Jonathan tel qu’il était dans chacun de ses « délires » subconscients puisque selon lui, elle ne la jamais vu avant son réveil. Un détail des plus troublants pour lequel le charmant monsieur Sauveur semble avoir fait l’impasse !
Un léger claquement de doigts près de sa joue la tire de ses réflexions.
- Hep, vous m’aviez l’air partie bien loin jeune fille ! Á quoi pensiez- vous ainsi.
- Comment puis-je vous avoir reconnu Jonathan ?
- Ma voix ! Vous l’entendez depuis quatre ans !
- Votre voix, je veux bien mais votre visage ? Je ne l’ai jamais vu ! Je ne me suis pas « réveillée » durant toutes ces années que je sache ! Ou si je me suis réveillée, je ne m’en souviens pas ! Et vous non plus si je ne m’abuse !
Il n’a pas pu lui répondre. La question est restée en suspens entre eux. Celle-là et celles suscitées par ce qu’elle lui a dit juste après :
- Dans mes rêves, vous étiez un chasseur de la préhistoire et votre nom était Roh Ahr Anh. Pour toutes les autres périodes que - d’après vous - mon subconscient a créées, vous étiez Jonathan tel que je vous vois aujourd’hui à quelques détails près. Chevalier au Moyen-âge, dompteur de tigres au vingt et unième siècle où votre nom de famille était Sauveur comme vous, membre de l’élite de la Sphère en l’an mille du monde post-apocalyptique. L’un de ceux d’En-Haut, voleur de rêve devenu extracteur d’ouvriers esclaves « anormaux ». Et toujours, vous m’y sauviez de la mort. Dans le dernier songe, j’étais mourante après avoir été piquée par un animal venimeux dont j’ignore le nom. Vous n’étiez pas là. J’entendais votre voix mais quand j’ouvrais les yeux, c’est Martha que je voyais. Ou Melody, ou encore Senghor. Khaled était présent lui aussi. Il voulait m’abandonner dans la cabane. Nous n’étions plus loin de Liberté et je retardais le groupe. J’ai cru que j’allais mourir sans t’avoir revu Jonathan. Puis j’ai entendu ta voix pour de bon et j’ai su que tu étais revenu. Tu m’appelais. Alors je suis revenue moi aussi. Je suis sortie du puits de la mort.
C’est ce monde-là qui est réel pour moi, parce que c’est celui où je survis, où je te retrouve et où je te pardonne parce que je t’aime Jonathan.
Elle pleurait à chaudes larmes en terminant. Revivre ces instants si angoissants, si réels pour elle, l’a secouée. Sa peur panique de l’avoir perdu à jamais, de mourir sans lui, est remontée à la surface. Elle a fermé les yeux, serrant très fort les paupières, persuadée que dès qu’elle les rouvrirait elle se retrouverait dans la cabane, au sommet de ce mont pelé où rien ne pousse, Jonathan à son chevet l’enjoignant de se réveiller.
Alors, elle a entendu d’autres sanglots que les siens. Elle a rouvert les yeux et l’a regardé.
Il pleurait.
Rien n’avait changé, elle était toujours dans l’horrible et froide chambre d’hôpital. Dans ce monde inconnu dont on lui affirmait qu’il était le sien depuis sa naissance. Un monde terrifiant pour elle dont le seul point d’ancrage rassurant était cet homme qui pleurait à son chevet. Il avait toujours été là pour elle dans les pires moments de ses existences imaginaires, elle se devait d’être là pour lui dans celle-ci, même si elle se refusait encore à croire qu’elle était la seule qui soit vraie.
- Quelle est la raison de ce gros chagrin ? Lui a-t-elle demandé en lui tapotant gentiment la main, parodiant la voix puissante de Marla.
L’effet a été immédiat. Il a cessé de pleurer, s’est mouché bruyamment puis s’est mis à rire.
- Vous imitez sacrément bien notre chère « nounou » comme on l’appelle ici !
- Elle est très bavarde mais tellement douée pour consoler les gens.
- Vous aussi !
-Bavarde ?
- Non, consolatrice des cœurs affligés !
-Vous ne le méritez pas pourtant ! Du moins dans mon dernier rêve !
- Que vous ai-je fait ?
-Vous m’avez odieusement trompée.
-Avec une autre femme ?
-Pire que ça !
- Que peut-il y avoir de pire que de tromper celle qu’on aime et qui vous aime avec une autre ? Parce que si j’ai bien compris - et ce fut un choc pour moi de vous l’entendre dire- vous m’aimiez et je vous aimais dans ce dernier rêve ?
- Dans celui-là et dans tous les autres ! C’est pour ça que vous pleuriez ?
- Hum hum… Même si je suis beau gosse, toutes mes patientes ne sont pas amoureuses de moi. Et si certaines le sont, aucune ne me l’a avoué comme vous venez de le faire avec une telle conviction que j’en ai été tout retourné.
- Vous êtes bien un peu amoureux de moi vous aussi, non ? C’est ce que pense ce gros rustaud de Khaled en tout cas !
-Euh…Vous nous avez donc entendus !
- Il est si délicat votre ami ! Il aurait pu parler moins fort tout de même ! Il ne me semble guère respectueux envers les malades ! Alors, m’aimeriez-vous un peu, bien que vous vous en soyez défendu avec vigueur ?
- Je vous aime dans vos rêves Élisa et si j’en crois ce que vous venez de me dire, je ne le mérite pas ! Vous ne m’avez pas dit ce que je vous ai fait de si grave qui nécessite votre pardon !
- Vous m’avez utilisée pour satisfaire aux caprices de ceux de votre espèce.
- Non pas ça tout de même ! Je ne vous ai pas offerte en pâture à d’autres hommes !
- Pas mon corps Jonathan ! Mon corps d’anormale était à brève échéance destiné à servir de nourriture aux habitants de la Sphère. Ce que vous avez donné à ceux d’En-Haut, hommes et femmes, pour tromper leur ennui, c’est mon esprit, ma personnalité, mes songes.
- Mon Dieu, je ne comprends rien à ce que vous racontez.
-Je vous expliquerai ! Je veux tout vous dire de ce que j’ai vécu pendant mon…coma et que vous notiez avant que tout ne disparaisse Mais là, tout de suite, je suis fatiguée ! Si vous saviez comme ça fait du bien de dormir !
- Je vais vous laisser alors ! Reposez-vous bien, demain votre maman et votre frère viennent vous voir !
- Ça me fait très peur !
-Pourquoi ?
-Je ne les connais pas… Ou du moins, je crains de ne pas les reconnaître.
- Ils étaient dans vos rêves ?
- Oui !
- Alors pas d’inquiétude, vous les reconnaîtrez eux aussi ! Vous m’avez bien reconnu, moi, alors que vous ne m’aviez jamais vu ! Il faudra d’ailleurs que je cherche une explication plausible à ce mystère !
-Quel mystère ? Murmure-t-elle en étouffant un bâillement…
- Plus tard Élisa ! Vous devez vous reposer maintenant !
- Jonathan…
- Quoi ?
- Merci d’avoir été là, une fois de plus.
- Pas de quoi Élisa !
- Oh si ! Non seulement vous êtes présent à chacun de mes « réveils », mais encore, c’est parce que vous m’appelez que je reviens. Ce qui me donne à croire que je suis peut-être encore en train de rêver… Mais vous serez-là, n’est-ce-pas, quand je reviendrai ?
-Je serai là ma chérie. A-t-elle cru l’entendre chuchoter près de son oreille tandis que le sommeil s’emparait d’elle.
Tags : roman, rêves, Elisa, chapitre 32
-
Commentaires
Le coma, étrange expérience, ceux qui l'ont vécu peuvent en parler, écoutons-les... amitiés, jill