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"Les rêves d’Élisa" - Liberté - Prologue
…Dans la hutte construite par Roh Ahr Anh non loin de la rivière, Ehi Sha est seule. Le soleil vient de disparaître derrière les grands arbres de la forêt touffue qui borde le camp du Clan des Chasseurs.
C’est la première fois que son compagnon part aussi longtemps depuis qu’ils se sont installés dans la Tribu de la Grande Plaine. Déjà deux lunaisons qu’avec les six meilleurs chasseurs du clan, il a quitté le village, la laissant seule avec leur enfant à naître qui s’agite dans son ventre distendu. Il serait plus que temps qu’il revienne ! Il a promis d’être là pour la naissance de leur fils. Parce que c’est un fils, ils en sont sûrs tous les deux ! Et elle plus encore que lui, parce qu’elle a vu le petit garçon dans ses songes. C’est pour bientôt, elle le sent dans ses entrailles.
Les vaillants chasseurs devraient déjà être de retour. Le temps des grandes chasses s’achève avec l’arrivée du froid, annoncé par les premières chûtes de ce que les anciens appellent la neige. Or, cela fait plusieurs jours que tout est blanc alentour.
Les femmes ont ressorti les peaux de bisons qui tiennent si chaud la nuit venue. Des vêtements plus épais ont remplacé ceux de la saison douce, pratiques mais trop légers pour l’hiver qui s’installe très vite dans cette contrée où il n’y a pas de grotte où s’abriter quand vient le grand froid !
Et Roh Ahr Anh qui ne revient pas et qui risque de ne pas voir naître son enfant !
- N’attends plus, petite du Clan de la Caverne, ils ne reviendront pas ! Lui a jeté le sorcier du village, en agitant devant elle son bâton orné d’osselets et de cailloux colorés passés dans de fines lanières de peau de bison.
- Roh Ahr Anh reviendra, a-t-elle répondu, butée ! Il a promis !
- Son esprit reviendra te hanter petite ! Mais lui, il a rejoint ses ancêtres. Il te faudra bientôt choisir un nouveau compagnon pour que ton petit ait un père. Si l’un des hommes de notre fière tribu qui n’ont pas encore de compagne, veut bien d’une fille du Clan de la Caverne!...
… Elle est seule, abandonnée de tous. Elle ne sortira des oubliettes du château que pour être brûlée vive, comme la sorcière qu’on l’accuse d’être !
Jonathan ne viendra pas à son secours ! Sait il même qu’on l’a enfermée ? Au service du Roi, il est parti guerroyer en de lointaines contrées.
C’est donc seule qu’elle a dû se défendre contre le fils du seigneur qui s’était une fois de plus attaqué à elle, arguant du droit de cuissage de ceux de sa race, pour assouvir ses bas instincts. Alors qu’il tentait de la violenter, elle avait saisi une grosse pierre et l’avait frappé à la tête avec une force que la peur et la rage avaient décuplée. L’odieux personnage s’était effondré sur elle, le crâne en sang. C’est sur elle, sa verge noueuse devenue flasque, qu’il avait rendu son âme au diable. Près de la sienne, gisait la tête du monstre. Sur sa face vérolée, les yeux que la mort voilait déjà, la fixaient encore avec une expression de haine et d’incrédulité.
Elle était parvenue non sans mal à s’extirper de dessous ce corps massif désormais sans vie. Puis elle avait vomi dans l’herbe tendre parsemée de fleurs printanières.
C’est en titubant, les vêtements en lambeaux, qu’elle avait regagné la sécurité de la chaumière où l’attendait sa mère, inquiète à juste raison de son retard.
Mais hélas, la scène avait eu un témoin. Un villageois à la solde du seigneur, auquel il s’était empressé d’apporter la triste nouvelle, dénonçant du même coup la coupable de ce crime. La sorcière, ainsi que beaucoup la désignaient du doigt du fait même de son amitié avec Martha.
Lorsque les soldats du château avaient déboulé chez elle au grand galop, Élisa n’avait pas résisté.
Si personne, hormis son père, n’avait pleuré la mort de l’infâme rejeton du château, personne non plus ne s’était risqué à prendre la défense de la jeune fille et de sa mère lorsque la vindicte du seigneur éploré s’était abattue sur elles.
Élisa avait été jetée aux oubliettes en attendant son procès en sorcellerie. Sa pauvre mère n’avait eu que le temps de s’enfuir à dos de mulet, avant que sa maison soit brûlée et ses maigres biens confisqués. Elle avait trouvé refuge chez l’une de ses sœurs qui vivait avec sa famille, à une lieue du village, sur les terres d’un autre fief.
Pourtant, la disparition brutale de ce débauché de la pire espèce avait soulagé plus d’une jeune paysanne en âge de se marier. Plus jamais aucune d’elle ne tomberait entre ses sales pattes ! Car non content d’user sans vergogne de ce qu’il affirmait être son bon droit, ce porc infligeait les pires sévices aux malheureuses pucelles qui osaient se rebeller.
Quant à toutes celles qu’il n’avait pu engrosser, suprême affront à sa virilité, elles étaient soit défigurées, soit estropiées ou pire, elles avaient succombé sous ses coups !
Et elle qui l’avait tué pour ne pas subir l’ultime outrage, allait payer de sa propre vie son courage et sa résistance…
…Des gardes au visage impassible viennent de débarquer à la porte de son petit « habitacube » d’ouvrière classe 3 des Serres hydroponiques.
Elle en tremble de peur ! Un sentiment aussi interdit que tous les autres dans la Sphère.
Ces tremblements incoercibles la désignent d’ores et déjà comme une coupable.
Elle pense, elle ressent, elle réfléchit, elle rêve… Tout cela est proscrit.
Ce qui l’attend, c’est un reformatage de plus qui refera d’elle, pour un temps au moins, un parfait robot, obéissant et efficace, à l’instar de tous les « esclaves » des tréfonds de ce qu’elle appelle désormais la « prison ».
Pour un temps, car Élisa 7 semble résister à ce traitement de choc inventé par Ceux d’en Haut dans le seul but de garder sous total contrôle, une main d’œuvre incapable de se rebeller.
-Élisa 7, suis nous!
Ils n’en diront pas plus, ce n’est pas leur rôle. Eux ils sont formatés pour obéir aux ordres de la Machine créée par les Maîtres du premier niveau. Et ils le font sans jamais se poser de question ! Il ne leur viendrait pas à l’idée de le faire !
Dûment encadrée par quatre hautes silhouettes encapuchonnées raides comme la justice, sur le maudit pédiroule rouge qui mène au redoutable Centre de Contrôle, elle se laisse porter vers son destin, la mort dans l’âme…
…Dans la chambre douillette de son appartement de la banlieue bordelaise, son enfant blotti entre les bras, Élisa s’est endormie.
Ce qu’elle craignait le plus est en train de se produire, elle rêve. Elle voyage d’un monde à l’autre, d’une époque à l’autre…
Elle est Ehi Sha, la jeune femme des temps préhistoriques. Puis Élisa, la paysanne du Moyen-âge.
D’un coup, elle redevient Élisa 7, la trieuse des serres de la Sphère. La voix métallique de CVUT7007 résonne dans ses oreilles. Mais une autre voix, chaude et grave, la libère de la cruelle et froide Machine.
La voici à Liberté, heureuse, épanouie avec l’homme de sa vie. Là bas aussi, dans ce futur où le monde dévasté par un terrible et innommable cataclysme renaît de ses cendres après 10 siècles, son fils s’appelle Jacob en mémoire de son compagnon d’évasion.
Un battement de cil… Elle se retrouve face à un tigre aux crocs menaçants.
Un autre… Le sinistre ululement des sirènes envahit son crâne douloureux. La voici maintenant entravée de la tête aux pieds sur un lit d’hôpital. Inconsciente ? Non, des images, des souvenirs ? S’entrechoquent dans son esprit.
Dieux des Sphères, ça recommence. Son cœur se met à battre furieusement. Elle s’agite, gémit...
Contre son sein, le poids de son enfant la rassure. Sur son ventre, la main possessive de Jonathan se fait caressante.
« Tout va bien mon amour ! » Murmure-t-il, apaisant.
Et ce poids de douceur, cette main caressante, cette voix apaisante, l’empêchent de replonger et de s’égarer dans les méandres infinis du temps...
Tags : Roman, rêves, Elisa, Liberté, prologue
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Commentaires
Elisa est en proie à des rêves qui... ne font pas rêver c'est certain... amitiés, jill