• Quand le banal se met en scène...

    Voici une histoire totalement farfelue dont les personnages sont à la fois très extraordinaires et d’une incroyable banalité…

    *

     

    L’heure du bain

     

    Ouf ! C'’est l’heure du bain, enfin ! Après cette longue journée de boulot, c’est largement mérité ! Je suis sale comme mon pote Peigne qui vit à l’étage au-dessus et que je n’ai rencontré qu’en de rares occasions, tout à fait par hasard ! Soit dit en passant, je suis heureuse et soulagée que nous n’utilisions pas la même baignoire (Lol !)

    Un vrai hippy celui- là ! Toujours plein de cheveux comme Brosse, sa meuf qui est encore plus chevelue que lui !

    Bon, revenons-en à nos moutons ! Vous voulez savoir pourquoi je suis si dégueu en fin de journée ? C‘est à cause de mon taf : je suis "touilleuse". C’est ma principale fonction même si mes patrons m’utilisent à d’autres tâches de bouche à l’heure du dessert en particulier, comme cela aurait dû être le cas aujourd’hui.

    Que je vous raconte ma journée à présent.

    Aujourd’hui donc, c’était réception des Grandes Occasions dans l’entreprise : le repas du nouvel an que les patrons fêtent chaque année avec toute la famille. Mes copines et moi, tout comme les autres membres de l’honorable confrérie de la Ménagère en Argent à laquelle je suis si fière d’appartenir, nous avons été sorties très tôt du grand "dorbuffet" quatre étoiles de la Salle-à-manger, puis retirée une à une avec beaucoup de ménagement, de la mallette-lit très confortable que nous partageons. Passage des troupes en revue, obligatoire !

    La tenue se devait d’être parfaite : propreté impeccable, teint brillant, dos droit. Les tordus ou les ternis finissent inévitablement dans les casiers-lits de métal du "dortiroir" de la cuisine, réservé aux subalternes. Un lieu horrible d’après que j’en sais par ouï-dire, où règne une abominable promiscuité ! Les exclus de la Ménagère en Argent y finissent leurs jours sans plus jamais connaître ces moments de gloire et d’intense satisfaction que nous autres, employés exclusivement pour ces grands moments, sommes les seuls à vivre !

    Ouf, j’étais nickel chrome ! Les autres aussi ! Nous avons donc été disposés comme il se doit à la place qui nous revient. De même que mes amies Petites Cuillères d’Argent, on m’a installée au pied de deux potes des grandes occasions, Verre à Vin et Verre à Eau qui font partie de la confrérie des Verres en Cristal. Les membres particuliers de la joyeuse famille des Verres à Apéritif, ont été installés à part dans le salon. Quant aux gracieuses Flûtes à Champagne, elles ne nous ont rejoints qu’à la fin des agapes.

    Verres en Cristal et Couverts en Argent, nous étions tous au garde-à-vous autour de celles qui dominent généralement la tablée de leur incontestable majesté, ces dames Assiettes en Porcelaine à Liseré d’Or, héritage sacré légué à son fils par la mère du patron.

    Nous étions prêts pour le service ! Certains officièrent seuls, comme les Cuillères à Soupe, les Cuillères à Dessert et les Petites Cuillères, d’autres en doublon, comme les Fourchettes et les Couteaux, par catégorie et en respectant l’ordre donné.

    Pour ma part, afin que vous compreniez mieux mon état de saleté avant ce bain tant attendu, il faut que je vous raconte finalement à quoi j’ai servi et à qui surtout !

    J’étais à la disposition d’un enfant ! Ceci explique cela ! Il ne connaissait pas les règles en usage pour une Petite Cuillère en Argent digne de ce nom ! Il m’a trempée dans la mayonnaise, vous vous rendez compte ! Moi, dans de la mayonnaise ! Beurk ! Et plusieurs fois je vous prie ! Quel petit malotru ! Ils auraient dû lui prêter une des Cuillères en inox de la cuisine ! Pour pouvoir continuer à se servir de moi à sa guise, il m’a trempée dans son verre d’eau. Gloupsss ! J’ai horreur d’être ainsi baignée dans de l’eau froide sans savon ! Ensuite, il m’a essuyée sans délicatesse avec un coin de sa serviette !

    Et ça a continué ! Après le saumon mayonnaise, j'ai eu droit au foie-gras généreusement tartiné par le sale gosse -avec mon aide bien sûr- de compotée de figue et d'oignons confits et hop, trempette dans le verre d'eau !

    Puis ce fut la sauce du civet de sanglier "Grand-Veneur"! Nouvelle baignade forcée ! Pomme de terre en papillote tout juste sortie du four, ouille ! Ça brûle ! Vinaigrette, aïe ! Ça pique ! Il y a même un chien qui m’a léchée ! Dégoûtant ! Et chaque fois un tour dans Verre à Eau dont le contenu devenait de plus en plus infâme ! J’étais écœurée, lui aussi ! Pauvre Verre à Eau bafoué de la plus horrible des façons ! Servir de baignoire occasionnelle à une Petite Cuillère fût elle en argent, quelle indignité pour un Verre en pur cristal de Baccarat !

    Et je ne vous dis pas l’état de Serviette Blanche ! Tachée de partout, humide, froissée ! Comme tous les employés temporaires de ce sale gamin, elle avait hâte que ça se termine. Même Verre à Vin n’en pouvait plus ! Censé ne pas servir pour cet invité-là, on l’avait rempli d’un  jus de fruit trop sucré qui l’avait rendu aussi poisseux qu’un pot de miel ! Il détestait ça ! Quel déshonneur pour lui qui n’aimait rien autant qu’être  à-demi rempli comme il se doit, de grands crus millésimés blancs ou rouges !

    Pour en revenir à moi, j’ai terminé baveuse de mousse au chocolat, de coulis de framboise et de crème Chantilly ! Je n’ai même pas eu droit à un bon café bouillant qu’on amène aux grands invités dans ces jolies demoiselles Tasses à Café, en porcelaine blanche assortie à celle de leurs aînées Assiettes ! J’aurais touillé avec un plaisir intense ce délicieux breuvage fumant !

    Le petit sagouin m'a posée sans ménagement dans Assiette à son service, encore pleine de reliquats peu ragoûtants, en compagnie de Fourchette et de Couteau aussi sales que moi ! Il s’est essuyé une dernière fois avec Serviette Blanche si crasseuse qu’elle en aurait pleuré de honte, comme nous tous ! Puis il a quitté la table sans attendre d’en avoir la permission, en faisant tomber Chaise et en hurlant comme un goret qu’on égorge !

    Vous comprenez mieux à présent, je l’espère, pourquoi j’ai attendu l'heure du bain avec impatience ! Un bain de luxe réservé uniquement à nous autres, dignes membres du Service des Grandes Occasions ! Dans une jolie baignoire remplie d’eau chaude, parfumée, savonneuse à souhait. Nous y sommes lavés puis essuyés avec une délicatesse infinie, avant d’être déposés dans nos mallettes-lits capitonnées de satin champagne, elles -mêmes ramenées avec moult précautions jusqu’à l’imposant dorbuffet fleurant bon la cire d’abeille. Là, nous profitons alors enfin d’un long repos bien mérité jusqu’à la prochaine Grande Occasion !

    Tout compte fait, en dépit de ce type de désagrément pas si fréquent ma fois, je suis une touilleuse heureuse !

    Je pense parfois à nos collègues de la cuisine !

    Moins bien lotis que nous, ils doivent se contenter de la douche commune où ils sont lavés sans les douces mains de Maria et où ils sèchent seuls, enfermés jusqu’à ce que des mains secourables se rappellent qu’ils sont là. Parfois, c’est inimaginable pour moi, ils y passent même la nuit !

    Ça y est, c’est le tour des membres de la Ménagère en Argent ! En douceur, nous sommes plongés dans la baignoire …

    Ahhhh quel délice !

    ©A-M Lejeune

    (Extrait du recueil "Mes histoires farfadesques"  )

     

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  • Commentaires

    4
    Vendredi 22 Septembre 2023 à 04:39
    colettedc

    Bonjour Anne-Marie, quels désagréments pour cette petite cuillère en argent, hélas ! J'ai pris plaisir à te lire !!! Bon matin de ce vendredi. Bisous

    3
    Mercredi 20 Septembre 2023 à 15:05

    La pauvre cuillère en a vu de toutes les couleurs. 

    Quelle honte de garder la même de l'entée au dessert smile

    J'aime ce texte, bon jeudi.

    2
    Mercredi 20 Septembre 2023 à 12:07

    Coucou Anne Marie

    Je ne trouve pas ton histoire farfelue mais en adéquate avec ton imagination, si c'est le cas... Perso, j'ai eu il y a des années de cela des pouilleux au dessus de chez moi et des punaises de lits, impossible de les exterminées

    elles étaient tenaces, heureusement c'est du passé...Perso, je ne mets plus mes draps de lits à l'air, je préfère les changer plus souvent.

    Merci pour ce beau moment de lecture.

    Merci de m'avoir prévenu pour ma page commentaire, je l'ai écrit très tard...

    Bisous

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    1
    Mardi 19 Septembre 2023 à 22:46

    Sourire, ne dit-on pas que les objets ont une âme, voire la parole... La vie d'une cuillère, même en argent n'est pas de tout repos... sur ce bonne nuit, amitiés, JB

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