• A l'intention de Françoise d'Aqua-Rêve

    ***

    Gédéon

     

     

    De sa fenêtre, Rose regardait Gédéon officier dans son jardin.      

                Pendant des mois, elle avait observé son manège sans comprendre. Dès le premier jour après qu’elle l’eût embauché pour s’occuper de son « parc » comme elle disait malicieusement, elle avait été intriguée, se demandant si son étrange habitude tenait de la paresse ou de l’étourderie.           

    Paresseux aurait dit Auguste Églantine, son défunt mari.            

    Impossible ! Gédéon était toujours à l’heure et ne ménageait pas sa peine pour faire de son jardin, le plus beau de la ville !

                Alors tête en l’air ?

                Ça ne collait pas là non plus !  Une fois, ça peut passer pour de l’étourderie. Deux fois même ! Mais chaque fois, non !              

    En le regardant faire comme à son habitude, Rose n’était pas loin de penser qu’il le faisait exprès.            

    « Mais faire quoi ? » Brûlez-vous de me demander.            

    Je vais vous répondre, même si vous ne m’avez pas posé la question :

                Gédéon, « jardinier chez les autres » de son état, avait la curieuse manie, chaque fois qu’il tondait, de laisser un petit carré d’herbe haute, juste en bordure de la haie vive qui clôturaient le grand jardin de Rose, entre le vieux noisetier toujours aussi prolifique et le forsythia si lumineux en sa pleine floraison. Et cela -  ainsi que Rose l’apprit plus tard - il le faisait chez chacun de ses employeurs : il choisissait un coin à l’abri, qu’il ne tondait pas.

                Chez l’un deux, un ancien militaire qui exigeait que les choses fussent faites précisément à SA façon, cette fâcheuse marotte lui avait valu d’être renvoyé. Il eût peut-être suffi pour calmer ce vieux grincheux que Gédéon lui expliquât les raisons pour lesquelles il ne tondait pas tout le gazon au centimètre près. Mais ça m’étonnerait ! Et puis de toute façon monsieur Carré ne lui avait jamais rien demandé. Monsieur Carré voulait juste que son jardin bien ordonné, fût tondu au carré,  exactement comme il faisait son lit : au carré. Et Monsieur Carré, ancien adjudant -chef qui voulait qu’on lui obéisse au doigt et à l’œil, ne supportait pas les gens comme Gédéon qui n’en font qu’à leur tête et qui, comme il le disait en parlant de son employé indiscipliné à ses voisins «  ne tournent pas rond ! ».Ça l’agaçait d’ailleurs au plus au point, de voir sa femme d’habitude si prompte à se ranger à son avis, rire bêtement des âneries de l’insubordonné jardinier.            

    Á part lui, ses autres « clients » acceptaient la loufoquerie du brave homme. Ils en riaient un peu, s’en étonnaient pour la plupart, mais ils ne posaient pas de questions. Sûrement parce qu’en fait, ce petit bout de jardin pas tondu n’était qu’un des trucs bizarres que faisait le drôle de jardinier.

                À l’instar de Rose, plus d’un avait constaté que s’il mettait autant de temps à bêcher leurs parterres et plates-bandes, c’est parce que, très scrupuleusement, motte après motte délicatement retournée, il en ôtait les vers  qu’il déposait dans sa brouette sur un mélange  de terre meuble et de terreau. Lorsqu’il avait terminé son ouvrage il remettait les bestioles gigotant à leur place et c’est toujours avec une délicatesse infinie que des deux mains il fignolait l’amalgame et l’étalage. Lorsqu’il plantait les fleurs issues de sa propre serre, il prenait les mêmes précautions.

                À Rose qui lui avait demandé pourquoi, il avait posément répondu :

                - Les vers sont très utiles madame Églantine ! Ils travaillent naturellement la terre vous  savez !

    • Ah bon !
    • Eh oui ! Ce sont de vaillants aides de camp qu’il faut ménager au mieux ! Comme les coccinelles qui mangent les pucerons sur vos magnifiques rosiers, ou les abeilles qui pollinisent vos fleurs superbes. La nature est pleine de petits ouvriers qui assistent les jardiniers. Il est de mon devoir de les protéger.

                Ce jour-là, épatée par la longue tirade de cet homme habituellement si peu disert, elle n’avait pas pensé à lui demander la raison du carré d’herbe oublié. Mais plus d’une fois, poussée par la curiosité et en l’absence de Gédéon bien sûr, elle était allée y voir de plus près. Il était bien plus grand qu’il n’y paraissait vu de sa fenêtre.

                Agenouillée dans l’herbe fraîchement tondue elle avait regardé et regardé encore sans jamais rien voir là qu’un espace d’herbe haute à l’abri de la haie. Chaque fois, elle avait dû se relever péniblement en maugréant dépitée, que ce genre de gymnastique n’était plus de son âge.

                Après cela, elle s’était abstenue, attendant le moment propice pour questionner son jardinier. Propice pour elle, car elle n’osait pas lui demander, de peur de paraître ridicule. Idiote même ! Comme pour les vers, il devait avoir de bonnes raisons pour agir de la sorte. Pfffft ! Protéger les escargots et les limaces peut-être ! Bien qu’elle n’en eût pas vu plus que çà dans le carré préservé !

                En attendant le fameux moment, elle rongeait son frein, impatiente de le questionner mais incapable de s’y résoudre. Et elle l’observait.

                Quand c’était le jour de la coupe du gazon, elle ne pouvait s’empêcher de penser que, fort de sa thèse de préservation de toutes les  petites bêtes du jardin, il n’aurait jamais dû accepter de tondre, même armé d’une bonne vieille tondeuse mécanique comme il avait choisi de le faire, remisant définitivement la vieille pétoire à essence d’Auguste à la cave. Ben oui quoi ! Il devait bien en hacher menu quelques unes tout de même ! À moins qu’il ne les prévienne avant de commencer ce diable d’homme ! L’idée des chenilles, mulots, musaraignes, taupes et insectes en tout genre partant se mettre à l’abri avant la tonte la faisait rire aux larmes ! Et plus encore l’idée de Gédéon planté au milieu de la pelouse en train de leur dire :

                - Ne restez pas dans mes pattes les petits ! Ouste ! Allez jouer ailleurs, j’ai du boulot moi !

             Si elle avait su qu’il le faisait vraiment, elle en fût probablement tombée sur le postérieur d’étonnement !

                 Alors pourquoi ne pas en faire autant pour les vers  hein ? Me demanderez-vous.

                 Parce que sous la terre, ils n’entendraient pas et que de toute façon, nul n’a jamais vu un lombric avec des oreilles ! Voila tout ! C’est mon explication à moi, pas celle de Gédéon que je n’ai jamais eu la chance de rencontrer personnellement ! Le peu que je sais, c’est Rose qui me l’a raconté après avoir appris le fin mot de l’histoire…

                Revenons en effet à ce petit bout de gazon jamais tondu voulez- vous ! Parce qu’évidemment, tout comme Rose, vous mourez d’envie de savoir le pourquoi du volontaire autant que singulier oubli du jardinier. Si si, vous en mourez d’envie, n’ayez pas honte de l’avouer !

                Un matin, en arrivant chez la charmante veuve le jour prévu pour la tonte, il bouleversa son rituel. Toujours le même depuis qu’il travaillait chez elle : à sept heures cinquante-cinq, il frappait à la porte, la saluait courtoisement d’un « Bonjour madame Églantine !». Elle lui donnait la grosse clé de l’appentis construit par feu monsieur Églantine. Un discret merci, un tout aussi discret signe de la main, et sans attendre qu’elle lui propose de s’asseoir, il s’éclipsait. Á huit heures, il sortait ses outils  et se mettait aussitôt à l’ouvrage. Á midi tapante, il s’arrêtait pour manger. Dans l’arrière-cuisine par temps froid, dehors à la belle saison ; puis dès treize heures, il retournait à son travail sans perdre une minute.  Ce n’est qu’une fois sa journée terminée, à dix-sept heures pile qu’il acceptait un café ou une boisson fraîche avant de partir en prononçant  toujours la même salutation : « Au revoir madame Églantine, à mardi ! » Car  le mardi était le jour du jardin de Rose.

                Mais ce matin-là donc, il ne fit rien de tout cela ou presque. Connaissant sa légendaire ponctualité, elle guettait son arrivée, la clé de l’appentis à la main. Il frappa, elle lui ouvrit, il la salua comme à l’accoutumée. Elle lui tendit la clé. Il ne la prit pas. Á son grand étonnement, il lui demanda la permission de s’asseoir. Elle la lui accorda bien sûr, un peu inquiète tout de même.

    -  Quelque chose ne va pas Gédéon ? Questionna-t-elle la voix tremblant de crainte.

                Et s’il allait lui dire qu’il ne voulait plus, ou ne pouvait plus travailler pour elle. Sa présence discrète mais efficace tous les mardis lui manquerait. Sans compter que jamais elle ne saurait la raison de son étrange oubli !

                - Non non, tout va bien Madame Églantine ! C’est la pleine lune ce soir !

    - Ah bon ! Et  qu’y a-t-il de différent par rapport aux autres pleines lunes ?

    - Rien madame, sinon que cette fois, je voudrais vous montrer quelque chose, si vous me permettez de vous tenir compagnie jusqu’à ce qu’elle se lève.

    - Je n’y vois pas d’inconvénient si rien ne vous appelle ailleurs !

    - Rien qui vaille à mes yeux ce que je tiens à partager avec vous !

                Le cœur de Rose se mit à palpiter. Non de peur, elle ne craignait pas le jardinier, mais d’une espèce de joyeuse attente qu’elle ne s’expliquait pas. Gédéon n’avait jamais autant parlé. Il fallait que ce soit bougrement important pour qu’il aligne autant de mots à la suite !

    - Pourquoi aujourd’hui Gédéon ? C’est que j’en ai admiré des pleines lunes depuis que je vous connais !

                - Parce que, madame Églantine,  de tous mes employeurs, vous êtes la plus patiente, la plus compréhensive…la plus curieuse !

    - Ohhhh ! Je ne suis pas curieuse…ou juste un tout petit peu !

    - Si si, vous l’êtes ! Et ce n’est pas un défaut !  Enfin, pas toujours. La curiosité, quand elle n’est pas malsaine comme chez certaines  personnes,  c’est savoir montrer de l’intérêt pour tout ce que l’on ne connaît pas, pour tout ce que l’on ne comprend pas. La curiosité, ça sert à apprendre sans jamais se lasser, sans jamais être blasé. La curiosité, ça sert à s’émerveiller de tout. La curiosité, ça sert à regarder vraiment ce qui nous entoure et qui sait, parfois ça sert à voir et à comprendre l’invisible !

                - Oh la la Gédéon ! Vous êtes un aussi grand philosophe que vous êtes un excellent jardinier ! Et je ne me moque pas vous savez !

    - Je sais !

                Sur ces mots, il prit la clé posée sur la table et s’en fut à sa tâche.

                La journée fut longue pour Rose. Elle vit Gédéon s’affairer dans le jardin comme à son habitude. Il effectuait son labeur hebdomadaire avec la même rigueur, le même calme, les mêmes gestes sûrs et lents, le même respect de la nature que de coutume. Monsieur Églantine avait vu grand ! Il y avait donc  suffisamment de travail pour justifier la présence d’un jardinier huit heures par semaine. La matinée fut consacrée à l’entretien  des plates-bandes, des haies, des rosiers et du petit potager. Á midi, comme il faisait bon, il prit sa pause déjeuner dehors. C’était comme s’il avait voulu éviter son employeuse et ses probables questions. Il n’avait pas tort. Rose rongeait son frein, l’œil rivé aux aiguilles de  l’antique comtoise de son salon.            

    Puis il entama la tonte. C’était la dernière avant l’arrivée du froid. Il le fit soigneusement en évitant  bien sûr l’espace entre le noisetier et le forsythia. Elle sourit. Rien dans sa façon de procéder n’indiquait que ce mardi-là fût particulier.

                Á dix-sept heures, contre toute attente, il annonça qu’il devait rentrer chez lui.  Un peu triste et très déçue, elle le laissa néanmoins partir sans lui poser de question.

                Á dix-neuf heures, elle entendit frapper. Gédéon se tenait devant sa porte, un bouquet de fleurs à la main, un sourire complice aux lèvres ! Méconnaissable ! S’il n’était pas en costume trois pièces ni parfumé- pas son genre tout de même ! - il s’était rasé de près et il avait fière allure ma fois, avec son jean bien coupé et son gros pull irlandais. Elle ne l’avait jamais vu aussi beau. 

     « Mais l’ai-je déjà vraiment regardé ? » se dit-elle. 

    Depuis le décès de monsieur Églantine, depuis dix ans en fait, elle n’avait plus jamais regardé un homme comme elle était en train de regarder Gédéon ! Elle s’avisait soudain que ce qu’elle appelait son  « grand âge » n’était qu’une excuse pour se protéger. Après tout, elle n’avait que cinquante ans. Á cette idée, elle rosit et baissa les yeux sur ses pantoufles défraîchies de mémé.            

    Gédéon continuait à sourire en la dévisageant. Toujours planté sur son perron, son bouquet de roses…rouges à la main !            

    - Puis-je entrer madame Églantine ? Ce serait bien que je puisse le faire avant qu’il ne fasse nuit  non ?

    - Euh… Oui, bien sûr… Entrez !  Je…Je ne pensais pas que…

    - Que j’allais revenir ?  Je vous ai promis une surprise ce matin, rappelez-vous ! Vous m’inviteriez à dîner ? Lança-t-il avec une audace qu’elle ne lui connaissait pas !

    Décidément, son discret jardinier s’était transformé comme par magie en un séducteur plein d’assurance.

                Il entra. Sa présence emplit le vestibule comme jamais auparavant.

                Lui avouer que sa surprise se tenait devant elle eût été prématuré. Elle se sentait ridicule avec son tablier, son chignon tiré de vieille rombière et ses charentaises à carreaux. Un Prince charmant en face d’une sorcière, voilà à quoi devait ressembler le tableau qu’ils formaient ! Elle prit les fleurs, les disposa dans un vase qu’elle oublia de remplir d’eau tant elle était troublée.

                -Je vous en prie, installez-vous pendant que je vais me changer, bredouilla-t-elle en s’enfuyant.

                Quand elle revint, aussi pimpante et parfumée que les roses qu’il lui avait apportées, ce fut lui qui vira au rouge. La plus ancestrale des magies avait agi sur elle aussi. La mémère pantouflarde venait de se muer en une femme ensorcelante. Il en oubliait ce qu’il avait décidé de lui dévoiler au cours de cette soirée de pleine lune idyllique. Que pouvait-il lui montrer qui fût plus beau que ce qu’il voyait ?

                 Le dîner, qu’ils préparèrent ensemble, se déroula dans une joyeuse complicité, entre confidences et regards qui en disaient plus long que des mots. 

                La lune répandait ses flots opalescents quand ils sortirent main dans la main. La nuit était douce comme peuvent l’être certaines nuits d’automne quand se prolonge l’été indien. Gédéon, ému comme un collégien à son premier rendez-vous, entraîna Rose vers le fond du jardin, entre le noisetier et le forsythia, là où subsistait, éclairé par la douce clarté lunaire et par…une girandole de vers luisants, un carré d’herbe haute emperlée de rosée.            

    - Veux-tu voir maintenant, ma Rose, pourquoi je ne tonds jamais ici ? Murmura le jardinier extraordinaire à l’oreille de sa belle.

                - Oh oui !  répondit-elle avec enthousiasme mais guère plus fort que lui, comprenant d’instinct que l’instant était sacré.            

    Ils se mirent à genoux, se penchant autant qu’ils le pouvaient vers le carré d’herbe d’où jaillissait une lumière qui ne venait ni de la lune, ni des vers luisants.

                Rose regardait de tous ses yeux : ceux qu’elle cachait derrière les verres de ses lunettes et ceux de son cœur qui n’en avaient nul besoin. Ce qu’elle vit alors et surtout ce qui lui arriva, est gravé en elle pour toujours parce que cela changea toute sa vie.            

    Entre les hautes herbes, se tenait une fête bruyante et colorée. Á peine se rendait-elle compte du caractère incroyable de sa vision qu’elle se retrouva propulsée, accrochée au bras de Gédéon, au beau  milieu d’une joyeuse farandole de fées aux ailes irisées, de lutins farceurs et d’elfes aux oreilles pointues comme ceux des contes de son enfance.

                 Un hourvari de cris et de bravos les accueillit. Gédéon était  manifestement leur héros. Comme à chaque pleine lune, le petit peuple magique des jardins, invisible aux regards du commun des mortels, dansait pour faire la fête. Il dansait pour la Lune qui  diffuse sa magie éternelle, mais aussi pour Gédéon et pour tous les jardiniers qui savent déceler cette magie et la préserver afin qu’elle ne s’éteigne pas.

                   Rose et Gédéon dansèrent avec leurs hôtes minuscules jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Juste avant que le soleil ne se lève, ils se retrouvèrent émus, enlacés, agenouillés près du carré d’herbes folles.

     

                De la fenêtre Rose sourit en regardant son jardinier extraordinaire officier dans leur jardin.

                Désormais elle sait. Elle sait que la magie existe et que la plus puissante de ses manifestations,  c’est l’amour.

    Le jardinier extraordinaire

     

     

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  • -S’il te plaît mamie, tu veux bien me lire une histoire sans livre ! Demande le petit garçon.

    Il est assis dans son lit, adossé à deux gros oreillers, sa tablette posée sur les genoux. Dans la petite fenêtre, sa grand-mère le regarde, les yeux débordant d’amour.

    -Léo mon trésor, il se fait tard, tu devrais dormir ! Tu as école demain !

    -Je sais mamie mais j’y arrive pas !

    -Et pourquoi donc mon petit chat ?

    -Ben… tu sais bien …Le virus, le masque, le confinement… toi si loin … Tu me manques tellement mamie !

    - Toi aussi tu me manques mon cœur ! Et Lola aussi ! Sans parler de mon fils et de ta maman qui est comme une fille pour moi, tu le sais !  Mais tout ça finira et nous nous reverrons bientôt, il faut y croire !

    -J’essaie mamie, mais c’est dur ! C’est si long sans te voir !

    Sur l’écran, le visage de mamie Madeleine s’est un peu crispé. Il lui semble même avoir vu deux larmes couler…une pour chaque joue de sa grand-mère adorée. Il l’imagine, là-bas, à près de 800 km de lui, si seule dans sa grande maison depuis que papy est parti, il y a déjà un an de ça ! Il se sent mal d’un seul coup ! Il se sent égoïste aussi. Lui, il a papa, maman et Lola, sa chipie de grande sœur. Il l’aime, même si elle passe son temps à le traiter de bébé du haut de ses 14 ans.

    - Et toi ? Ça va maminou ?

    -T’inquiète, mon chéri ! Je ne suis pas si seule tu sais ! Il y a mes vieux amis que j’ai la chance de croiser quand je fais les courses. On s’est donné le mot pour les faire le même jour à la même heure ! Malin pas vrai ?

    - Très ! Tu mets bien ton masque hein !

    - Bien sûr ! Tu me connais ! Sage et obéissante ta mamie !

    - Arrête de me faire rire ! Toi ? Obéissante ? C’est que t’as rudement changé alors !

    -Ohhh le coquin ! Oser dire des trucs pareils à ta grand-mère ! Tu n’as pas honte ? Mais là, promis, je fais tout comme il faut !

    - T’as intérêt !

    -Ainsi mon Léo, tu aimes toujours mes histoires sans livre ? Je ne croyais pas que ça t’intéressait encore ! C’est bien 11 ans que tu viens d’avoir ?

    -Ben oui ! Tu sais bien ! Même que…

    -Je n’étais pas là pour te souhaiter ton anniversaire, comme tous les ans ! Mais tu as bien reçu mon cadeau je vois !

    - Ouais ! Super la tablette mamie ! Même si papa et maman n’étaient pas trop d’accord ! T’es bien trop jeune qu’ils disaient ! Mais ils disent plus ça aujourd’hui ! !

    -Je me doute ! C’est tellement pratique ces trucs-là ! On peut se voir, se parler et même trinquer ensemble ! C’est chouette !

    -Et tu vas pouvoir me lire une histoire sans livre, comme avant ! J’adorais ça quand on passait les vacances chez toi. Tu montais nous dire bonne nuit. Je te réclamais une histoire… Même que Lola venait nous rejoindre dans ma chambre. Tu prenais un de nos livres préférés et tu lisais...

    - Je vous en ai lu des « Petit lapin blanc », des « Petit ours brun » et compagnie ! Et Hansel et Gretel que vous vouliez toujours et qui faisait pleurer ta sœur !

    -Mais ce qu’on préférait tous les deux, c’était les histoires sans livre que tu inventais pour nous ! On était toujours dedans et on avait le droit de rajouter des choses  de nous ! C’était marrant ! Je me souviens de « Cloup-Cloup, la grenouille qui chaque soir pleurait toute seule dans sa mare. Puis un jour, elle l’a quittée   pour rejoindre l’étang et  se marier avec un gentil crapaud !

    -Ça me touche que tu te rappelles tout ça mon Léo ! Et si pour une fois, c’est toi qui me lisais une histoire sans livre ? Je suis sûre que tu sauras le faire ! Tu avais toujours plein d’idées ! Tu étais très malin pour faire durer le plaisir le plus longtemps possible ! Alors, tu racontes ?

    - Bon, d’accord mamie. J’y vais…

    «  Il était une fois un petit garçon qui s’appelait Léo. Il avait 5 ans et il avait plein plein de peurs. Mais il n’en parlait jamais, parce qu’il avait..peur qu’on se moque de lui ! Surtout sa grande sœur Lola  qui avait 8 ans. Elle se croyait grande et elle passait son temps à traiter son petit frère de bébé.

    Léo avait peur du noir, de l’orage, des araignées. Et même des souris. C’est pourtant petit et pas méchant les souris ! Mais sa plus plus grande peur, c’était que ses parents l’abandonnent un jour, comme le faisaient les parents d’Hansel et Gretel dans le livre que lui lisait mamie Madeleine quand il allait en vacances chez elle, avec sa sœur. Cette histoire -là faisait pleurer Lola. Mais à lui, elle faisait si peur qu’après l’avoir entendue il avait du mal à s’endormir. Et quand il y arrivait, il faisait toujours le même cauchemar. Papa perdait son travail, maman n’avait plus assez d’argent pour acheter à manger. Alors tous les deux, ils décidaient d’abandonner leurs enfants au cours d’une promenade du dimanche. IIs arrivaient  dans le bois et là,  Léo s’apercevait qu’il était plus grand et plus sombre que celui où ils avaient l’habitude de se rendre en famille. Ils commençaient à se promener. Papa et maman les laissaient marcher devant. Ils marchaient, marchaient sur le sentier entre les grands arbres menaçants. Soudain, Léo se retournait… Ses parents n’étaient plus là. Lola avait disparu aussi sans qu’il s’en rende compte. Il était seul perdu, abandonné… Il se mettait alors à pleurer en se disant qu’il aurait dû semer les petits cailloux blancs  dont il avait rempli ses poches. Mais il avait oublié .

    A ce moment -là, il se réveillait en larmes. Voilà pourquoi il avait commencé à refuser l’histoire de Hansel et Gretel. Il disait que c’était pour pas faire pleurer Lola. A la place, il avait demandé à mamie de leur lire une histoire sans livre. Ça l’avait beaucoup amusée. Elle avait dit qu’on ne pouvait pas lire sans livre. Mais Léo avait insisté. Il avait expliqué à Mamie que lire une histoire sans livre, ça voulait dire qu’on la raconte en l’inventant au fur et à mesure. Il avait dit aussi que ce serait chouette si Lola et lui pouvaient l’aider à raconter.

    C’est comme ça qu’était nées les histoires sans livre, où lui et sa sœur étaient des héros, prince, princesse, fée et magicien qui vivaient de merveilleuses aventures, où aucun parent n’abandonne ses enfants dans une forêt, où les souris et les araignées sont de gentils monstres, où le noir scintille de milliards de lumières, où l’orage ne fait que des éclairs magnifiques mais aucun bruit, et où les cailloux qu’un petit garçon met dans ses poches, ne sont que des trésors fabuleux.

    Léo en a un coffre rempli. Un jour, il les offrira à sa mamie chérie pour la remercier d’avoir fait fuir les cauchemars avec ses merveilleuses histoires sans livre. »

    - Alors maminou, elle t’a plu mon histoire ?

    -Elle est magique mon petit prince !  Je suis sûre que grâce à toi, je vais faire de très beaux rêves ! Et toi ? Tu vas pouvoir dormir maintenant ?

    -Oui mamie ! Je me sens mieux ! C’est exactement comme si tu étais près de moi, comme avant. Je t’aime !

    -Je t’aime trésor ! Dors bien ! Et c’est quand tu veux pour une autre histoire sans livre. Bisous mon Léo !

    -Bisous maminou ! Dors bien !

    8-12-2020

    ©A-M Lejeune

     

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    Une histoire sans livre...

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  • Pour relever un défi dont la règle était de prêter vie à des objets, il y a quelque temps déjà, j'ai écrit cette histoire totalement farfelue dont les personnages sont à la fois très extraordinaires et d’une incroyable banalité…

     

    L’heure du bain

     

                 

                Ouf ! C'’est l’heure du bain, enfin ! Après cette longue journée de boulot, c’est largement mérité ! Je suis sale comme mon pote Peigne qui vit à l’étage au-dessus et que je n’ai  rencontré qu’en de rares occasions, tout à fait par hasard !  Soit dit en passant, je suis heureuse et soulagée que nous n’utilisions pas la même baignoire (Lol !)

               Un vrai hippy celui- là ! Toujours plein de cheveux comme Brosse, sa meuf qui est encore plus chevelue que lui !

             Bon, revenons-en à nos moutons ! Vous voulez savoir pourquoi je suis si dégueu en fin de journée ? C‘est à cause de mon taf : je suis touilleuse. C’est ma principale fonction même si mes patrons m’utilisent  à d’autres tâches de bouche à l’heure du dessert en particulier, comme cela aurait dû être le cas aujourd’hui.       

             Que je vous raconte ma journée à présent.

          Aujourd’hui donc,  c’était réception  des Grandes Occasions dans l’entreprise : le repas du nouvel an que les patrons fêtent chaque année avec toute la famille. Mes copines et moi, tout comme les autres membres de l’honorable confrérie de la Ménagère en Argent à laquelle je suis si fière d’appartenir, nous avons été  sorties très tôt  du grand dorbuffet quatre étoiles de la Salle-à-manger, puis retirée une à une avec beaucoup de ménagement, de la mallette-lit très confortable que nous partageons. Passage des troupes en revue, obligatoire !

              La tenue se devait d’être parfaite : propreté impeccable, teint brillant, dos droit. Les tordus ou les ternis finissent inévitablement dans les casiers-lits de métal du dortiroir de la cuisine, réservé aux subalternes.  Un lieu horrible d’après ce que j’en sais par ouï-dire, où règne une abominable promiscuité ! Les exclus de la Ménagère en Argent y finissent leurs jours sans plus jamais connaître ces moments de gloire et d’intense satisfaction que nous autres, employés exclusivement pour ces grands moments, sommes les seuls à vivre !

            Ouf, j’étais nickel chrome ! Les autres aussi !  Nous avons donc été disposés comme il se doit à la place qui nous revient. De même que mes amies Petites Cuillères d’Argent, on m’a installée au pied de deux potes des grandes occasions, Verres à Vin et Verres à Eau qui font partie de la confrérie des Verres en Cristal. Les membres particuliers de la joyeuse  famille des  Verres à Apéritif, ont été  installés à part dans le salon. Quant aux gracieuses Flûtes à Champagne, elles ne nous ont rejoints qu’à la fin des agapes.

            Verres en Cristal et Couverts en Argent, nous étions tous au garde-à-vous autour de celles qui dominent généralement la tablée de leur incontestable majesté, ces dames Assiettes en Porcelaine à Liseré d’Or, héritage sacré légué à  son fils par la   mère du patron.

            Nous étions prêts pour le service ! Certains officièrent seuls, comme les Cuillères à Soupe, les Cuillères à Dessert et les Petites Cuillères, d’autres en doublon, comme les Fourchettes et les Couteaux,  par catégorie et en respectant l’ordre donné.

              Pour ma part,  afin que vous compreniez mieux mon état de saleté avant ce bain tant attendu, il faut que je vous raconte finalement à quoi j’ai servi et à qui  surtout !

            J’étais à la disposition d’un enfant ! Ceci explique cela ! Il ne  connaissait pas les règles en usage pour une Petite Cuillère en Argent digne de ce nom ! Il m’a trempée  dans la mayonnaise, vous vous rendez compte ! Moi, dans de la mayonnaise ! Beurk ! Et plusieurs fois je vous prie ! Quel petit malotru ! Ils auraient dû lui prêter une des Cuillères en inox de la cuisine ! Pour pouvoir continuer à se servir de moi à sa guise, il m’a trempée dans son verre d’eau. Gloupsss ! J’ai horreur d’être ainsi baignée dans de l’eau froide sans savon ! Ensuite, il m’a essuyée sans délicatesse avec un coin de sa serviette !

                 Et ça a continué ! Après le saumon  mayonnaise, j'ai eu droit  au foie-gras généreusement tartiné par le sale gosse - avec mon aide bien sûr- de compotée de figue et d'oignons confits et hop, trempette dans le verre d'eau !

               Puis ce fut  la sauce du civet de sanglier "Grand-Veneur"  ! Nouvelle baignade forcée ! Pomme de terre en papillote tout juste sortie du four, ouille ! Ça brûle ! Vinaigrette, aïe ! Ça pique !  Il y a même un chien qui m’a léchée ! Dégoûtant ! Et chaque fois un tour dans Verre à Eau dont le contenu devenait de plus en plus infâme ! J’étais écœurée, lui aussi ! Pauvre Verre à Eau bafoué de la plus horrible des façons ! Servir de baignoire occasionnelle à une petite cuillère fût-elle en argent, quelle indignité pour un verre en pur cristal de Baccarat !

     

              Et je ne vous dis pas l’état de Serviette Blanche ! Tachée de partout, humide, froissée ! Comme tous les employés temporaires de ce sale gamin, elle avait hâte que ça se termine.  Même Verre à Vin n’en pouvait plus !  Censé ne pas servir pour cet invité-là, on l’avait rempli d’un infâme jus de fruit trop sucré qui l’avait rendu aussi poisseux qu’un pot de miel ! Il détestait ça ! Quel déshonneur pour lui qui n’aimait rien autant qu’être rempli comme il se doit, de grands crus millésimés blancs ou rouges !

               Pour en revenir à moi,  j’ai terminé baveuse de mousse au chocolat, de coulis de framboise et de crème  Chantilly ! Je n’ai  même pas eu droit à un bon café bouillant qu’on amène aux grands invités dans ces jolies demoiselles Tasses à Café, en porcelaine blanche assortie à celle de  leurs aînées Assiettes ! J’aurais touillé avec un plaisir intense ce délicieux breuvage fumant ! 

                 Le petit sagouin m'a posée sans ménagement dans Assiette à son service, encore pleine de reliquats peu ragoûtants, en compagnie de Fourchette et de Couteau aussi sales que moi ! Il s’est essuyé une dernière fois avec Serviette Blanche si crasseuse qu’elle en aurait pleuré de honte, comme nous tous !   Puis il a quitté la table sans attendre d’en avoir la permission, en faisant tomber Chaise et en hurlant comme un goret qu’on égorge !

                 Vous comprenez mieux à présent, je l’espère, pourquoi j’ai attendu  l'heure du  bain avec impatience ! Un bain de luxe réservé uniquement à nous autres, dignes membres du Service des Grandes Occasions ! Dans une  jolie baignoire remplie d’eau chaude, parfumée, savonneuse à souhait. Nous y sommes lavés puis essuyés avec une délicatesse infinie, avant d’être déposés dans nos mallettes-lits capitonnées de satin champagne, elles -mêmes ramenées avec moult précautions jusqu’à l’imposant dorbuffet fleurant bon la cire d’abeille. Là, nous profitons alors enfin  d’un long repos bien mérité jusqu’à la prochaine Grande Occasion !

                Tout compte fait, en dépit de ce type de désagrément pas si fréquent ma fois, je suis une touilleuse heureuse ! 

                Je pense parfois à nos collègues de la cuisine ! Moins bien lotis que nous, ils doivent se contenter de la douche commune où ils sont lavés sans les douces mains de Maria et où ils sèchent seuls, enfermés jusqu’à ce que des mains secourables se rappellent qu’ils sont là.  Parfois, c’est inimaginable pour moi, ils y passent même la nuit !

                Ça y est, c’est le tour des membres de la Ménagère en Argent !  En douceur, nous sommes plongés dans la baignoire …

                Ahhhh quel délice !

     

     

    ©A-M Lejeune

     

    Extrait du recueil de nouvelles « Une vie, un instant » 

     


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  • Balade nocturne. (Nouvelle courte)

     Cheminement tranquille sous la lune, l’astre sans voile, ma muse, mon amie. Mon pas sûr et serein en dépit de la nuit. Douceur estivale de la balade  sur le sentier un peu cahoteux sous mes pieds. Rien de mystérieux, rien de mauvais  dans l’ombre. Ni fantômes sous leurs blancs linceuls, ni monstres cruels, ni sorcières au rire démoniaque. Juste la plaine sous les rayons opales de Séléné et de chaque coté du chemin, les hautes silhouettes  protectrices  des arbres, mes amis de toujours.

      Là-bas, comme un phare dans l’obscurité, le clocher séculaire de la petite église de mon enfance. Et puis, à la lisière du village, mon rocher, mon île, mon nid de tendresse, ma maison-lumière.

     Battements paisibles de mon cœur débordant d’amour pour les habitants  de ma chaumière. Mon mari si compréhensif pour le besoin récurrent d’un peu de solitude, de sa rêveuse invétérée. Mes deux enfants sûrement déjà à bord de leur vaisseau des songes  à cette heure tardive. Ô mon havre de tendresse ! Ma vie sans vous ? Impensable, impossible ! Un désert aride !  Soudain, une racine traîtresse ou une ornière facétieuse…

    Chute brutale en avant ! Le bruit de mon crâne sur une pierre ! Quel choc ! Perte de conscience miséricordieuse !

     Combien de temps ?  Réveil  pénible, froid intense...Le goût du sang dans la bouche…

     Mal à la tête, au cœur…Le vacarme d’un millier de cloches dans ma boîte crânienne douloureuse. Ma vue ? Très trouble ! Plus de force ! Énergie zéro ! Dans quelques minutes, quelques secondes même, une nouvelle perte de conscience, fatale cette fois ! 

     Pourquoi cette affreuse certitude ? Bien plus qu’une intuition, un diagnostique probable : fracture du crâne ou à tout le moins, sévère traumatisme. Et le pire sans un secours urgent, la mort, là, seule, dans la nuit, sur le chemin, sous le regard moqueur de la lune !

     Inquiétude de mon mari ? Que nenni ! Pas avant deux bonnes heures. En cause, sa parfaite connaissance de mes habitudes lors de mes périodes dépressives. Après le repas du soir et les bisous aux enfants dans leur lit, longue promenade nocturne en solitaire ! Évacuation du stress puis retour tranquille auprès de l’époux  indulgent !

     Pas cette fois…pas cette fois… Dernière pensée cohérente avant l’évanouissement, le coma, la fin !

     L’appel des ombres de l’au-delà…Le fameux tunnel de lumière…Non, non, non ! Refus total, désespéré.

     Une voix près de mon oreille, douce, tendre, implorante.

                « Chérie, chérie…»

     Une main  sur la mienne. La chaleur bienfaisante d’une couverture sur mon corps…Un masque à oxygène sur mon nez, des tuyaux… Un balancement bizarre. Le bruit d’un moteur… Le hurlement merveilleux d’une sirène. Ambulance… Hôpital.  - Les…les enfants… Ma voix, un croassement…  - Chez ma mère. Chut mon amour, pas d’inquiétude !

                Merci, merci, merci ! 

     Une certitude, désormais plus de balade nocturne en solitaire, même sous la clarté de la pleine lune !

     

    NB : petite particularité de ce texte : aucun verbe.

     

     

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