• L'Arbre 2-Chapitre 10-Le vieux du hameau

    Ainsi naquit la communauté des Gardiens du Jardin oublié. Quelles qu’eussent été les péripéties qui les avaient amenés auprès de l’Arbre et de la Déesse verte, toutes celles et ceux qui avaient été pressentis par les hôtes magiques des lieux, en ressortirent transformés et investis d’une mission sacrée de protection de ce royaume perdu. Mission qu’ils assument depuis des décennies, avec conviction, courage et abnégation sans avoir jamais failli une seule fois !

    Avant-poste de garde, dernier bastion de surveillance avant le rempart naturel des épineux dressé autour de la « Forêt interdite », par la simple dissuasion nous empêchons les intrus malintentionnés de se rendre dans cet endroit qu’ils doivent continuer à considérer comme maudit et dangereux.

    Nous avons si bien joué notre rôle que la plupart du temps, ça a marché. Et quand ça ne marchait pas, si les ronciers ne résistaient pas aux assauts des visiteurs qui refusaient de nous prendre au sérieux, c’est bien souvent parce que l’Arbre lui-même en avait décidé ainsi. Car tous ceux qui passaient outre à nos avertissements, battaient généralement en retraite sans coup férir devant l’épineuse et impressionnante muraille. Ceux qui ne reculaient pas, c’est en raison de l’attraction irrésistible que la forêt exerçait sur eux. Ils se sentaient appelés et ils l’étaient en fait, parce que l’Arbre avait décelé en eux un potentiel Gardien.

    Du moins, cela s’est-il passé de cette façon durant environ la dizaine d’années qu’il a fallu pour nous recruter les uns après les autres. Notre rôle s’est ensuite borné à repousser les indésirables et lorsque nous n’y parvenions pas, les mûriers et autres buissons meurtriers s’en chargeaient… Jusqu’à l’arrivée à la fois impromptue et inespérée de notre nouvelle recrue.

    Pour le quinquagénaire de la Bétonnière, l’Arbre et la Dame ont plus longuement hésité que pour nous autres. D’où leur évidente hostilité lorsqu’il s’est présenté aux intangibles portes du Jardin après avoir férocement combattu la ligne de défense des ronciers.

    Notre ami branchu avait de fichtrement bonnes raisons d’être circonspect envers cet homme, descendant en droite ligne de l’horrible mégère qui avait été pour une grande part à l’origine du drame. À cause d’elle, il avait été coupé ! Ses branches amputées s’en souvenaient encore et lui gardaient, par delà la mort, une tenace rancune ! Comment oublier qu’il n’avait échappé à son funeste destin que parce qu’on avait fort heureusement omis de tuer ses racines ? Comment lui pardonner sa bêtise, sa jalousie, sa méchanceté crasse, ses nauséabonds commérages qui avaient été la cause de l’internement de sa bien-aimée après que de pseudo spécialistes du comportement humain l’aient déclarée folle ? Elle avait failli en mourir et n’eût été l’incroyable don né à la fois de son immense colère et de son incommensurable amour pour la jeune femme, elle non plus n’eût pas échappé à la mort.

    Mais, dit-on, les enfants ne sont pas responsables des exactions de leurs parents. Moins encore par conséquent, les petits-enfants de celles de leurs grands-parents ! De plus, même s’il avait refusé de croire que l’homme était totalement ignorant des préjudices causés par sa grand-mère, L’Arbre ne l’aurait pas laissé mourir dans la rivière. L’imprudent et trop curieux randonneur avait en effet été victime d’une hydrocution sitôt qu’il était entré dans l’eau. Ce n’est que de justesse que l’Arbre avait pu, grâce à une transfusion de sa sève régénératrice, le sauver d’un funeste et précoce trépas.

    Et quand il s’était réveillé, lui aussi savait ! Émerveillé et reconnaissant, il avait aussitôt accepté, comme nous tous, la mission dont l’avaient investi l’Arbre et sa Dame.

    Cependant, auparavant, il avait dû en passer par cette amnésie passagère dont nous eûmes tous à souffrir. Un oubli nécessaire selon l’Arbre, pour permettre aux extraordinaires révélations qui leur sont faites et à la décision qui en découle obligatoirement, de mûrir paisiblement dans l’esprit anesthésié de chacun des Gardiens. Une décision qui les engageait dans une voie rude et austère et n’admettait aucun retour en arrière. L’accepter, impliquait obligatoirement un renoncement définitif à leur existence normale  au sein d’un monde qui désormais, quand il ne les ignorerait pas, les montrerait du doigt.

    Quel bouleversement pouvait être plus total que celui-là ?

    Pour l’homme de la « Bétonnière », ce choix décisif a demandé un temps plus long de réflexion du fait de son âge tout autant que de sa situation familiale et professionnelle. Marié, père et grand-père, employé modèle, membre actif au sein de plusieurs associations de la Cité, nanti de nombreux amis, il avait tellement plus à perdre que nous tous qui avions débarqué très jeunes ici ! Au contraire de lui, nous n’étions alors pas encore installés dans la vie. En dehors de nos parents ou de nos copains, nous n’avions aucune attache sérieuse. La plupart d’entre nous n’avaient pas encore commencé à travailler. Nous étions pour ainsi dire dégagés de toute obligation.

    Pas lui !

    En consentant à le suivre, sa femme lui a facilité la tâche mais tout de même !

    Il a d’ailleurs posé comme condition sine qua non à son engagement, que sa moitié puisse bénéficier d’une transfusion de sève au même titre que lui, afin qu’elle demeure à ses côtés aussi longtemps que durerait sa mission. L’Arbre a accepté bien sûr ! Ce n’était pas trop cher payé pour s’aliéner ce gardien de choix ! Le dernier ! Le plus symbolique aussi en quelque sorte, du fait même de sa détestable filiation.

    Nous autres les anciens, sommes appelés à disparaître. Non pas que notre tâche soit achevée. Pas encore ! Mais nous vieillissons parce que L’Arbre lui-même vieillit ! Nous savons que la mort est l’ultime étape obligée de notre étrange parcours. Après tant et tant d’années d’artificielle longévité, inestimable cadeau du souverain du Jardin oublié pour prix de nos non moins inestimables services, nous revendiquons le droit de déposer enfin ce lourd fardeau de responsabilité et lui dont la sève s’appauvrit hélas, ne nous le conteste pas.

    Nous sommes plus heureux que résignés par cet aspect du contrat – signé avec sa sève et notre sang – qui nous lie à L’Arbre et au jardin. Heureux d’avoir bénéficié de ces multiples « recours en grâce » dont nous savions dès le départ qu’il y en aurait un jour un dernier ! Nous paraissons à peine quatre-vingt ans alors que nous en accusons entre trente et quarante de plus !

    Comment pourrions-nous qualifier de résignation, cette soumission à la Mort, naturelle finalité de la Vie ? Car les ravages de l’âge qui ont mis bien plus de temps que pour le commun des mortels à nous affecter, ne sont rien au regard de ceux que nous inflige l’immense fatigue qui pèse sur le psychisme des Gardiens, au terme presque échu d’une longue, longue existence à porter une charge aussi lourde que la protection d’un minuscule paradis terrestre  aux portes d’un monde tellement matérialiste qu’il en a peu à peu oublié les vraies valeurs !

    Bientôt, cette apparence de vieux Sages chenus, d’ancêtres aux blancs cheveux qui nous a si bien servis auprès des rares inconscients qui s’aventurent encore trop près de la forêt, ne nous sera plus d’aucune utilité face à ce qui se prépare.

    Notre nouvel ami va devoir prendre le relais avec sa charmante et courageuse épouse !

    Pourquoi les enfants de l’Arbre et de la Dame ne sont-ils pas les gardiens naturels de ce lieu qui est leur berceau après tout ? Parce que leur mission est ailleurs, nous ont dit leurs miraculeux parents. Là où ils choisissent de s’installer, ils ont pour devoir sacré de protéger la nature du mercantilisme acharné des Hommes, de leur bêtise, de leur inconscience et du peu de souci qui les anime de laisser à leur descendance un monde viable.

    - Cette espèce, hélas, est tellement indisciplinée, qu’il faut sans cesse reconstruire ce qu’elle démolit ! Regardez ce qu’ils ont fait de toutes les forêts de la planète ! Regardez ce qu’il reste de celle de l’Amazonie !  A souvent accusé l’Arbre en réponse à cette question.

    Combien de fois ne lui avons-nous pas demandé s’il y avait dans le monde, d’autres arbres comme lui, avec les mêmes inimaginables dons.

    - Il en existe, certes, mais aussi peu que d’êtres humains capables de nous comprendre vraiment ! A-t-il rétorqué tristement. En fait, nos pouvoirs, latents chez la plupart d’entre nous, n’émergent que de la conjonction de phénomènes rarissimes. Des phénomènes que même nous, demeurons incapables d’expliquer !

    Pour ma part, je pense qu’ils sont apparus au moment même où je tombais amoureux de cette merveilleuse jeune femme qui voulait avec une telle force un arbre pour son petit jardin et des enfants dans sa maison ! Dès que je l’ai vue, j’ai été foudroyé. Je sentais qu’elle possédait plus que tout autre, cette fabuleuse capacité de compréhension de l’invisible, de l’intangible, qui n’est dévolue qu’à trop peu d’humains. Elle pensait et disait que toute espèce vivante possède une âme. Elle y croyait avec force et cette certitude faisait d’elle un être à part à mes yeux. Un être d’exception qui, sans le savoir encore, pas plus que je ne le savais moi-même alors, faisait partie de ceux très rares qui sont aptes à recevoir notre essence vitale ! Car ce processus mystérieux s’il en est, est soumis aux mêmes types d’incompatibilités que ceux qui régissent les critères pointus de la transfusion sanguine !

    Quand à l’incroyable métamorphose que j’ai opérée en elle alors qu’elle était mourante, je ne connais qu’une poignée de cas semblables sur toute la planète et un seul sous ces cieux occidentaux, celui de ma bien-aimée. Cette transformation, plus ou moins complète en fonction des désirs de chacun, obéit à des lois totalement inexplicables elles aussi. Il y a toutefois trois paramètres communs : l’imminence de la mort, la nôtre en premier lieu et celle de l’humain que nous métamorphosons, un désespoir profond et une colère extrême !

    Pour elle, les…ingrédients furent sa stérilité, la mort du pin sur la montagne, lors de cette promenade où elle aussi faillit mourir, l’abandon de son mari, ce jour fatal où on me coupa et celui où on l’emmena de force !

    Pour moi, ce fut la rage destructrice après que l’on m’ait amputé. Une rage doublée d’un immense désespoir qui enfla jusqu’à la démesure lorsqu’on l’emmena loin de moi et enfin la peur incommensurable de la perdre lorsqu’elle me revint, épuisée à en mourir.

    Néanmoins, nous savons qu’il existe une extraordinaire symbiose entre les peuplades sylvestres  et les forêts dans lesquelles elles vivent et dont elles tirent subsistance autant matérielle que spirituelle. Une symbiose hors normes qui a elle seule suffirait à expliquer les autres cas de métamorphose.

    Pour en revenir à cette magique transformation, elle ne se produit que dans un sens. Un arbre ne peut devenir humain. Et curieusement je l’avoue, car seule notre Mère Nature sait pourquoi, sur les rares cas dont j’ai connaissance, il n’y a eu qu’une métamorphose d’homme, toutes les autres sont des femmes. Outre ce fait, la procréation elle, est à sens unique. Un homme ne peut féconder l’arbre qui l’a transformé. En effet, bien qu’il existe des arbres femelles en termes de botanique, l’arbre est intrinsèquement mâle. Et surtout ne me demandez pas pourquoi ! C’est ainsi, voilà tout ! Quoi qu’en disent vos humains savants, votre science n’explique pas tout et nous non plus !

    Quant à vous, gardiennes et gardiens, vous êtes sans le savoir bien souvent, des êtres exceptionnels que nous choisissons pour l’inestimable don que vous possédez : un amour et un respect inné pour la nature. Ajoutez à cela un cœur généreux, un esprit plus ouvert que la moyenne de vos congénères et, surprime à votre actif, une belle crédulité. Pas au sens péjoratif où s’entend généralement ce terme. Non, la bonne crédulité ! Celle des imaginatifs, sensibles à ce qui se cache derrière le réel et qui croient que la magie n’est pas morte. Les rêveurs quoi. Les doux rêveurs selon les esprits cartésiens, ces « Saint Thomas » qui ne croient qu’en ce qu’ils voient !

    En vous brille cette fragile flamme que nous, les arbres, percevons très bien au contraire de vos détracteurs humains. Il nous est donc facile de la ranimer lorsque l’occasion nous est donnée de vous…tenir entre nos branches. Nous ne faisons alors qu’activer ce don de vie sublime que vous avez au fond de vous à votre insu ! 

    Eh oui ! Il parle bien l’Arbre ! Et si je puis dire avec une pointe d’humour, c’est parce qu’il est, naturellement s’entend, très….cultivé !

    - Quand l’heure sera venue pour ma compagne et moi, nous voulons être ensevelis à son auguste pied, cher nouveau gardien. Car il faut que tu le saches, premiers arrivés, nous serons également les premiers à partir !

    - D’accord papy ! Mais pas trop vite tout de même ! Tes amis et toi surtout, vous avez encore beaucoup à m’apprendre avant que je ne sois digne de la tâche qui m’est assignée !

    - Je ne suis pas pressé mais je sais que mon heure est proche et je m’y prépare sereinement ! Tout comme tu dois te préparer à ce qui t’attend. Un jour, avec ta femme pour unique soutien, tu seras seul pour affronter le danger qui rôde ! Non pas que nous serons tous morts, nous n’en sommes pas encore là, mais nous n’aurons plus assez de force. La sève n’agira bientôt plus dans nos veines et l’Arbre garde son essence vitale pour maintenir sa compagne en forme. Il ne donnera plus son sang vert désormais !

    - Je sais, il me l’a dit ! Et je sais aussi que le péril se rapproche !

    - Sais-tu à quel point mon jeune ami ?

     

     

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  • Commentaires

    3
    Mercredi 14 Septembre 2022 à 03:30
    colettedc

    Pas trop rassurant pour lui, que ce péril qui se rapproche, hélas ...

    Bisous

    2
    Mardi 13 Septembre 2022 à 13:56

    L'arbre vieillit, les gardiens aussi, comment se terminera l'histoire ? 

    Bises

    1
    Mardi 13 Septembre 2022 à 11:53

    Et comme on dit tout a une fin ici-bas... même si protégés longtemps pour cet arbre aux pouvoirs... miraculeux... amitiés JB

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