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"Les rêves d’Élisa" - Chapitre 6
Chaussée de bonnes baskets, ses chaussures de travail et son repas dans son sac à dos, elle prend le chemin des Eyzies. Ces cinq petits kilomètres ne lui ont jamais fait peur, c’est une bonne marcheuse. Lorsqu’elle accepte de prendre son vélo, c’est parce qu’elle s’est levée en retard. Il n’y a qu’en août, lorsqu’elle entame son deuxième job comme hôtesse d’accueil au Musée, qu’elle accepte de faire le trajet en car. Présentation oblige. Elle se doit d’être nette, pimpante et fraîche pour accueillir les visiteurs. À la boutique, on ne lui demande que d’être aimable et ponctuelle. Sa tenue importe peu à sa patronne. Elle apprécie même le style décontracté, sportif et naturel de la jeune fille. « Et puis ça plaît aux touristes! » Dit-elle lorsque les habituelles mauvaises langues critiquent son employée saisonnière qu’elle défend d’autant plus qu’elle lui a été recommandée par la mère de Chloé qui est une de ses amies.
À neuf heures tapantes, elle est à son poste. Elle a sorti les présentoirs : cartes postales, guides touristiques et cartes détaillées des circuits de randonnée…Elle a disposé à la vue des premiers passants, les étals des tee-shirts imprimés, poteries et autres souvenirs des sites de la région. À présent, accueillante et souriante derrière sa caisse comme il se doit, elle attend les clients. Elle est là jusqu’à dix-neuf heures trente quasiment sans pause puisqu’elle prend son sandwich de midi sur le pouce. Sauf quand Chloé est là pour la relayer ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Une longue journée en perspective qu’elle va néanmoins effectuer avec plaisir car elle aime le contact avec les gens !
Tiens, coincée sous la caisse, il y a une longue enveloppe et un petit mot de son amie, plié en quatre ! Elle lui en laisse souvent mais jamais de lettre cachetée ! Elle lit d’abord le mot de Chloé :
« As-tu bien profité de ton anniversaire ? N’oublie pas qu’on doit le fêter ensemble lundi soir ! La lettre, c’est pour toi ! Aurais-tu un admirateur, petite cachottière ? Un bel inconnu l’a déposée à l’ouverture hier matin et il s’en est allé sans me donner la moindre explication ! Il a juste dit que tu comprendrais ??? Tu me raconteras j’espère ou je ne te parle plus jamais. Bisous. À lundi. Chloé »
À n’en pas douter, cette lettre, c’est encore une blague de sa chère copine. Quoique la fine écriture racée qui figure sur l’enveloppe ne soit pas celle de la farceuse. N’importe ! Elle aura choisi un complice parmi ses nombreux soupirants. En effet, la belle et blonde Chloé n’en manque pas. Étudiante à Bordeaux dans la même branche qu’elle, la jeune fille est toujours très entourée par la gent masculine. Devant la jolie Barbie grandeur nature en mini-jupe et top moulant, les mecs s’agglutinent comme des mouches autour d’un pot de miel. Ce n’est pas comme elle qui évite les garçons comme la peste. À moins que ce ne soit eux qui la fuient ! Elle est toujours mal fagotée et elle a l’air si coincée avec son chignon et ses lunettes dont elle n’a pourtant aucun besoin ! Elle fait le désespoir de Chloé qui ne cesse de vouloir la caser. « Tu es sage, bien trop sage ma jolie ! C’est pas normal à ton âge ! Il faut que je change tout ça ! » Lui rabâche-t-elle à longueur d’année.
Changer tout ça, c’est en fait l’habiller, la maquiller, la coiffer comme elle-même : hyper sexy pour attirer un maximum de regards. Ce qu’elle veut aussi, c’est la faire sortir pour autre chose que les courses, les cours, son job ou au mieux, la venue d’un cirque dans les environs. En fait, ce qu’elle veut à tout prix, c’est lui faire rencontrer l’âme sœur comme elle dit en riant et pour cela, tous les moyens sont bons. Mais Élisa résiste de toutes ses forces. Les coureurs de jupons comme son père et ses deux frères défunts, elle n’en veut pas ! Seulement voilà, Chloé non plus ne désarme pas, cette lettre d’un soi-disant admirateur inconnu en est la preuve. Pourquoi cette fichue entremetteuse qui n’en est pas à son coup d’essai, n’a-t-elle pas donné son adresse ? Pourquoi l’inconnu - tu parles, sûrement pas pour Chloé ! - a-t-il déposé son message à la boutique si ce n’est pour mettre au point l’amicale machination avec sa complice ?
Bien bien ! Elle va la lire cette lettre et elle racontera tout à sa machiavélique amie, en rajoutant au besoin des détails croustillants susceptibles de confondre les deux comploteurs. Finalement, cette histoire est plutôt drôle ! C’est en retenant un fou rire qu’elle se décide à décacheter la longue enveloppe blanche ou figure seulement son prénom. Elle subodore le contenu probablement lapidaire du message. Quelques mots du style : « Élisa, depuis que je t’ai vue pour la première fois, je ne dors plus. Je veux te rencontrer ! ».Le tout suivi d’un numéro de portable. Non ! Ce serait trop simple de le composer pour savoir à qui elle a affaire. Plus probablement, le bellâtre choisi par Chloé lui fixe un rendez-vous : jour, heure, lieu, un détail vestimentaire ou autre pour se faire reconnaître et surtout ni nom ni prénom pour jouer la carte romantique du mystérieux admirateur. Évidemment, son amie elle, imitera la surprise à la perfection -c’est une telle comédienne- et naturellement, elle se montrera enthousiaste pour deux à l’idée de ce rendez-vous qu’elle l’incitera plus que vigoureusement à accepter. D’ailleurs, elle l’entend déjà :
« Je t’en supplie Élisa, fais moi plaisir, vas-y ! Et pour une fois, mets-toi en fille hein ? ».
Elle s’y est mise en fille, pas plus tard qu’hier soir et le résultat a dépassé ses pires craintes ! Les yeux dans le vague, le cœur palpitant à ce souvenir encore si…chaud, elle déplie la fameuse lettre du pseudo inconnu. Elle suffoque soudain. Le texte, encore plus concis qu’elle ne se l’imaginait, lui saute aux yeux :
« Nous nous reverrons Élisa, ne m’oublie pas. »
Les mêmes mots que ceux prononcés par son onirique chasseur préhistorique ! Presque les mêmes que ceux de son sauveur de la veille ! Elle n’y croit pas ! Pas de signature mais elle n’en a pas besoin pour savoir qui est l’auteur de ce laconique message : Jonathan Sauveur. Bien que cela paraisse impossible - il ne la connaissait pas encore lorsqu’il a déposé la lettre au magasin - elle est sûre que c’est lui et cette certitude l’affole.
Qui est cet homme ? Quels pouvoirs occultes lui permettent de s’immiscer, même de façon déguisée, dans ses rêves ? D’où la connaît-il pour savoir tout d’elle avant de l’avoir rencontrée ? Une rencontre fortuite qui n’a eu lieu qu’hier soir alors qu’il est passé à la boutique à l’ouverture le matin, soit plus de onze heures avant qu’elle ne s’installe, comme les autres spectateurs, sur les gradins rouge et jaune du Cirque Marini. Car enfin, si elle s’explique peu ou prou comment il a pu apprendre son prénom la veille par un villageois qui le lui aurait soufflé pendant qu’elle était dans les vapes, elle ne s’explique pas mais pas du tout, comment il a pu le connaître avant. Or sur cette lettre, non seulement il l’appelle Élisa mais en plus, il la tutoie comme s’il la connaissait de longue date alors que la veille, très courtoisement, il la vouvoyait. Quoique, lorsqu’il lui a volé ce magique baiser, il l’a tutoyée…
Bon, admettons ! Il y a tout de même une chose dont elle est sûre : Chloé ne peut être de mèche avec lui, d’abord parce que le chapiteau ne s’est installé qu’en milieu de matinée alors que son amie était déjà au magasin et surtout, parce qu’elle ne pouvait savoir qu’Élisa irait au cirque ce soir-là, vu qu’elle-même ignorait que son entrée pour la représentation était le cadeau d’anniversaire de son frère. Une surprise tellement bien gardée que sa mère non plus n’était pas au courant. Patrick qui sait que depuis toujours, après la préhistoire, le cirque est sa deuxième passion, lui a offert une place au premier rang comme quand elle était gosse, juste au bord de la piste. Là-même où elle s’est retrouvée elle ne sait comment entre les bras musclés d’un superbe dompteur aux yeux aussi verts que les lacs de montagne qu’elle a vus lorsqu’elle est allée rendre visite à Patrick En-Haute-Provence.
Elle se souvient avec bonheur de ce séjour trop court à son goût ! Elle a passé une semaine avec lui à la bergerie, l’aidant à traire les chèvres et les brebis puis à confectionner sous sa directive les délicieux petits fromages qui constituent une bonne part de ses modestes revenus. En le regardant elle a aussi appris à filer la laine des moutons et à en teindre les écheveaux. C’est durant cette merveilleuse semaine au cœur de la montagne qu’elle l’a redécouvert cet aîné si calme et fort, si pondéré, si différent des deux disparus ! Avec lui et ses deux chiens, elle fait les longues grimpées menant aux estives, très tôt le matin lorsque le soleil jaillit de derrière les sommets. Avec lui, elle a salué avec un bonheur inégalé la radieuse apparition de l’astre du jour, source de vie ainsi que le faisait la petite fille de la préhistoire dans son rêve.
Décidément, tout la ramène à ce songe qui n’a d’autre sens à ses yeux que de lui rappeler Jonathan. Jonathan qui lui a écrit alors que c’est impossible.
À croire qu’elle rêve encore. Elle n’est pas derrière sa caisse mais dans son lit. L’histoire de la veille, c’est aussi une illusion onirique. Il n’y a pas plus de Jonathan Sauveur qu’il n’y a d’Ehi Sha ou de…Comment déjà ? Roh Ahr Anh. Tout cela tourne au ridicule. Il faut absolument qu’elle se réveille. Elle se secoue, froisse la lettre. C’est machinalement qu’elle la glisse dans la poche de son jean. Le mal de crâne pointe. Elle n’a pas assez dormi .C’est sûrement la raison pour laquelle elle fait un méchant amalgame entre ce qu’elle a rêvé et ce qu’elle a réellement vécu. S’il le faut, ce soir, elle prendra l’un des somnifères de sa mère. Plus question qu’elle se réveille avec l’esprit aussi embrouillé ! D’où lui vient alors la troublante sensation que, tout comme Ehi-Sha reverra son providentiel sauveur, elle aussi reverra le sien. Ne le lui a-t-il pas dit ? Et écrit ?
Mais non puisque tout cela n’est que le fruit de son imagination, n’est-ce pas ?
*
Depuis son anniversaire, Élisa n’a plus rêvé. Dans l’armoire à pharmacie de sa mère, elle a trouvé une boîte de somnifères. Sarah en prend régulièrement depuis le drame ainsi que des anxiolytiques pour calmer ses angoisses. Élisa elle, n’a jamais eu recours à ce genre de truc mais cette fois, elle en a besoin. Et ça marche ! Elle dort comme une masse. Plus rien ne vient bouleverser son sommeil. Heureusement car il y a bien assez des journées avec leur lot de souvenirs importuns. Des souvenirs qui se manifestent sans crier gare, à tout moment, sans qu’elle puisse faire quoi que ce soit pour les empêcher de venir troubler le cours serein de sa vie. Sans cesse, elle revit son rêve en détail. Sans cesse elle revoit le beau visage de Jonathan et se remémore avec une indicible émotion les bizarres circonstances de leur rencontre.
Elle a défroissé sa lettre, l’a relue, émue, puis elle l’a rangée dans le tiroir de sa table de chevet, n’ayant pu se résoudre à la jeter. Elle se dit avec effroi qu’elle est tombée amoureuse d’un parfait inconnu. Un inconnu qui, paradoxalement lui, semble la connaître très bien, au point de lui avoir écrit avant même de la rencontrer pour la première fois. Elle ne s’explique toujours pas le message qu’il lui a laissé. Elle préfère penser qu’ils s’étaient déjà vus auparavant mais qu’elle, au contraire de lui, Dieu seul sait pourquoi, a oublié cet homme pourtant suffisamment extraordinaire pour être inoubliable ! Tellement inoubliable que désormais, tel un trublion de la pire espèce, il squatte sa mémoire sans qu’il lui soit possible de l’en chasser.
Le lundi soir qui a suivi, comme prévu, au volant de sa rutilante petite voiture, Chloé l’a emmenée diner dans le meilleur restaurant de Sarlat où elles ont fêté ensemble ses 20 ans. Là, cédant à l’amicale mais ferme pression de sa pétulante amie, elle a raconté sa mésaventure au cirque avec force détails tout en se gardant bien de trop parler de Jonathan et surtout de la forte impression qu’il lui a faite. Pour la trop curieuse Chloé, elle s’en est tenue à la seule version de l’histoire qui soit plausible : le tigre dressé de toute sa hauteur contre les barreaux, lui a fichu la trouille de sa vie, le dompteur l’a maitrisé, un point c’est tout ! Elle ne s’est pas étendue sur l’étrangeté de leur rencontre, n’a pas parlé du baiser ni des derniers mots qu’il a prononcés en la quittant. Pas plus qu’elle n’a évoqué ces mêmes mots répétés sur la lettre. Elle ne ment jamais à Chloé, pourtant, cette fois, elle ne lui a pas non plus dit la vérité sur le bel inconnu qui s’est présenté ce matin-là à la boutique de souvenirs.
- Tu es sûre que ce n’est pas un pote à toi ? Ce ne serait pas encore un de tes coups fumeux pour me mettre un de tes amis dans les pattes par hasard ? Lui a-t-elle demandé, honteuse de son mensonge.
- J’aurais bien aimé mais non, je te jure que je ne connais pas ce type ! Lui a répondu la jeune fille, une main sur le cœur, l’air un chouïa offusqué par sa suspicion.
- Bon, je te crois ! Alors c’est peut-être un ancien copain de beuverie de Marc ou de Paul qui tente de se rappeler à mon bon souvenir. Mais ça ne risque pas ! Tu sais que je ne les appréciais pas du tout !
Et la honte de la submerger ! Elle savait bien qu’elle s’enferrait dans le mensonge et la duplicité mais pas question de parler de Jonathan à Chloé ! Non, pas question ! La rouée n’aurait eu de cesse que de le lui faire retrouver. Pas difficile ! Il suffisait de se renseigner sur les étapes du Cirque Marini ! Après tout si le dompteur voulait la revoir comme il affirmait que cela devait se faire, il n’avait qu’à se débrouiller. Elle ne ferait pas le premier pas. C’eût été admettre l’inéluctabilité de tout ce qui lui était arrivé, de leur rencontre étonnante à cette aventure onirique par trop insolite dont les images fortes ne la quittaient pas un seul instant, à tel point qu’elle avait l’impression permanente de rêver tout éveillée.
Elle en arrivait à se demander ce que devenait Ehi Sha. Était-elle toujours aussi triste du départ de Roh Ahr Anh ? Croyait-elle vraiment que le destin allait le remettre sur sa route ? Quelles nouvelles visions prémonitoires ses songes lui avaient-ils montrées ?
Telles étaient les pensées qui ne cessaient de s’entrechoquer dans sa tête. Sans les somnifères, elle aurait pu se remettre à rêver et du coup, obtenir peut-être les réponses à ces questions idiotes mais elle ne se sentait pas encore prête à s’en passer.
Non ! Elle n’était décidément pas prête à subir de nouveaux rêves saugrenus. D’ailleurs, y reverrait-elle la petite fille préhistorique ?
Tags : roman, rêves, Elisa, chapitre 6
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Commentaires
Elle téléphonera, la curiosité sera la plus forte.